Vous pensiez l’image du scientifique bricoleur qui découvre au hasard de ses manipulations chaotiques ce qui fera avancer la recherche dépassée, voire caricaturale ? Eh bien vous avez dû être « scotchés » par l’attribution du Nobel de Physique aux découvreurs du graphène ! À l’heure où les sciences semblent se faire dans des labos équipés de matériel high-tech hors de porté des esprits populaires, et où les cerveaux chargés de faire progresser nos connaissances paraissent aussi éloignés de la compréhension du vulgaire, scotch et Nobel s’associe pour réaffirmer que la science expérimentale est avant tout affaire de bricolage, de tâtonnement et de hasard heureux.

Le mois dernier, un grand esprit français nous quittait, homme de science distingué en 1992 par le prix Nobel de Physique pour ses travaux sur les détecteurs de particules qui ont permis de sonder plus en détail les mystères de l’infiniment petit, Georges Charpak était aussi un scientifique amoureux de son travail et généreux lorsqu’il s’agissait de transmettre aux jeunes les savoirs actuels (on pense notamment à « la main à la pâte », dont il a été l’initiateur en France). À l’occasion des trop rares hommages que lui ont consacré les médias, on a pu le ré-entendre évoquer ses petits arrangements de dernière minute avec ses détecteurs de particules, déclarant en substance qu’on n’a pas idée de l’importance du scotch dans le développement de ces détecteurs. On imagine, non sans esquisser un sourire admiratif, Georges Charpak aux prises avec ces monstres de complexité armé de son scotch et de son intuition… Ce qu’il n’a jamais su, c’est qu’après sa mort, quelques semaines après seulement, le scotch et le Nobel étaient à nouveau réunis…

Le Nobel 2010, décerné à Andre Geim et Konstantin Novoselov pour leurs travaux sur le graphène, qu’ils furent les premiers à isoler en 2004, semble en effet à mille lieues de toutes les idées qu’on se fait de la physique d’aujourd’hui, et pour cause : leur Nobel ne tient, pour caricaturer, qu’à une mine crayon et un morceau de scotch ! Et c’est avec cela qu’ils ont découvert un nouveau matériau ultra-résistant, qui pourrait même révolutionner l’électronique, rien que ça.

Vous avez sans doute déjà vu du graphite, ne serais-ce que sur une feuille de brouillon où vous auriez crayonné quelques notes : les mines des crayons à papier sont en effet composées de graphite et d’argile, selon des proportions variables qui les font plutôt « grasses » ou plutôt « sèches » (ces fameux HB et autres symboles cabalistiques pour le non-initié aux arts plastiques que je suis). Le graphite est un cristal d’atomes de carbone qui est, depuis longtemps, utilisé pour écrire. C’est aussi un conducteur électrique, dont on se sert par exemple pour fabriquer des électrodes. Le graphène, qui a valu leur prix à nos deux chercheurs-bricoleurs, en est en quelques sortes un proche cousin. En fait, le graphite n’est ni plus ni moins qu’un empilement de couches d’atomes de carbone, ces couches étant le graphène. L’image ci-dessous représente un zoom extrême sur du graphite, mettant en évidence quatre couches de graphène liées.

Graphite

Jusqu’en 2004, personne n’avait réussi à isoler le graphène dont on connaissait cependant l’existence, parce qu’on ne savait pas comment s’y prendre. Et c’est là que le génie rejoint l’incongru dans la simplicité de la méthode employée par nos deux nouveaux prix Nobel : le décoller avec du scotch ! Oui, ça parait d’emblée inouï que ça ait pu fonctionner, et pourtant… Cette méthode, dite par « exfoliation », consiste tout simplement à coller un morceau de scotch sur le cristal de graphite pour, en le retirant, décrocher une très fine couche de graphite. On recommence le processus une dizaine de fois pour obtenir des échantillons d’épaisseurs très faibles (la manipulation n’est donc pas si simple que ça !), pour finalement les trier par des moyens optiques et récupérer ceux qui ne sont constitués que d’une couche : voilà notre graphène.

Le procédé est enfantin sur le papier (dans les faits, on s’en doute, il n’est pas évident à mettre en œuvre : les deux scientifiques ont bel et bien mérité leur prix !), mais il permet d’isoler un matériau aux propriétés phénoménales. D’un point de vue mécanique d’abord : pour une résistance à la rupture 200 fois supérieure à l’acier, le graphène est six fois plus léger ; sa résistance mécanique atteint allègrement les 42 milliards de Newton par mètre carré. Mais le graphène est peut-être encore plus prometteur en électronique, où il pourrait permettre dans un futur proche la réalisation de transistors ultra-rapides et très petits (de l’ordre du nanomètre), ses propriétés de conduction étant effectivement assez impressionnantes : les électrons se déplacent, dans le graphène, à environ 1 000 kilomètres par seconde, et la structure bidimensionnelle du cristal fait qu’il ne s’échauffe pas. Seul obstacle, désormais : la production. D’autres méthodes d’extraction du graphène ont été découvertes, et à l’heure actuelle, deux entreprises en produisent ; on assiste donc peut-être aux prémices d’une nouvelle génération de transistors. Le graphène n’est en tout cas plus un rêve inaccessible, tout n’est plus question que de temps !

Ce Nobel renoue donc avec l’image séduisante de l’expérimentateur, du scientifique bricoleur ; il perpétue ce que l’on peut appeler la « physique du scotch », l’expérimentation de tous les instants, l’esprit transgressant ses propres limites pour essayer et, à force d’essais, découvrir. En 2000, déjà, André Geim avait fait parlé de lui, en recevant un Ig Nobel, cousin comique du prestigieux prix qui cherche à mettre en lumière les travaux de scientifiques sérieux qui semblent farfelus, c’est-à-dire selon la devise du magazine qui en est à l’origine, mettre en lumière la « science qui fait rire, puis réfléchir ». À l’époque, Andre Geim avait été distingué pour avoir fait léviter une grenouille au moyen d’un puissant champ magnétique (sans dommage pour l’animal, histoire de rassurer les âmes sensibles), mettant en évidence le caractère diamagnétique de la grenouille ! C’est donc, avec Andre Geim, l’image de l’expérimentateur inépuisable, sur lequel on porte un regard bienveillant et admiratif, qui est réhabilitée ; un rappel que la science Physique est avant tout, de par son étymologie même, science de la Nature, et qu’on ne saurait donc l’étudier sans questionner directement la Nature par l’expérience. Ceux que les équations de la Physique effraient devraient méditer l’exemple de nos expérimentateurs du scotch, qui montrent bien que derrière les symboles et les chiffres, il n’y a rien d’autre que la Nature que l’on tente vaillamment de comprendre.