[MàJ : la manière dont Troy a été exécuté, son exécution suspendue à la dernière minute pour finalement avoir lieu un peu plus de quatre heures après, rajoute de l’inhumanité à l’injustice du traitement qu’il a subi. Ce petit jeu avec la vie du condamné à tort, avec ses espoirs, est scandaleux.]

« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. » (Jean Jaurès)

Il y a trente ans, le 18 septembre 1981, l’Assemblée nationale votait l’abolition de la peine capitale en France, mettant enfin un terme en Europe occidentale à la barbarie d’une Justice qui tue. Par-delà l’océan, cette nuit, comme un nauséabond écho, la Justice américaine s’apprête à assassiner Troy Davis, noir qu’on accuse du meurtre d’un policier blanc qu’il n’a sans doute même pas commis…

À l’instant où vous lirez ces lignes, Troy Davis sera probablement mort, empoisonné par les bourreaux américains. À l’instant où je les écris, il attend l’issue fatale. Lui qui n’a sans doute rien fait, lui qui n’a eu pour seul tort que d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment, attend sa mort dans un état qu’il serait même impossible de décrire par des mots. À l’heure où j’écris ces quelques lignes, Troy vit et respire encore. En Géorgie où il croupit, le ciel se fait menaçant. Derrière les murs de sa prison, des manifestants tentent désespérément de faire entendre raison au système inhumain qui l’oppresse. À travers le monde, d’autres rassemblements s’organisent, comme un début de veillée funèbre aux airs planétaires. Troy sait qu’il va mourir, la fin immuable de sa tragédie se dessine évidente à ses yeux comme aux nôtres ; mais ni lui, puisqu’il est homme, ni nous, devant son courage face à l’injustice, ne saurions nous y résigner…

J’essaie d’imaginer l’état de cet homme, à cette heure, lui pour qui le soleil qui chez moi est déjà couché ne se lèvera plus. Lui qui ne mangera plus. Lui qui ne verra plus ses amis, sa famille. Si l’assassin assassiné, déjà, est un scandale, il n’est pas de mot assez fort pour décrire l’horreur du meurtre par un État d’un citoyen innocent, car son dossier, en effet, est affreusement vide.

Les faits, puisque nous y sommes, se sont produits alors que je n’étais pas encore né. Troy, quant à lui, avait l’âge que j’ai aujourd’hui : dix-neuf ans. Il avait encore pour lui l’avenir, même si la couleur de sa peau devait déjà le handicaper. Mais en août 1989, son destin bascule. Le 19 de ce mois, un jeune policier, qui n’était pas en service, intervient pour mettre un terme à l’agression d’un SDF, mettant en fuite ses trois agresseurs. L’un d’eux, poursuivi, tire sur le policier et le tue. C’était il y a plus de vingt ans, quelque part dans la ville de Savannah, en Géorgie ; à un endroit où Troy eut le malheur de se trouver lui aussi. Bien vite, il fait figure de coupable idéal ; les témoins le désignent et, malgré l’absence de preuve matérielle ; malgré l’absence, même, de l’arme de crime, Troy est condamné à mort. Nous sommes alors en 1991.

Notre homme est donc expédié dans les couloirs de la mort sous la seule foi de neuf témoins, dont sept aujourd’hui ont fait machine arrière sous serment ! Sept de ses neuf accusateurs avouèrent en effet, par la suite, en 2007, avoir subi des pressions policières, ou même avoir eu peur de contredire la « version officielle ». Certains affirmèrent alors n’avoir en fait pas reconnu Troy comme l’agresseur. Pire que cela, un faisceau d’indices tend à montrer qu’un autre homme, Sylvester Coles, serait le meurtrier… « Le meurtrier était gaucher », se souvient un témoin. Troy est droitier ; et ce n’est là qu’un exemple d’incohérence mis au jour depuis l’affaire.

Ces révélations devraient terrifier les juges. Il n’en est rien. Elles ont pourtant secoué les jurés qui, en 1991, avaient condamné à mort Troy Davis. Alors que l’unanimité du jury est nécessaire pour prononcer une telle peine, plusieurs d’entre eux affirment aujourd’hui qu’au vu de ces nouveaux développements, ils n’auraient tout bonnement pas condamné Troy. Le dossier est vide, comme sont forcés de la constater toutes celles et tous ceux qui se penchent dessus quelques instants. C’est le cas par exemple du président Jimmy Carter, qui a fait savoir dans une lettre son opposition à l’exécution de cet accusé qui s’avère bien plutôt victime de la machine judiciaire.

Comme souvent, une fois le crime commis, il fallut pour calmer l’émoi trouver rapidement le coupable. Et à défaut, un coupable. Le noir Troy Davis, qui traînait par là, en fait un idéal ; qu’importe qu’il ne s’agisse pas de lui, l’important pour cette Justice américaine, bien plus que d’exhumer la vérité, c’est de mimer l’efficacité. Alors, selon ce que l’on appelle « l’effet tunnel » qui, déjà, a fait tant de mal à cet autre condamné à tort qu’est Hank Skinner, l’enquête glisse de la recherche du coupable à la recherche de preuves inculpant le coupable que l’on s’est choisi. On n’enquêtait plus, on cherchait juste des éléments accablant Troy Davis. Pauvre Justice…

Troy Davis, nous dit-on, a tué un policier… mais il n’y a pas de preuve ! L’arme du crime ? Volatilisée ! Aucun élément matériel ne vient accuser notre pauvre homme ; seuls l’accablent les témoignages de neuf personnes… dont sept, depuis, se sont rétractées, avouant même avoir menti pour bien paraître ! Condamner quelqu’un dans le doute, a fortiori à mort, est déjà impensable : le condamner alors qu’on a la quasi-certitude de son innocence est un non-sens. C’est un crime exécuté avec froideur par l’État. Malgré cela, malgré les doutes insupportables, pour ne pas dire les failles béantes du dossier, les juridictions de l’État de Géorgie restent sourdes. Les demandes de grâces sont machinalement rejetées.

Alors on mesure l’ampleur du scandale, la révolte qui s’empare de milliers d’hommes et de femmes de par le monde qui ressentent dans leur chair l’horreur de l’Injustice et la colère de l’impuissance. C’est cela qui transpire de ces manifestations dans les grandes villes de France et d’ailleurs, cela qui transparaît dans ces millions de messages sur les réseaux sociaux. Personne n’est indifférent, mais tous, moi le premier, nous sommes gagnés par cette amertume de ne rien pouvoir faire. On assiste au drame, il ne reste maintenant plus que quelques minutes. Je me souviens ici des lignes terribles par lesquelles Robert Badinter décrivait, dans l’Exécution, les derniers instants de Bontems, son client, qui fut guillotiné. Ces instants terribles où la Justice devient bestiale, où les hommes sombrent dans la cruauté légitimée. Quand la lame de la guillotine s’abat, le crime change de camp. Quand l’injection est terminée, l’assassin n’est plus celui qu’on croit. À l’heure qu’il est, on a dû proposer quelque médicament à Troy afin de le décontracter. Il n’est plus qu’à quelques mètres, et à quelques minutes, de sa mort.

Cette Justice qui tue ne grandit pas le « pays des libertés »… Aux États-Unis, secoués par cette affaire, les journaux prennent position. Pour l’abolition.

« Nous ne savons pas si Davis est innocent ou pas. Lui seul le sait, avance le Los Angeles Times que je cite à partir du Monde. Mais tant de doutes ont surgi depuis sa condamnation qu’il est impossible de dire avec certitude s’il est coupable. C’est pourquoi sa peine aurait dû être commuée en prison à vie, sans discussion, et c’est pourquoi la peine de mort doit être abolie. […] Cette exécution, si elle est menée à son terme, doit rappeler à tous les Américains l’injustice inhérente à une méthode de punition primitive. »

« D’un bout à l’autre des États-Unis, le processus légal de la peine de mort a prouvé son caractère discriminatoire et injuste, assène le New York Times. […] Cas après cas, les raisons s’accumulent pour abolir la peine de mort. »

La peine de mort, par essence définitive, ne saurait correspondre à un système humain, trop humain, et donc imparfait. Elle présuppose de plus, comme le rappelait il y a trente ans Robert Badinter, que les hommes puissent être totalement coupables, c’est-à-dire, totalement responsables, ce qui est absurde. La peine de mort est barbare. Des institutions qui tuent ne sauraient se targuer du nom de « Justice ».

Je repense, enfin, à Troy Davis tout près maintenant de son dernier souffle. J’essaie d’imaginer la souffrance mentale d’un homme avec la vie duquel on joue ; que l’on prévoie de tuer un jour pour finalement le tuer le lendemain. Quel est l’état d’esprit de celui qui se sait innocent, contre qui la machine s’abat cruellement, d’autant plus cruellement qu’elle lui procure de faux espoirs ? Troy sait que tout est fini, désormais. Il a adressé une dernière lettre à ses nombreux soutiens, parfois de poids, mais finalement sans effet. Quelques derniers mots d’un courage effroyable :

« There are so many more Troy Davis’. This fight to end the death penalty is not won or lost through me but through our strength to move forward and save every innocent person in captivity around the globe. We need to dismantle this Unjust system city by city, state by state and country by country.

I can’t wait to Stand with you, no matter if that is in physical or spiritual form, I will one day be announcing,

“I AM TROY DAVIS, and I AM FREE!”

Never Stop Fighting for Justice and We will Win! »