La situation géopolitique du Proche-Orient est d’une inextricable complexité – et c’est pourtant ce qu’il faut comprendre pour saisir à la fois d’où provient le mal qui nous frappe, et commencer à s’interroger sur la manière de le guérir. Sans prétendre simplifier à l’excès un contexte qui ne s’y prête guère, j’aimerais livrer quelques clés pour éclairer les enjeux du monde qui vient. Comprendre la situation, cela passe d’abord par la réponse à cette simple question : qu’est-ce que l’État islamique ?

L’État islamique en Irak et au Levant (Islamic State of Iraq and the Levant, Isis) est un groupe terroriste dont l’influence s’étend principalement en Irak, où il a émergé courant 2006, et en Syrie. L’expansion d’Isis a été favorisée par un contexte local fortement déstabilisé, dû avant tout à l’intervention militaire américaine de 2003 en Irak, et à l’affaiblissement du gouvernement syrien suite aux soulèvements des printemps arabes. Fort des puits de pétrole sur lesquels il a mis la main en Syrie (qui représenteraient près de 40 % de ses revenus), et de la domination qu’il impose aux populations des territoires qu’il conquiert, lui permettant de lever des impôts et d’extorquer des fonds (plus de 10 % de ses revenus présumés), Isis bénéficie d’un flux économique d’importance qui lui permet de financer ses opérations – flux estimé à près de 3 milliards de dollars par an, l’équivalent du PIB de pays comme le Burundi ou les Maldives1. Contrairement aux États classiques, Isis peut consacrer la quasi-totalité de ses fonds à ses actions belliqueuses.

Vaste zone d’influence, importance des flux financiers, armée, voire monnaie : est-ce à dire qu’Isis est un État ? La question revêt un enjeu politique certain. Qualifier Isis d’État, c’est lui concéder un certain prestige – c’est, aussi, rendre possible une guerre symétrique avec lui. La doctrine classique du droit international prétend généralement qu’un État digne de ce nom se doit d’avoir quatre éléments essentiels2 : une population, un territoire, une autorité souveraine (un gouvernement) et la reconnaissance des autres États. Certes, les frontières du territoire d’Isis fluctuent au gré des batailles et la souveraineté est morcelée mais, en dépit de ces difficultés, Isis installe des formes gouvernementales et ambitionne clairement de réussir sa mue : il bat monnaie, il impose avec plus ou moins de réussite un set de normes sur son territoire et il se dote d’une administration, de dirigeants (on pense à Abou Bakr al-Baghdadi), de fonctionnaires. Pire : l’organisation ainsi mise en place semble convenir aux habitants, davantage en tout cas que les systèmes corrompus qu’elle remplace en Irak et en Syrie3. À tout le moins, il convient donc de considérer Isis comme un proto-État4.

Carte d'Isis

Expansion territoriale d’Isis (mai 2015), source : Wikisource

Ce proto-État forme des soldats et des terroristes chargés de porter le conflit par-delà le Proche et le Moyen-Orient, afin de frapper les pays occidentaux au premier rang desquels les nations européennes. Théorisé par al-Souri, ce « nouveau jihad » a pour ambition de susciter la discorde dans les sociétés visées, en attisant la haine contre les musulmans pour qu’ils deviennent, en réaction de défense, de nouveaux soldats du jihad. Le politologue Gilles Kepel l’exprime en ces termes :

Les textes d’Abou Moussab Al-Souri, mis en ligne dès janvier 2005, sont très explicites. En multipliant les attaques contre des cibles faciles, on vise à ce que les sociétés occidentales, particulièrement l’Europe, perçue comme le ventre mou de l’Occident, sur-réagisse, que des gens aillent attaquer des mosquées en représailles et qu’ainsi, les musulmans de base soient confortés dans le sentiment de l’existence d’une islamophobie à leur encontre et se rangent derrière les activistes les plus radicaux.5

C’est donc bien d’Isis que proviennent les attaques qui nous ont frappé le 13 novembre et celles qui ont touché, aujourd’hui même, la capitale belge, Isis qui recrute à travers le monde de la « chair à canon » au moyen d’une communication finement huilée. À ce titre, nous sommes en droit de considérer Isis comme un agresseur. Le jus ad bellum nous permet dès lors de justifier une guerre de légitime défense pour faire taire la menace – cependant, le faut-il ? Et, s’il le faut, comment et avec qui ? Les réponses à ces questions sont d’une complexité insoupçonnable. Voyons pourquoi.

carte-sunnites-chiites-en

Au plan idéologique, Isis se fonde sur la volonté d’établir un grand califat sunnite, dans la veine du califat abbasside (750 – 1258), et affiche donc une hostilité marquée aux mouvances chiites. Chiisme et sunnisme sont deux branches de l’Islam qui polarisent les conflits régionaux au Proche-Orient6. Côté chiite, on retrouve principalement l’Iran, une partie de l’Irak et la Syrie gouvernée par un alaouite, Bachar el-Assad. À ce titre, Isis a probablement bénéficié, alors qu’il n’était qu’un groupe terroriste territorial luttant contre le régime de Damas, de soutiens financiers en provenance du Qatar ou d’Arabie Saoudite7. Les pays sunnites du Golfe auraient en effet saisi là l’occasion de « casser » avant qu’il ne soit trop tard l’émergence d’un « croissant chiite » (Liban – Syrie – Irak – Iran). Parallèlement, el-Assad a pour sa part rapidement compris qu’en laissant se développer Isis et en concentrant sa répression sur les révolutionnaires syriens, il mettrait l’Occident dans l’embarras : ceux qui s’opposeraient à lui s’identifieraient bien vite aux terroristes, qu’on ne pourrait aider. Aujourd’hui, chacun s’accorde cependant à considérer Isis comme un ennemi – partant, el-Assad et Damas, les pays occidentaux, les pays sunnites du Golfe et l’Iran chiite deviennent des alliés objectifs dans la lutte contre le terrorisme. Pour autant, chacun nourrit des objectifs secondaires bien différents, ce qui rend leur collaboration bien précaire. Le contexte géopolitique explique bien des revirements et permet de saisir à la fois la complexité du terrain, et le jeu de dupes qui s’y déroule. Rien qu’en Syrie, la multiplicité des ambitions suscite bien des troubles, comme l’illustre la vidéo suivante du Monde :

Depuis plus d’un an, une coalition internationale bombarde Isis sans que cela ne semble affecter grandement son développement. Nombre d’analystes estiment qu’à défaut de troupes au sol, ces bombardements sont vains. Alors, que faire ? D’abord, tenter autant qu’il est possible de couper les flux économiques en direction d’Isis. En vendant son pétrole et son gaz en contrebande à des prix compétitifs, Isis s’assure une manne financière non négligeable à notre détriment : la Turquie, par exemple, figure sans doute parmi ceux qui achètent ce pétrole à moindre coût. Ensuite, il faut clairement savoir ce que l’on veut – et une fois que l’on s’est décidé, faire ce qu’il faut pour l’obtenir. Je ne sais pas s’il est dans notre intérêt d’anéantir militairement Isis. Cependant, si l’on estime qu’il faut le faire, alors il faut accepter de mener une véritable guerre au sol, avec des partenaires qui, à l’instar des soviétiques pendant la Seconde Guerre, peuvent sembler contre-nature : el-Assad et la Russie notamment. Il y a toutefois des raisons de s’interroger : l’histoire est riche d’exemples récents d’interventions menées afin d’affaiblir ou éliminer des foyers terroristes – et leurs résultats, en Afghanistan ou en Irak, sont-ils conformes à nos attentes ? Mais que faire autrement – car l’inaction ne semble pas à même de résoudre grand chose ? S’il y a au moins un enseignement à tirer de tout cela, c’est donc qu’il n’y a pas de solution simple, que le Proche-Orient est lézardé de conflits intestins, que la politique étrangère doit d’abord être menée dans notre intérêt avant de chercher à la mener en vertu de je ne sais quelle bonne intention – or cet intérêt n’est pas évident à trouver. Il faut donc se méfier de ceux qui nous proposeraient des solutions toutes faites, en commençant leurs phrases par des « il suffit de ».

Risquons toutefois une réponse, affreusement réaliste, et éminemment discutable. Lorsqu’une maladie s’installe dans un organisme et menace sa survie, il y a deux conduites possibles : par un traitement symptomatique, on peut réduire les effets du mal, avec l’espoir qu’il partira de lui-même. C’est ainsi que l’on soigne la grippe, en faisant tomber la fièvre et, surtout, en attendant qu’elle passe. Par un traitement de fond, cependant, on peut chercher à éliminer le mal comme lorsqu’on ôte une tumeur cancéreuse. Isis, que l’Occident a certes contribué à mettre sur pieds (que ça soit en intervenant militairement aux Proche et Moyen-Orient, en n’intervenant pas à d’autres instants, notamment en Syrie, ou en le finançant par divers canaux), ne disparaîtra pas de lui-même. Il semble qu’il n’y a pas d’autre moyen, pour protéger la vie des citoyens du monde qu’Isis veut anéantir, que d’éradiquer la source du mal. Ce simple postulat de départ semble emporter, presque mécaniquement, toutes les conclusions de l’action efficace : alors il faut intervenir au-delà des simples bombardements, alors il faut sacrifier la vie de soldats pour protéger celles des femmes et des hommes libres, alors il faut accepter de prendre le risque de semer encore davantage de chaos. Dans sa chute, le proto-État islamique entraînera sans doute bien des choses auxquelles nous tenons – mais il les menace de toute façon tandis qu’il vit encore. Le fracas de son effondrement fera trembler toute une région, sinon le monde dans son ensemble. Cependant, sans thérapie de fond, nous aggraverons les thérapies symptomatiques – politiques toujours plus sécuritaires – qui hypothèquent nos libertés sans plus nous protéger, comme on le voit. Après tout, comme l’avançait Bismarck, « une fin désastreuse vaut mieux qu’un désastre sans fin ».

Une version précédente de cet article avait été publiée dans la revue des étudiants en Philosophie de Strasbourg au lendemain des attentats du 13 novembre.

  1. Les données économiques mises en avant sont issues de :  « The Islamic State (IS) - How the World’s Richest Terrorist Organization Funds its Operations », thomsonreuters.com []
  2. Voir par exemple l’article premier de la Convention de Montevideo : « L’État comme personne de Droit international doit réunir les conditions suivantes : I. Population permanente. II. Territoire déterminé. III. Gouvernement. IV. Capacité d’entrer en relation avec les autres États. » []
  3. Voir à ce sujet : The New York Times, 22 juillet 2015, p. A1 : « Built on Terror, ISIS Is Planting Roots to Govern » []
  4. C’est-à-dire un État auquel il ne manque que la capacité d’établir des relations internationales, comme le suggère Mathieu Guidère dans : Mathieu Guidère, Terreur, la nouvelle ère, Paris, Autrement, mai 2015 []
  5. Interview pour La Croix, « Gilles Kepel : “Pour les salafistes radicaux, les chrétiens font partie des cibles légitimes” », avril 2015 []
  6. Pour une géopolitique du chiisme contemporain, voir : Antoine Sfeir, L’Islam contre l’Islam, Paris, Grasset, 2013, p. 143-199 []
  7. Cf. La Croix, « Qui soutient l’État islamique ? », août 2014 []