« Pour connaître et juger la vie, il n’est même pas besoin d’avoir beaucoup vécu,
il suffit d’avoir beaucoup souffert. »
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

L’humanité s’est longtemps imaginée comme embarquée sur un navire dont le gouvernail ballottait. Au fil de sa longue histoire, elle s’est fixée bien des caps, et a souvent cru voguer vers d’autres vies, guidée par maints soleils – elle croyait aux cieux ou aux utopies, à la vérité ou à la raison. Elle a même cru à l’amour. Mais depuis bien longtemps, la tempête a ravagé l’embarcation : il ne reste désormais plus que quelques radeaux, emportés çà et là par la course des mers ; des débris dispersés et des humains en déshérence. Que savons-nous du monde où nous sommes projetés ? À quels fétus de paille pouvons-nous nous raccrocher, nous qui sommes perdus au beau milieu de l’océan ?

Précarité du monde

Pour juger de l’existence, il faut bien la connaître, et d’abord embrasser ce qu’elle peut rassembler. Je crois opportun de définir ici la nature comme l’ensemble des choses dont on peut faire l’expérience. Ainsi perçue, elle est bien plus riche que les amas d’atomes fantasmés par les matérialistes ou les scientifiques les plus obtus : elle est faite d’objets et d’idées, de passions et de couleurs, d’étoiles et de sang, de logiciels et d’êtres humains, de vie et de pensées, et de bien d’autres choses encore. Elle n’a cependant rien d’un rêve. Son étoffe est tissée de choses qui sont telles qu’elles nous apparaissent – et, puisque nous faisons quotidiennement l’expérience du sang, des couleurs, de la pensée ou de la vie, ces choses existent telles qu’on les perçoit, sans distorsion, et sans nécessiter non plus d’appel à quelque réalité infinitésimale pour en rendre compte.