Les choix auxquels nous devons faire face dans la vie courante sont souvent ambivalents, qu’il s’agisse de mener une guerre pour se défendre d’un agresseur, ou de tester des molécules sur des êtres sensibles afin de mettre au point un médicament à même de préserver des millions d’autres vies. Ils ont des conséquences néfastes en même temps que positives : la guerre va mettre en péril des populations innocentes, mais elle est nécessaire pour en sauver d’autres ; et les essais cliniques vont faire souffrir animaux ou humains, même s’ils épargneront à terme souffrances et morts à d’autres. L’action bonne se présente rarement dans sa pureté, sans mélange ; souvent, il faut accepter de mauvais effets pour atteindre un but que l’on estime meilleur. Dès lors, comment distinguer une concession acceptable d’une autre qui ne le serait pas ? Peut-on tuer légitimement l’homme qui menace notre vie ? À quelles conditions ?

C’est pour tenter de répondre à ce genre de questions que le dilemme du tramway a été forgé par Philippa Foot1. Dans sa version initiale, un tramway fou avance sur une voie où se trouvent cinq personnes, qu’il tuera s’il les percute. Cependant, il est possible d’activer un levier qui aiguillerait le tramway sur une autre voie où, cette fois, il n’y a qu’une personne. La question qui se pose, dès lors, est la suivante : activeriez-vous le levier ? Pour la plupart des gens, cela semble être la conduite adéquate : si l’on regarde la situation d’ensemble, en effet, nous préserverions ainsi la vie de cinq personnes. L’intérêt de cette expérience de pensée réside cependant dans les variations qu’on peut lui faire subir. On peut supposer, par exemple, qu’il n’y a pas de levier, mais que le sujet est sur un pont qui surplombe la voie ferrée, et que le seul moyen d’interrompre la course folle du tramway est de faire tomber sur les rails une masse importante – et par chance (?) un homme obèse se trouve au bord du pont2. La question, dès lors, se transforme en : le pousseriez-vous ? Pour la plupart des gens, cette fois, il serait immoral de pousser l’homme obèse pour stopper le tramway, quand bien même le résultat serait le même que dans le cas du levier. Se demander pourquoi permet d’éclaircir les concessions acceptables et celles qui ne le sont pas.

La littérature est dense à ce sujet, et les variations de l’expérience de pensée du tramway fou sont légion, afin d’illustrer les principes ou les raisons qui peuvent justifier qu’on accepte, parfois, un effet néfaste que l’on considère, à d’autres occasions, comme totalement immoral. Le point consiste à s’appuyer sur nos intuitions morale afin de valider ou d’infirmer certains principes moraux, comme la doctrine du double effet3, permettant ainsi de dégager des critères pour juger des choix moraux ou non dans le cadre d’alternatives où des effets néfastes se produisent quoi qu’il arrive. Remarquons au passage le présupposé d’une telle démarche : nos intuitions morales devraient avoir une valeur morale. Des conséquentialistes objecteraient sûrement (à raison ?) que nos intuitions morales flouent plutôt notre jugement ; pour ceux-là, si l’on est tenté intuitivement de différencier le cas du levier de celui de l’homme obèse, cela ne peut être qu’une erreur, car dans les deux cas il faut opérer le sacrifice pour promouvoir le plus grand bien pour le plus grand nombre.

Mais là n’est pas l’objet de mon propos. Récemment, l’association L214 a publié sur sa page Facebook une vidéo, reprenant la fameuse expérience de pensée du tramway fou, afin d’en faire un argument végan :

Si l’expérience du tramway y tient une place de choix, c’est à titre d’analogie seulement. Certes, l’expérience du tramway est, ainsi que le souligne la voix off, « peu réaliste » – mais elle ne devient pas davantage réaliste lorsqu’on change les humains pas des bêtes et qu’on libère la seconde voie ! Le choix végan ne consiste pas à activer un levier, mais bien à acheter puis manger ou utiliser des produits non-animaux. Dans le premier cas, les conséquences sont immédiatement perceptibles et, surtout, ne pas activer le levier ne conduit à aucune satisfaction, sauf pour le sadique ; dans le second, les conséquences néfastes sont diluées dans la chaîne commerciale, mais surtout : la consommations de produits animaux conduit à une satisfaction (sanitaire, gustative, esthétique, etc.). L’analogie proposée a donc un (petit) avantage et un (gros) inconvénient. Elle permet de mettre en lumière des conséquences qu’on ne voit pas ou plus : un steak est le morceau du cadavre d’un animal qui, quelques jours auparavant, vivait et respirait encore. Mais elle passe complètement à côté de la réelle difficulté : celle de l’effort à produire. La voix off commente qu’il n’y aurait « aucune victime ou conséquence à tirer ce levier ». Notons que, s’il n’y avait aucune conséquence, il serait vain de se demander s’il faut tirer le levier (il y a bien au moins une conséquence : celle de sauver cinq animaux). Mais plus fondamentalement, il faut que le sujet actionne le levier, ce qui n’est pas sans conséquence sur sa vie, et nécessite un effort.

« Actionner le levier » implique de changer ses habitudes, ce qui ne va pas sans coût : il faut repenser son quotidien, s’acclimater à de nouvelles saveurs, faire le deuil de certains délices et de certaines facilités. Il faut, en un mot, se rééduquer soi-même, ce qui n’a rien d’une sinécure si l’on considère que rien ou presque, dans notre éducation mainstream ou dans la société contemporaine, ne nous y pousse. Certes, ces obstacles ne sont pas éthiques, en ceci qu’ils n’altèrent pas l’axiologie de l’action : tuer un animal reste mal, qu’il nous soit aisé ou difficile de nous en prémunir. Mais ils peuvent rendre compte de l’inertie, tant de la masse des gens prise in toto, que de chaque individu. On peut se sentir coupable d’avoir une consommation carnée lorsqu’on prend conscience des souffrances animales qu’elle implique, sans parvenir à mobiliser l’énergie nécessaire pour faire changer les choses. Aristote définissait déjà la vertu comme une disposition à agir de telle ou telle façon (ἕξις), disposition qui s’éduque et, le cas échéant, se rééduque. La vertu éthique est le résultat d’un long processus de maturation, d’une discipline qu’on se donne à suivre, et donc, d’un effort.

Certains consentiront plus aisément à produire cet effort que d’autres ; et il en est, probablement, qui peuvent abruptement décréter un véganisme infaillible, mais même ceux-là devront modifier leurs habitudes et réviser leur mode de vie. Il semble que l’alternative végan soit choisie lorsque la culpabilité surpasse le coût du choix. L’excellence morale ne se décrète pas comme l’on actionne un levier : elle se conquiert, contre des habitus ancrés en nous depuis l’enfance et qu’il nous faut dépasser ; contre des normes sociales ; etc. L’ignorer conduit les promoteurs du véganisme à sombrer dans un radicalisme inefficace, parce que culpabilisant et méprisant. Jeter l’opprobre sur qui consomme de la viande est sans doute un moyen bien moins efficace de défendre la cause animale que de chercher à lui expliquer les conséquences d’une telle consommation, et surtout de lui fournir les moyens de changer de régime alimentaire. Réduire le coût de la transition, c’est-à-dire participer à l’effort d’autrui, est un bien meilleur service que l’on peut rendre à l’ensemble des êtres sensibles.

Le même genre de raisonnement relatif à l’effort s’applique au cas du polyamour : sur le papier, il est aisé de démontrer l’immoralité de l’exclusivité sexuelle, mais elle reste difficile à éradiquer en pratique. Laissons la parole à Nietzsche ;

Celui qui aime veut posséder, à lui tout seul, la personne qu’il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement et habiter l’autre âme, y dominer comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l’on considère que cela ne signifie pas autre chose que d’exclure le monde entier d’un bien précieux, d’un bonheur et d’une jouissance : que celui qui aime vise à l’appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu’il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste de tous les conquérants et exploiteurs ; si l’on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde semble indifférent, pâle, sans valeur et qu’il est prêt à apporter tous les sacrifices, à troubler toute espèce d’ordre, à mettre à l’arrière-plan tous les intérêts : on s’étonnera que cette sauvage avidité, cette injustice de l’amour sexuel ait été glorifiée et divinisée à un tel point et à toutes les époques, oui, que, de cet amour, on ait fait ressortir l’idée d’amour, en opposition à l’égoïsme, tandis qu’il est peut-être précisément l’expression la plus naturelle de l’égoïsme.4

Dans la condamnation nietzschéenne gît toute idée d’amour sexuel. Cependant, ce qu’il critique n’est pas tant l’amour en lui-même que son exclusivité (les deux devaient lui sembler inséparables, mais nous sommes en droit de penser l’inverse). Le polyamour, parce qu’il soustrait la relation au régime de la propriété, libère le sentiment et ne privilégie pas arbitrairement un amant parmi la cohorte des prétendants, est un choix moralement préférable à l’exclusivité. Sans doute peut-on même se persuader qu’il est un bien meilleur moyen de promouvoir le plus grand bien pour le plus grand nombre. Dans les faits, adopter un mode de vie polyamoureux n’est toutefois pas sans coût – vis-à-vis de la société, de soi-même ou des partenaires. Le végan qui stigmatise autrui parce qu’il a une consommation carnée, sans mesurer qu’autrui sait probablement ce que cela implique moralement mais n’a pas encore réuni le courage nécessaire pour en changer, devrait songer qu’il en va d’autrui pour la viande comme de lui pour le polyamour – ce qui devrait, au moins, l’inviter à l’humilité.

La vidéo soulève enfin un dernier problème, peut-être moins crucial et davantage sémantique, mais révélateur encore de la radicalité d’une certaine partie du mouvement végan : l’alternative « végan » est arbitraire. Une certaine forme de végétarianisme peut tout aussi bien convenir : un végétarien qui mangerait les œufs de poules qu’il élève et qu’il choie, mais se passerait de lait, ne serait complice d’aucun massacre, directement ou indirectement. Si l’argument se tient, il se résume de la façon suivante : on peut manger sans tuer – ce qui n’implique pas qu’on ne puisse rien manger qu’un animal ne produise. Des consommations éthiques de produits animaux (œufs, laines ; peut-être même laits, ou viandes) sont envisageables – en l’ignorant, le végan prend la conséquence de son principe pour principe et sombre dans un dogmatisme. Le but est de ne pas faire souffrir, non de ne pas user de produits animaux (cela n’est qu’un moyen d’atteindre le but, lorsque ces produits naissent dans la souffrance). Dès lors, s’interdire une telle consommation pour des raisons éthiques n’a plus grand sens, mais trahit un jusqu’au-boutisme qui, me semble-t-il, nuit finalement à la cause qu’il entend défendre.

Il faut que les défenseurs de la cause animale acceptent ce double état de fait que, (1) il faut aider plutôt que culpabiliser, et (2) il ne faut pas inverser les fins (ne pas faire souffrir) et les moyens (ne pas consommer de produits animaux), sans quoi le véganisme devient un radicalisme inutile.


Annexe : la doctrine du double effet

Puis-je tuer celui qui menace ma vie ? Augustin occupe, dans ce débat, une position radicale : il défend tout homicide, même en état de défense, et quand bien même il nous en coûterait la vie, car l’homicide est un péché5. Aussi vaut-il mieux perdre la vie que son âme, ce que semble accréditer Paul dans l’Épître aux Romains : « Mes biens-aimés, ne vous défendez pas vous-mêmes »6. Par extension, il semble que tout acte qui entraîne une conséquence néfaste soit à bannir : on ne peut accepter de faire le mal, même pour faire le bien. Reste cependant que la conséquence néfaste peut être un effet accidentel de l’acte, et non en constituer le cœur. On peut ne pas le vouloir, mais devoir s’en accommoder lorsqu’on veut autre chose que lui. C’est ce que remarque Thomas d’Aquin : « Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets, dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme nous l’avons dit, accidentel à l’acte. »

En distinguant le but voulu de ses conséquences accidentelles, éventuellement néfastes, Thomas d’Aquin offre un cadre doctrinal à même de justifier des actes qui nous paraissent intuitivement acceptables – par exemple, la légitime défense. La tradition a consacré ce cadre sous le nom de « doctrine du double effet ». Il n’est pas moralement bon de tuer son agresseur, mais il est moralement bon de préserver sa propre vie, même si cela implique de lui ôter la sienne, pour peu qu’il n’y ait pas d’autre solution ou, pour le dire avec les mots de Thomas d’Aquin, pour peu que l’effet néfaste soit « proportionné à sa fin ». En conséquence, pour qu’un acte soit acceptable suivant la doctrine du double effet, il faut : (1) que le but de l’agent (son intention) soit bon, et que les effets néfastes ne soient que des accidents, et (2) que les (éventuels) effets néfastes soient proportionnés au but, c’est-à-dire compensés par le but. Le fait qu’il produise un effet mauvais ne suffit donc pas à disqualifier un acte, pour peu que ces conséquences néfastes ne soient pas voulues, et qu’elles soient compensées par le bien qu’elles permettent.

Ce qui semble élégant sous la plume de Thomas d’Aquin se révèle toutefois limité à l’épreuve des faits : si l’on imagine, avec Philippa Foot, un groupe de spéléologues qui se retrouve coincé dans un boyau parce que l’un d’entre eux, trop gros, en boucherait la sortie ; et si l’on imagine aussi que ces spéléologues disposent de dynamite (l’imagination de Foot est sans borne), il serait légitime pour les pauvres explorateurs emprisonnés de dynamiter leur collègue, ce qu’ils pourraient justifier en disant : « Nous ne voulions pas le tuer, mais le faire voler en morceaux afin de libérer la sortie. » Ce cas limite illustre la difficulté à tracer une frontière nette entre ce qui relève du but poursuivi et de la conséquence néfaste : dans quelle mesure la conséquence néfaste fait-elle partie de l’acte, jusqu’à se confondre avec lui ? Par ailleurs, si l’on reprend la variation du dilemme du tramway qui fait intervenir un homme obèse, difficile de la différencier, du point de vue de la doctrine du double effet, de la version initiale où l’homme obèse se trouverait sur la seconde voie – or les réponses intuitives diffèrent dans l’un et l’autre cas, ce qui semble induire l’inadéquation de la doctrine du double effet à nos sentiments moraux.

  1. Philippa Foot, « The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect », Oxford Review, No. 5, 1967 []
  2. Cf. Judith Jarvis Thomson, « The Trolley Problem », The Yale Law Journal, Vol. 94, No. 6, 1985 []
  3. Cf. l’annexe à la fin de ce billet []
  4. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. Henri Albert, 1901, § 14 []
  5. Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, qu. 64, art. 7 []
  6. Rm 12.19 []