En mémoire de Sammy,
À Loki et Ponpon,
Regards consolateurs…

Il y a chaque jour des animaux qui meurent et qui souffrent injustement, et pourtant nous nous en accommodons, bercés par ce mensonge universel : l’homme est un animal exceptionnel qui a des droits sur l’ensemble de la Création, et tient une place à part au sein de la totalité du vivant. Ce préjugé a pour lui la force tenace de la tradition et, s’il perdure, c’est à la fois parce que les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre lui sont trop peu entendues, en particulier par le monde ancien, et parce que le renversement de ce paradigme exceptionnaliste aurait un retentissement sans égal dans l’histoire de l’humanité, remettant en cause nombre de nos certitudes et de nos conforts. Nous ne pouvons donc pas dire que nous ignorons la souffrance animale ; de plus en plus, elle remplit les journaux. En réalité, nous ne voulons pas la voir, car nous estimons n’avoir à prendre en compte que la souffrance et les intérêts des êtres humains. Notre considération éthique s’arrête là où l’humanité prend fin – toute personne, semble-t-il, est forcément humaine et la justice, se dit-on, n’est que l’affaire des hommes.

Je crois que ce présupposé est faux, que beaucoup d’animaux méritent d’être considérés comme des personnes, et que la justice nous oblige au-delà des barrières spécifiques. Comme les nouveaux-nés, cependant, les animaux sont muets. Ils n’écrivent pas de livre et ne plaident dans aucune cour. À bien des égards, ils sont à la merci de l’homme. De prime abord, on ne risque rien à les exploiter – et de fait, on peut les dépouiller aisément, et s’enrichir ou s’engraisser sur leur dos, parfois littéralement. Ne risque-t-on vraiment rien ? Tant qu’on les voit de loin, qu’on s’évertue à dissocier le steak de l’animal mort, cette mystification peut tenir. Lorsqu’on croise le regard d’un veau agonisant, elle devient plus difficile à admettre. Finalement, elle laisse un goût amer et lancinant, pour qui accepte d’être un peu honnête avec lui-même. L’immoralité corrode l’âme comme un poison, et souille durablement l’esprit, comme le sang les mains de lady Macbeth. La culpabilité qu’on ressent confusément lorsqu’on passe près d’un abattoir ou qu’on voit les images des traitements atroces infligés aux bêtes qu’on met à mort1 invite à l’enquête rationnelle : et si les animaux méritaient aussi qu’on les traite avec respect ? Et s’il fallait aussi rendre justice aux bêtes ? L’ambition de cet essai est de démontrer, sur les ruines du préjugé exceptionnaliste, que les animaux aussi ont des droits, et que l’ensemble des animaux sentients, hommes inclus, mérite notre égale considération. « La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en tout liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force, écrit Milan Kundera à la fin de L’insoutenable légèreté de l’être. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la faillite fondamentale de l’homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. »2

La faillite fondamentale de l’homme

L’histoire des liens entre les êtres humains et les autres animaux semblait s’amorcer sur de bonnes bases : le chien, plus vieil ami de l’homme, a su construire avec ce dernier une relation gagnant-gagnant extrêmement tôt. Comme le souligne Yuval Noah Harari, « l’évolution concomitante des chiens et des hommes leur permit de communiquer fort bien les uns avec les autres »3. Le loup a trouvé dans la proximité humaine l’occasion d’une nourriture plus facile, et l’homme a bientôt vu en lui l’opportunité d’une aide pour la défense et la chasse. Il serait donc plus juste de dire que c’est le chien qui a domestiqué l’homme, et non l’inverse ; ou plus exactement que le chien s’est laissé domestiquer par l’homme4. L’exemple paradigmatique de domestication a ainsi ceci d’intéressant qu’il ne semble pas reposer sur une domination spécifique, mais plutôt sur une coopération. Au fond, sans doute que le loup percevait aussi l’homme comme un moyen, et réciproquement, mais aucun n’a exploité les qualités de l’autre en ne le traitant que comme un moyen. On sait notamment que lorsqu’un chien et un humain plongent chacun leur regard dans celui de l’autre, tous deux expériencent une montée d’oxytocine (une hormone reliée aux comportements sociaux, tels que la confiance ou la coopération5) – atteignant le même niveau qu’une mère et un enfant qui se regardent dans les yeux6.

Cette belle histoire a le mérite de montrer que, dès les origines, une relation respectueuse avec nos cousins animaux non-humains est envisageable. Mais pour une belle histoire, combien de drames ! Ce rapprochement du loup et de l’homme masque mal en effet l’envergure de la domination que l’homme a cherché à imposer aux autres animaux, domination qui devait servir d’exemple paradigmatique aux discriminations futures au sein de l’humanité elle-même. L’homme a vraisemblablement commencé comme charognard plutôt que comme chasseur, avant qu’il ne développe des outils et des modes de coopération efficaces lui permettant de pallier une relative fragilité physique7. Son alimentation était alors essentiellement végétale, mais supplémentée comme pour les grands singes par une consommation carnée épisodique, quoique nécessaire – régime alimentaire qui allait rapidement être remis en cause par l’encéphalisation. Le développement rapide de la taille du cerveau, et donc l’augmentation de sa consommation d’énergie, ne fut en effet possible qu’au prix d’une économie de la consommation énergétique d’un autre organe gourmand. Leslie Aiello et Peter Wheeler remarquent ainsi que le système digestif requiert lui aussi extrêmement d’énergie, et que l’intestin humain est plus petit qu’attendu. Ils suggèrent donc que c’est en réduisant l’ampleur du système digestif que le cerveau a eu l’occasion de croître8. Un tube digestif plus petit n’est cependant compatible qu’avec « une nourriture de haute qualité, facile à digérer »9 ; les vaches ont un système digestif très long, au contraire des carnivores chez qui il est très court. L’apparition du feu, permettant la cuisson des aliments10, et l’augmentation de la part des fruits à coque, des graines et de la viande dans le régime alimentaire11, ont permis de subvenir aux besoins énergétiques de l’homme au prix d’un système digestif moins important, libérant de l’énergie pour le développement du cerveau12.

La consommation de viande a ainsi eu son intérêt pour le développement du cerveau d’homo sapiens, et constitue un facteur clé (bien que non exclusif) de la révolution cognitive. Devenu chasseur, l’homme nomade s’est mis à suivre les troupeaux de ses proies et il a pris conscience de l’impact de sa chasse sur le troupeau lui-même : en épargnant les brebis fertiles, il pérennisait le groupe des moutons sauvages. Bientôt, il s’aperçut aussi qu’il avait tout intérêt à défendre le troupeau des autres prédateurs, et que cela était plus aisé lorsqu’il le confinait dans un endroit étroit. Ce confinement permit en outre une sélection plus fine : en éliminant les éléments les plus agressifs et les moins obéissants, l’homme a créé des espèces plus dociles. Progressivement, l’élevage vit ainsi le jour13. Contrairement à la domestication du chien, celle des proies est marquée dès l’origine par un rapport de subordination. « Ces animaux domestiqués – moutons, poules, ânes et autres – fournirent nourriture (viande, lait, œufs), matières premières (peaux, laine) et force musculaire. Jusqu’ici accomplis par les hommes, les transports, le labourage, le moulage et d’autres tâches furent de plus en plus délégués aux animaux. »14 Une relation inédite, mais destinée à un avenir radieux, vit alors le jour : l’esclavage. C’est à cet instant que l’on peut faire remonter ce que Kundera appelle la « faillite fondamentale de l’homme »15. Ce que nous nommons pudiquement « domestication » n’est en effet rien d’autre qu’un asservissement.

Le regard porté sur les animaux changea alors : tandis qu’ils vivaient à leurs côtés, les êtres humains les considéraient comme des égaux. Ils partageaient le même monde. Souvent, les animaux peuplaient leurs mythes. Dès lors qu’ils les asservirent pour améliorer leur condition, les hommes ont dû prendre de la distance : « les éleveurs et les fermiers adoptèrent des mécanismes de détachement, de rationalisation, de déni, et des euphémismes pour s’éloigner de leurs captifs sur le plan émotionnel. »16 C’est probablement à cet instant que l’être humain a commencé à se penser différent des autres bêtes, et à justifier par force récits mythiques une domination sur le reste des animaux. C’est aussi à ce moment qu’apparurent nombre de dispositifs de domination – liens, castrations, énucléations, enfermement, menaces, punitions. Comme en écho, la violence de l’asservissement animal contamina ensuite les relations humaines, puisque « la domination humaine sur les créatures inférieures fournissait une analogie mentale sur laquelle s’appuyaient nombre d’organisations politiques et sociales »17. Les sociétés se hiérarchisèrent, et les dispositifs qui asservissaient les bêtes purent bientôt servir à maintenir l’ordre parmi les humains. Il n’est guère étonnant, remarque ainsi Karl Jacoby, « que la région qui fournit les premières preuves d’agriculture, le Moyen-Orient, soit aussi celle qui fournit les premières preuves d’esclavage »18. L’exploitation des animaux a ouvert la boîte de Pandore et a permis l’exploitation de l’homme par l’homme, en fournissant tout à la fois les dispositifs concrets et les concepts19.

L’intuition de Kundera, selon laquelle l’asservissement des animaux est une faillite « si fondamentale que toutes les autres en découlent »20, est donc d’une insoupçonnable profondeur. Le lien entre l’esclavage, le sexisme, le racisme, l’homophobie, etc. et l’exploitation animale, n’est pas qu’un rapport analogique. Cette dernière constitue bien plutôt le paradigme de tous ces autres errements, et l’ouvrage de Patterson en fournit une démonstration époustouflante. Des premières descriptions des Africains ou des Amérindiens comme des bêtes et des singes21 aux plus récents arguments contre le mariage des homosexuels, qui assimilent le comportement de ces derniers à des actes bestiaux, le rabaissement d’autrui, prélude aux discriminations, voire aux exterminations, s’amorce toujours par son animalisation : comparé au singe, au cochon ou au cafard, autrui semble alors mériter le même traitement que ces animaux. On rechignerait à maltraiter des hommes, mais depuis la révolution agricole, le ver est dans le fruit : nous tenons pour acquis qu’il est légitime de maltraiter les bêtes. « En approfondissant son étude de la Shoah, Judy Chicago apprit qu’une étape essentielle pour être capable de massacrer des êtres humains est de les déshumaniser, de les ghettoïser, de les affamer, de les faire vivre dans la crasse et de les brutaliser – bref, de les transformer en “sous-hommes”. En qualifiant constamment les Juifs de “vermine” et de “cochons”, le régime nazi avait convaincu les Allemands qu’il était nécessaire de les détruire. »22 Concepts, mais aussi dispositifs concrets : déplacés dans des wagons à bestiaux, les Juifs étaient conduits dans des camps d’extermination calqués sur les abattoirs industriels. La domination des autres animaux a tout d’un péché originel : elle offrit des concepts, des méthodes et des outils que l’homme a retourné contre ses propres frères. Au cœur de cette domination, il y a l’idée que l’homme se distingue des autres bêtes, qu’il occupe une place privilégiée. Qu’il n’est pas, en un mot, un animal comme les autres.

L’homme est un animal comme les autres

L’affirmation selon laquelle « l’homme est un animal comme les autres » peut être entendue de bien des façons, le cœur de la difficulté résidant dans les trois derniers mots de la proposition. J’imagine en effet que tous s’accorderaient, aujourd’hui, à dire de l’être humain qu’il est un animal23. Ainsi l’homme, comme l’araignée, la girafe ou le dauphin, est un être vivant qui se nourrit de constituants organiques et qui partage, avec l’ensemble des autres animaux, un ancêtre commun. Ce sont là des faits de biologie élémentaires, qui découlent tout à la fois d’une observation morphologique et génétique attentive et, évidemment, de la théorie darwinienne de l’évolution. En ce sens, nos connaissances contemporaines nous affirment que l’homme est un animal. Comme les autres ? Oui et non. Confusément, ceux qui l’avancent veulent signifier que l’homme est un animal – et qu’il n’est rien d’autre que cela. Si l’homme est un animal comme les autres, c’est qu’il ne doit ce qu’il est qu’à l’évolution, comme les autres animaux, et à rien d’autre24.

Cela ne signifie pas toutefois que l’homme est comme les autres animaux. Du reste, une telle affirmation est évidemment fausse pour n’importe quelle espèce : le lion non plus n’est pas comme les autres animaux, puisqu’il a une crinière que ne possède pas l’homme, un régime alimentaire différent de celui du moustique et un milieu de vie qui n’a rien à voir avec celui du calamar. L’homme, quant à lui, n’est pas comme les autres animaux parce qu’au fil de l’évolution, il a développé une capacité profonde à la conscience de lui-même, il a échafaudé un langage complexe et est devenu social, politique et culturel. Il n’en demeure pas moins qu’il a développé ces capacités particulières au fil d’un processus d’évolution, comme les autres animaux. Ainsi, si l’homme est un animal comme les autres en ceci qu’il partage un même ancêtre commun avec les autres animaux et, donc, a évolué à partir de cet ancêtre, personne ne soutient qu’il est comme les autres animaux. On a beau jeu de balayer d’un revers de manche l’affirmation que l’homme est un animal comme les autres, en se fondant sur l’interprétation le moins charitable de celle-ci – une interprétation que personne, insistons-y, ne soutient. Contre l’interprétation authentique de la formule, toutefois, on reste sans argument, et pour cause : elle est fondée en principes, et défendue par de robustes raisons. Il faudrait, pour la repousser, nier la théorie de l’évolution.

Ce qui se trouve visé par cette affirmation bien comprise, au fond, c’est l’exceptionnalisme humain. D’une part, l’évolution permet de rendre compte de l’apparition de toutes les facultés humaines de façon immanente. Après Darwin, comme le remarque John Dewey, « il n’y a plus besoin d’en appeler à l’antériorité d’une force causale intelligente »25, même pour comprendre l’apparition de la culture, de la raison ou du langage qui paraissaient jadis si mystérieux qu’on en faisait des gages de divinité. D’autre part, l’évolution n’est pas un processus discontinu, et dire de l’homme qu’il s’intègre dans ce processus comme les autres animaux signifie que ses facultés particulières, tout comme la crinière du lion, ne sont pas apparues ex nihilo, mais ont évolué à partir d’autres propriétés qui ne sont pas propres à l’homme. En conséquence, la plupart des différences essentielles entre l’homme et l’animal non-humain doivent être de degré, non de nature ; et tout ce qui semble être une particularité de l’homme pourrait survenir chez d’autres espèces au gré de l’évolution. Plus précisément : aucune capacité ne peut exister au sein d’une espèce, qui n’ait existé (éventuellement à un degré moindre) chez une autre, fût-elle éteinte. En particulier, dénier un certain degré de conscience, un certain degré de sensation et d’émotion, un certain degré de conscience de soi, de réflexion, voire un certain sens de la justice à tous les animaux, alors que certains d’entre eux disposent de substrats neuraux très semblables aux nôtres et d’organismes somme toute assez analogues, relève d’un parti-pris arbitraire26. En définitive, la révolution darwinienne a replacé l’être humain à sa juste place : plus rien, ni dans le cours de la nature, ni au-delà d’elle, ne peut conférer à l’homme un statut particulier. La recherche biologique, selon le mot fameux de Freud, « a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale »27.

Agence morale28

S’il est des différences de degré, certains pourraient cependant arguer qu’il existe aussi des sauts : il est vrai que l’homme n’a pas le moins du monde, même à un degré très bas, la faculté de s’orienter dans l’espace en exploitant le champ magnétique terrestre, propriété que possèdent à divers degrés les abeilles29, les pigeons30 et bien d’autres espèces. De la même façon, parmi les vivants, il semble que l’être humain soit seul capable de poser, parfois, la question éthique, c’est-à-dire de se demander comment agir pour bien agir, en particulier vis-à-vis des autres – ce que l’on peut appeler l’agence morale. Il convient cependant de remarquer que ces solutions de continuité ne sont qu’apparentes : la faculté à exploiter le géomagnétisme ou l’agence morale ne sont certes pas partagées par l’ensemble des animaux qui vivent actuellement, mais elles se sont développées à partir d’un même ancêtre commun. Il s’en suit à la fois que l’agence morale peut s’analyser comme la convergence de plusieurs capacités cognitives qui existent, çà et là et à divers degrés, chez bien d’autres animaux ; et qu’elle a forcément été possédée ou « presque-possédée »31 par d’autres espèces antérieures à homo sapiens – et donc, éventuellement, qu’elle est encore possédée ou « presque-possédée » par d’autres espèces sœurs. L’agence morale ne signifie donc aucune nature divine ou privilégiée au sein du vivant. Elle n’a rien de magique, puisque ses composants se retrouvent au sein d’autres espèces.

Agir moralement présuppose plus précisément la possession d’un certain nombre de capacités cognitives : se figurer l’ensemble des choix possibles, raisonner pour peser la valeur de chacun de ces choix et les mettre en balance avec des principes moraux, implique en effet un degré assez avancé de conscience de soi, du monde et du futur, ainsi qu’un bon niveau de rationalité32. Il semble saugrenu d’imputer une faute morale à la guêpe qui cause la mort de l’individu allergique qu’elle pique, et on ne peut que porter un regard amusé sur les procès des animaux qui se tenaient, parfois, au Moyen Âge33. La plupart des animaux sont incapables d’agir moralement, et il serait donc injuste de les tenir pour responsables de leurs actes. Ils ne sont pas des agents moraux. Cependant, il serait erroné de croire que tous les êtres humains sont des agents moraux. Si l’on admet que la délibération morale exige un certain bagage cognitif, il semble évident qu’elle échappe aux nouveaux-nés, aux jeunes enfants, ou à certaines personnes atteintes de graves troubles mentaux. Une très jeune fille qui se saisit d’un pistolet comme d’un jouet, et tue sa mère en le manipulant, ne pourrait être jugée coupable (ni moralement, ni d’ailleurs juridiquement), car elle ne pouvait avoir conscience de mal agir. À proprement parler, elle n’agissait même pas. Qui plus est, même un adulte humain en pleine possession de ses moyens peut être temporairement dépouillé de son agence morale : s’il est contraint d’agir mal, par exemple, il serait injuste de le tenir pour responsable.

D’un autre côté, savoir si d’autres animaux que certains humains pourraient être des agents moraux est une question épineuse et polémique. L’éthologue Dalila Bovet note à raison que « le terme “morale” reste tabou dès lors qu’il s’agit de l’animal ». Et de poursuivre : « La morale est traditionnellement considérée comme un phénomène purement humain et culturel, alors que les animaux, soumis à leurs seuls instincts façonnés par la sélection naturelle, obéiraient à la loi de la jungle. »34 Lorsqu’on observe des instincts ou des sentiments moraux chez les animaux, un vieux réflexe cartésien nous pousse à les justifier en gains évolutionnaires : il faut que les animaux aient été biologiquement conditionnés à être moraux par l’évolution, se dit-on, et leur prêter de l’altruisme, de la sympathie ou un sentiment de culpabilité serait dès lors un sophisme anthropomorphique. Ils n’auraient ainsi ni liberté d’action, ni responsabilité, ni règles morales. Pour ancrée que soit cette idée, elle n’a rien d’évident : le langage humain n’est pas aussi propre à l’homme qu’on le pense, et les travaux de Frans de Waal suggèrent la possibilité d’une authentique culture chez certains animaux35. Vanessa Nurock estime ainsi que « certains animaux sont des agents moraux au sens limité d’une morale naïve »36. L’agence morale de certains animaux non-humains n’est pas certaine, et notre propos n’exige pas que l’on y consente, mais en définitive c’est à l’échelle de l’individu, non de l’espèce, qu’il convient de juger de l’agence morale.

L’agence morale est une propriété essentielle pour savoir à la fois qui est obligé par les principes moraux (car devoir implique pouvoir) et qui est en mesure d’établir ces principes. Un tsunami peut enfreindre des règles morales, mais puisqu’il n’est pas un agent moral il ne commet alors aucune faute ; et ceux qui peuvent seuls établir les principes moraux sont ceux-là mêmes que ces principes obligent, à savoir les agents moraux. Toutefois, considérer que les principes moraux établis par les agents moraux et à destination des agents moraux seraient aussi établis seulement dans l’intérêt des agents moraux serait une lourde erreur d’appréciation – c’est, au fond, l’erreur du contractualisme éthique depuis Kant jusque Rawls. Il n’y a aucune raison de considérer que les réponses aux questions “Qui établit les principes moraux ?” et “Pour préserver l’intérêt de qui ces principes sont-ils établis ?” doivent coïncider, comme le note Martha Nussbaum, en faisant notamment remarquer que l’incapacité à prendre part à l’élaboration des principes dans laquelle se retrouvent certaines personnes souffrant de graves handicaps mentaux ne fournit aucun argument pour que ces personnes ne soient pas défendues tout de même par ces principes. La question de la sphère des êtres qui méritent notre considération éthique se pose alors de façon décisive : « Dès lors que l’objet de la justice est compris comme la garantie d’une vie digne pour une grande variété d’êtres [humains], pourquoi les personnes qui établissent les principes ne devraient-elles pas inclure les êtres non-humains comme sujets à part entière des principes qu’elles choisissent ? »37

Qui peut pâtir du mal ?

Une chose est de mal agir, une autre est de pâtir des mauvaises actions d’autrui. Plus que d’établir la liste des agents moraux, il est de la première importance, en éthique, de délimiter la sphère de ceux qui méritent notre considération, ce qui revient à répondre à cette question d’une fausse simplicité : qui peut pâtir du mal ?38 Cette question est travaillée, depuis qu’elle se pose, pas un préjugé spéciste. Au lieu de se demander quelle qualité doit posséder un être pour s’avérer digne de considération morale, et d’en déduire alors l’extension de la sphère de considération, bien des auteurs convaincus sincèrement que l’homme est seul sujet éthique ont tenté d’exhiber une capacité qui lui serait propre et qui permettrait de faire coïncider cette sphère de considération avec l’espèce humaine – que cette capacité soit la raison, la parole, l’âme, … Kant estimait ainsi que la dignité des êtres humains résidait dans la rationalité, et donc que nous ne devions traiter comme fin en soi que les êtres rationnels – c’est-à-dire, dans son esprit, les autres hommes39. Pourtant, en vertu de la continuité induite par l’évolution, il semble difficile de soutenir que tous les animaux sont complètement dépourvus de raison, de langage, d’émotions, ou de quelque faculté cognitive qu’on a décidé de corréler à la dignité morale. Lors même que nous concéderions aux défenseurs de cette corrélation que l’extension de la sphère de considération éthique devrait coïncider avec la possession d’une certaine propriété cognitive, rien n’impliquerait donc de façon triviale que l’homme seul y demeure.

Bien plutôt, ceux qui méritent notre considération morale sont ceux qui peuvent pâtir de nos mauvaises actions (ou, d’ailleurs, bénéficier de nos bonnes actions). Si l’on veut définir la sphère de considération sans arbitraire, il faut donc y inclure tous ceux qui peuvent subir un dommage (harm). Intuitivement, la pierre ou le brin d’herbe ne peuvent subir un dommage ; le jeune enfant, le chien ou la souris, et bien évidemment les autres adultes, cependant, le peuvent. Subir un dommage ne revient pas simplement, en effet, à être objectivement lésé, mais il faut encore que ce handicap infligé soit subjectivement pertinent ; en un mot, qu’on ait intérêt à ne pas le subir. Précisément, on a intérêt que ce préjudice n’ait pas lieu s’il contrarie notre bien-être. Un dommage est donc un (a) préjudice objectif (b) entravant le bien-être.

(a) Les préjudices objectifs que peut subir un être quelconque dépendent largement de ses capabilités40 : seuls les êtres sensibles peuvent se voir infliger souffrances et douleurs, et il ne viendrait à l’esprit de personne de considérer qu’un chacal est lésé sous prétexte qu’il n’a pas le droit de vote. On n’estimerait pas, non plus, qu’un mouton subit un préjudice objectif au motif qu’il ne peut pas s’envoler – alors qu’un albatros dont on a brisé les ailes subit évidemment un tel préjudice. Chaque individu cherche à s’épanouir selon sa constitution propre : la vie bonne d’un être humain n’est pas la vie bonne d’un chat, ou celle d’un aigle ; et même au sein des espèces, comme en témoigne la diversité des conditions humaines, plusieurs biens sont envisageables. Constitue dès lors un préjudice objectif tout ce qui empêche ou entrave l’épanouissement des possibilités de chacun : la jeune fille à qui l’on refuse une éducation qui l’émanciperait et lui permettrait de prétendre aux mêmes charges et aux mêmes professions que ses homologues masculins, le tigre qu’on enferme dans un enclos toujours trop étroit pour l’exhiber à la vue des humains, l’arbre dont on coupe les branches bourgeonnantes, le brin d’herbe qu’on tond, tous subissent un préjudice objectif. Notre considération éthique s’attache à un monde pluriel « qui contient de nombreux types de vies animales, chacune avec ses propres besoins, chacune avec sa propre dignité »41, comme le note Nussbaum.

(b) Tout préjudice objectif ne semble cependant pas constituer un dommage, et n’est donc pas forcément un mal. Pour qu’il y ait dommage, il faut non seulement qu’il y ait préjudice objectif, mais aussi qu’on ait intérêt à ce que ce préjudice n’ait pas lieu. Tom Regan distingue les intérêts préférentiels, comme lorsqu’on s’intéresse à la peinture ou à telle émission télévisée, des intérêts de bien-être, comme lorsqu’on dit qu’une alimentation saine est dans notre intérêt. Dans ce dernier cas, « dire que A a un intérêt à X n’est pas dire (et n’implique pas nécessairement) que A a un intérêt préférentiel à X », mais « qu’avoir ou faire X avantagerait A […], qu’avoir ou faire X contribuerait au bien-être de A »42. Trivialement, on peut ne pas être intéressé par ce qui est pourtant dans notre intérêt : on peut n’avoir pas envie de faire du sport quand bien même cela contribuerait à notre bien-être. Un tel avantage de bien-être n’est donc pas une satisfaction immédiate, mais il « rend les satisfactions possibles » et « augmente les occasions de satisfactions »43. Les dommages sont des atteintes à nos intérêts au sens de cette seconde caractérisation. Si l’arbre ou le brin d’herbe ne subissent pas de dommage, c’est parce que les préjudices qu’ils enregistrent n’altèrent pas un bien-être dont ils sont dépourvus, les privant d’intérêts (de bien-être). Or, comme le souligne Peter Singer, la sentience44 paraît être une condition nécessaire et suffisante à ce qu’un être ait des intérêts (de bien-être) : « Il serait absurde de dire qu’il est contraire aux intérêts d’une pierre d’être promenée le long du chemin par les coups de pied d’un écolier. Une pierre n’a pas d’intérêt parce qu’elle ne peut pas souffrir. Rien de ce que nous pouvons lui faire ne peut avoir de conséquence pour son bien-être. La capacité à souffrir et à éprouver du plaisir est, par contre, une condition non seulement nécessaire, mais aussi suffisante, pour dire qu’un être a des intérêts – il aura, au strict minimum, un intérêt à ne pas souffrir. »45 L’utilitarisme de Singer et Bentham voit juste lorsqu’il estime que la sentience délimite la sphère de considération, car bien-être et sentience semblent aller de paire : une amélioration du bien-être est en effet, comme nous l’avons dit, l’augmentation des occasions de satisfactions, i.e. de plaisirs. Classiquement, cependant, l’utilitarisme fait un pas de plus en soutenant que les seuls dommages que peuvent subir les êtres sont les souffrances. Si tout être doté d’un bien-être peut ressentir des douleurs et des plaisirs, cependant, les douleurs et les plaisirs ne sont pas les seules atteintes au bien-être qu’on puisse imaginer, au contraire : les vraies atteintes sont les humiliations des capabilités, c’est-à-dire l’amoindrissement des occasions de plaisirs.

Martha Nussbaum a bien saisi les limites de l’argumentation utilitariste, qui se focalise sur la sentience et néglige ainsi la diversité des fins de la vie animale, ainsi que les préjudices qui ne sont pas directement douloureux, comme la mort. Singer et Bentham concèdent en effet que la mise à mort sans douleur d’un animal peut être légitime, ce dont on est en droit de douter, puisqu’il s’agit là d’une forclusion radicale des occasions de satisfactions. Cependant, un arbre aussi a des capabilités qu’on pourrait imaginer entraver en le sciant. Est-ce alors un patient moral, c’est-à-dire un être digne de considération éthique ? Non, car le préjudice ainsi infligé ne sera pas subi. Il n’aura pas d’effet sur son bien-être puisque l’arbre n’a pas de bien-être46. Constituent des patients moraux tous les êtres destinés à s’épanouir et qui ont intérêt (de bien-être) à le faire, c’est-à-dire tous les êtres sentients. Nussbaum en arrive aussi à ce point, même si elle n’argumente pas la raison de limiter la considération des capabilités aux seuls êtres sentients – au contraire, elle concède devoir admettre, en l’occurrence, « la sagesse dans l’utilitarisme »47. J’adhère donc pleinement à son propos : « La sentience n’est pas la seule chose qui importe pour la justice de base ; mais il semble plausible de considérer que la possession de la sentience est une condition-seuil de l’appartenance à la communauté des êtres qui ont des droits fondés en justice. »48 J’espère cependant avoir démontré que cette éventualité semble non seulement plausible, mais qu’elle est fondée en raison.

Si la focalisation hédonique paraît condamner le premier utilitarisme, il faut toutefois reconnaître à Bentham la double vertu d’avoir été l’un des premiers à poser la question de la sphère de considération éthique dans le bon sens (en se demandant quelle qualité faisait le patient éthique, et non comment faire coïncider la sphère de considération éthique avec l’humanité, comme le faisaient les spécistes), et d’avoir posé la sentience comme critère légitime de démarcation. Dans l’ouvrage qu’il publie l’année de la révolution française, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, le moraliste anglais écrit :

Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits [rights] qui n’auraient jamais pu lui être refusés autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine l’os sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants et sociaux [conversable], qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ?49

Les animaux ont des droits50

La sphère de considération éthique s’étend à l’ensemble des animaux sentients ; tout animal sentient mérite qu’on le respecte et qu’on le traite comme une personne, c’est-à-dire comme une fin en soi. Les animaux sentients disposent ainsi d’une valeur inhérente : « Leur bien-être compte, en sorte qu’il n’est pas justifiable moralement de faire fi des intérêts qui sont les leurs. »51 Par ailleurs, tous ceux qui méritent notre considération ont droit à une égale considération : parmi les agents et les patients moraux, aucun ne semble mériter davantage de respect, quel qu’en soit le prétexte, car ce qui est moralement pertinent est le bien-être et la sentience. Or une souffrance est une souffrance, qu’elle soit subie par un chien, un humain ou une baleine. « En d’autres termes, les intérêts de chaque être affecté par une action doivent être pris en compte, et cela en leur donnant le même poids qu’aux intérêts semblables de n’importe quel autre être. »52 Aussi diverses que soient leurs théories respectives, l’ensemble des éthiciens s’accordent sur ce point, que Mill appelle la “maxime de Bentham” : « Chacun compte pour un, et aucun pour plus d’un. »53 Voilà pourquoi l’on peut dire que tous les animaux sont égaux : « La valeur inhérente est par conséquent un concept catégorique. On l’a ou on ne l’a pas. Il n’y a pas d’entre-deux. De plus, tous ceux qui la possèdent la possèdent de manière égale. Elle n’admet pas de degré. »54 Aucune différence de traitement ne peut être justifiée par l’appartenance à une ethnie (racisme), à un sexe (sexisme) ou à une espèce (spécisme). Les différences de fait ne sont pas moralement pertinentes, car l’égalité n’est pas un concept descriptif, mais normatif. Chaque animal a ainsi une valeur inhérente qui lui garantit un égal épanouissement de ses capabilités, quelles qu’elles soient.

Dans le passage que j’ai cité tout à l’heure, on peut s’étonner de voir Bentham revendiquer des droits pour les animaux, lui qui n’hésite pas à qualifier par ailleurs les droits naturels d’« inepties sur des échasses »55. L’utilitarisme et les droits naturels n’ont, il est vrai, jamais fait bon ménage – et Singer, en l’espèce, ne diffère pas de Bentham56. L’un et l’autre peuvent utiliser, à l’occasion, le mot “right” comme un « raccourci pour désigner la manière dont les besoins et les désirs des animaux engendrent chez nous des obligations morales »57, mais tous deux critiquent le concept même de droit (de l’homme, fondamental, moral, naturel), notamment parce qu’un droit résulte d’un contrat et doit pouvoir être revendiqué, ce qui semble impossible tant aux animaux qu’aux jeunes enfants, dont on estime pourtant qu’ils sont des patients moraux. Tous les utilitaristes ne partagent pas, toutefois, l’opposition de principe aux droits qui anime Bentham et Singer, et on peut lire ceci sous la plume de John Stuart Mill :

Lorsque nous disons de quelque chose que c’est un droit pour une personne, nous voulons dire qu’elle a une prétention valide [a valid claim on] à ce que la société la protège dans la possession de cette chose, soit par la force de la loi, soit par celle de l’éducation et de l’opinion. Si elle a ce que nous considérons être une prétention suffisante [a sufficient claim], quelle qu’en soit la base, à avoir quelque chose qui lui est garanti par la société, nous disons qu’elle a un droit à cette chose.58

Si, comme le veut Mill, avoir un droit revient à « avoir quelque chose dont la société devrait défendre la possession que j’en ai »59, alors il n’est pas nécessaire d’être en mesure de revendiquer un droit pour en être pourvu. Au contraire, le droit est alors le pendant de certains devoirs moraux : dire par exemple que tout individu a « droit à la vie » revient à dire qu’il est du devoir de chacun, et de la société dans son ensemble, de garantir la vie de tout individu – même si celui-ci, parce qu’il est trop jeune ou lourdement handicapé, ne peut revendiquer ce droit. Avoir un droit revient à avoir une prétention valide. La « validité » n’a rien d’anecdotique : prétendre que les ouragans devraient respecter ma propriété n’est pas, semble-t-il, une prétention valide, et ne constitue donc pas un droit. La prétention que tout agent moral devrait me verser l’intégralité de ses revenus n’est pas non plus valide, et je n’ai donc pas droit à toutes vos richesses. Pour qu’une prétention soit valide, il faut (i) qu’elle soit formulée contre des agents moraux, et (ii) que son contenu soit dû par ces agents moraux60. Cette dernière condition implique donc qu’il existe un devoir corrélatif absolu de l’agent moral à agir de telle ou telle façon, c’est-à-dire un devoir qui s’impose quelles que soient les circonstances. Un droit est ainsi la mise en évidence d’un devoir corrélatif qui s’impose à l’ensemble des agents moraux de manière catégorique.

Or il suit de ce que nous avons dit jusqu’alors que les animaux peuvent légitimement prétendre (ou que l’on peut légitimement prétendre pour eux) au respect de leur valeur inhérente et à l’épanouissement de leurs capabilités, contre l’ensemble des agents moraux. La valeur inhérente est un concept catégorique : le respect qui lui est dû est constant et ne souffre aucune exception. Cela fonde un droit antérieur à tout contrat ou à tout fait, un droit qui n’est donc pas légal mais moral, qui est égal pour tous puisque la valeur inhérente est égale pour tous, et qui se trouve ainsi être un droit fondamental au respect et à l’épanouissement. Plus encore que dans le cas des humains, nous ne pouvons nous targuer de savoir mieux que les animaux non-humains ce qui est bon pour eux, ce qu’ils désirent en fait et ce qui, finalement, constituera pour eux une vie bonne, ce qui semble condamner d’emblée tout paternalisme. Le respect dû aux animaux non-humains exige en particulier que nous limitions nos ingérences dans leurs vies, qu’elles prennent la forme d’altérations de leurs habitats naturels, ou de chasse et de capture. Par ailleurs, un droit n’oblige que des agents moraux – il n’est une prétention que contre des agents moraux. Si la gazelle a droit au respect et à une vie épanouissante, elle ne saurait avoir cette prétention contre le lion qui la chasse (sauf à montrer l’agence éthique du lion). Ceux qui pensent donc pouvoir dénier des droits aux animaux au motif qu’ils nous conduiraient à une action ultra-paternaliste envers la nature commettent une erreur de jugement. Prima facie, les droits des animaux n’obligent que des humains.

Au fondement de tous les soulèvements, il y a la revendication, pour soi et d’autres, de droits fondamentaux que l’on estime humiliés. Le premier acte révolutionnaire revient donc, souvent, à proclamer des droits. À ce titre, nous pouvons poser la pierre éthique fondamentale à tout mouvement de libération animale en des termes analogues à ceux qui amorcèrent l’indépendance américaine. Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les animaux sont créés égaux ; ils sont doués de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, l’autonomie et la recherche du bien-être.61

Que faire ?

De façon générale, lorsqu’on chercher à régler sa conduite, il est opportun de « prendre soin des conséquences, veiller à elles »62. L’action morale est assurément celle qui cherche à produire les effets les meilleurs, et une théorie qui se contenterait de la pureté de l’intention aux dépens de l’efficacité doit être rejetée. La morale kantienne, pour laquelle il n’est jamais légitime de déroger à l’impératif catégorique, même lorsqu’il en résulterait de meilleures conditions, est de celles-ci. « Le kantisme a les mains pures, écrit Péguy, mais il n’a pas de mains. »63 Plus finement, Ruwen Ogien et Christine Tappolet remarquent que les normes morales (ce qu’il faut faire, nos obligations) ne peuvent être fondées que sur des valeurs (ce que nous jugeons bon). Les fonder sur des faits naturels reviendrait à passer de l’être (is) au devoir-être (ought), ce qui contrevient à la loi de Hume : on ne déduit pas le droit du fait, sinon toutes les injustices factuelles seraient toujours-déjà a priori justifiées. Les fonder sur d’autres normes ferait courir le risque de la circularité ou de la régression à l’infini. Mais si les normes sont fondées sur les valeurs, alors le but des normes est de promouvoir, en quelque façon, ces valeurs ; les normes ne valent que si leur conséquence est de défendre les valeurs64.

Veiller aux conséquences (i.e. adopter une approche conséquentialiste) n’implique pas, cependant, qu’il faille forcément céder à l’utilitarisme, et en particulier ne considérer que la maximisation du plaisir ou des préférences. Le conséquentialisme est protéiforme et, comme le notent Ogien et Tappolet, « un conséquentialisme modeste, qu’on peut dire “raisonnable”, capable de résister aux nombreuses objections qui lui ont été faites, ne paraît pas inconcevable »65. Mon approche, qui mêle capabilités et droits, ambitionne d’être un tel conséquentialisme : l’action morale est celle qui s’efforce de produire les meilleures conditions, et les meilleures conditions sont celles où (a) le bien-être (au sens de la satisfaction des capabilités diverses de chaque individu) est le plus grand (b) dans le respect des droits fondamentaux de tous les patients moraux. La maximisation du bien-être ne peut donc se faire en humiliant la dignité d’un patient moral, quel qu’il soit : si, par exemple, il fallait choisir entre infliger une souffrance minuscule à mille individus, disons un très léger mal de tête, ou infliger une très lourde souffrance, qui équivaille presque à la somme des souffrances de ces mille individus, mais à une seule personne, l’utilitariste choisirait la seconde option, puisqu’elle minimise la souffrance. Dans mon approche, la première option est préférable, car le léger mal de tête n’a presque pas de conséquence sur la vie des mille sujets ; tandis que la souffrance cumulée paraît empêcher l’épanouissement de la dernière personne, méconnaissant son droit fondamental au respect. Il s’agit ainsi d’un conséquentialisme limité par des droits (right-restrictive consequentialism), pour reprendre l’expression de Geoffrey Brennan et Philip Pettit66. Ce dernier estime lui aussi qu’il est souhaitable de garantir la dignité des patients moraux dans une approche conséquentialiste, et que cela n’est possible qu’en introduisant le concept de droit67. Que faire, alors, pour promouvoir en pratique les droits fondamentaux des animaux au respect et à l’épanouissement de leurs capabilités ?

Un véganisme raisonnable

De toute évidence, la première chose à faire pour respecter les droits des animaux consiste à cesser de les traiter comme des moyens ou des ressources naturelles. Aucun animal ne peut être une propriété – la vache non plus que l’esclave. Si l’on s’en tenait à la sagesse utilitariste, l’appropriation des animaux par les humains ne poserait pas de problème, pour peu qu’elle s’effectue dans le respect de leur sensibilité. Et en effet, Bentham et Singer n’ont semble-t-il pas d’opposition de principe à l’exploitation animale, si elle n’engendre aucune souffrance. Bentham écrit ainsi que, « si le fait d’être mangé était tout, il y a une très bonne raison pour laquelle il devrait nous être permis de les manger comme nous aimons à le faire : nous nous en trouvons mieux, et il ne s’en trouvent jamais plus mal »68. La considération utilitariste de la souffrance animale conduit donc à promouvoir le bien-être (au sens de l’absence de souffrance) des animaux, mais ne semble pas en mesure de permettre une authentique libération animale, car elle ne remet pas en cause la subordination des animaux aux hommes. « Tenir les animaux pour la propriété des êtres humains revient à leur dénier toute valeur inhérente ou intrinsèque »69, soutient Gary Francione : il est donc mal de les exploiter, a fortiori de les tuer pour les manger, même si cela ne produit pas de souffrance, car on bafoue alors leur droit fondamental à l’épanouissement de leurs capabilités. « Ce n’est pas simplement en rendant “plus humaines” les méthodes d’élevage que nous réparerons nos torts envers les animaux d’élevage »70, complète à raison Tom Regan, car c’est l’élevage lui-même qui est injuste, et qu’« [il] est impossible de changer des institutions injustes en se contenant de les améliorer »71. L’esclavage est un mal en soi, et demeure mal même si l’on améliore un peu la vie des esclaves en rallongeant les chaînes. La seule thérapeutique acceptable est d’y mettre un terme.

Prima facie, le véganisme est donc un devoir moral : la consommation de produits animaux obtenus au mépris de leurs droits est inacceptable. Il convient donc de cesser une telle consommation et de défendre des législations l’empêchant. Toutefois, cela ne signifie pas que tout produit animal soit à condamner, car des consommations éthiques de produits animaux sont envisageables. Consommer les œufs qu’une poule produit naturellement et qui, une fois produits, ne lui sont plus d’aucun secours (et ne participent donc en aucune façon à l’épanouissement de ses capabilités), lorsqu’ils sont produits dans des conditions qui font que la poule est traitée respectueusement, c’est-à-dire lorsque l’on veille à considérer la poule comme une personne et non seulement comme une productrice d’œufs, ne pose pas de problème moral72. Il faut se garder de sombrer dans le dogmatisme, et pour ce faire il faut à tout prix éviter l’inversion des fins et des moyens : le véganisme est le moyen, et le respect des animaux la fin. Le véganisme ne vaut donc qu’à l’aune de ses conséquences, c’est-à-dire qu’il n’a de sens et de valeur qu’en tant qu’il permet de réduire la souffrance animale et de promouvoir le respect des animaux comme personnes. S’il veut être raisonnable, le véganisme doit donc tolérer que l’on déroge à son impératif de ne pas consommer de produits animaux lorsque ces produits ne sont pas contraires à la fin qu’il vise. Si l’on ne consomme plus de produits animaux, c’est bien pour défendre les animaux ; le véganisme n’est pas une fin en soi. Son impératif ne saurait donc être catégorique.

Animaux domestiqués, animaux capturés

Au fil de son évolution, l’homme a profondément réagi sur les espèces animales existantes : en domestiquant certaines d’entre elles, il les a transformées. Aujourd’hui, les animaux domestiques ne peuvent plus vivre à l’état sauvage. Ils ont besoin de l’homme pour vivre, et donc a fortiori pour s’épanouir. Comme les enfants humains, leur subsistance et leur bien-être dépend des adultes qui les choient ; mais à la différence des enfants, ils ne sont pas destinés à s’émanciper. L’homme hérite donc, vis-à-vis d’eux, d’une dette pluri-séculaire. Quand bien même il n’y trouverait plus d’intérêt économique (car cela, avons-nous argumenté, est immoral), il a le devoir de continuer à s’occuper de ses vaches et de ses moutons, comme de ses chiens et de ses chats.

Cela n’est vrai, cependant, qu’en raison de la dépendance acquise par les animaux domestiqués. Les animaux sauvages n’ont quant à eux jamais vocation à être capturés, qu’il s’agisse de les parquer dans des zoos ou de les exposer dans des cirques ou des spectacles. Si l’usage récréatif des animaux peut sembler moins pourvoyeur de souffrances que leur exploitation alimentaire, il est moralement tout autant condamnable, parce qu’il bafoue l’autonomie des animaux sauvages, entravant leurs capabilités et, donc, méconnaissant leurs droits. On peut légitimement comparer le cas des animaux enfermés dans les zoos à celui des « monstres humains » exposés comme phénomènes de foire, ou à celui des colonisés qui étaient mis en scène dans ce qu’on appelle, a posteriori et fort justement, des zoos humains. En réalité, l’affaire est encore pire s’agissant des animaux non-humains, puisque les humains pourraient décider librement d’être mis en scène ou exposés ; or il nous est parfaitement impossible d’obtenir semblable consentement de la part d’un animal non-humain.

Prétendre qu’il faudrait capturer certains spécimens afin de préserver leurs espèces n’est pas non plus un argument recevable – en tout cas, au point du vue éthique. Ce sont, en effet, toujours des individus qui méritent notre considération éthique ; et les droits sont toujours des droits d’un individu. Prima facie, l’extinction d’une espèce n’a pas de pertinence morale – et les espèces s’éteignent, de fait, naturellement au fil du temps73. Cependant, il arrive de plus en plus fréquemment que les causes de l’extinction d’une espèce soient humaines, et dans ce cas cette cause est immorale, non pas tant en raison de son impact sur l’espèce qu’en raison de son effet néfaste sur chacun des individus de l’espèce menacée. Cela ne justifie pas de façon triviale, cependant, l’extraction d’un animal de son milieu naturel, sauf si l’objectif poursuivi à plus ou moins long terme est la réinsertion – c’est-à-dire la réparation du préjudice commis par l’action humaine. Il n’apparaît donc légitime de capturer certains animaux sauvage qu’en vue d’en préserver l’espèce lorsqu’elle est directement menacée par l’homme (mais, j’insiste, il s’agit bien de sauver des individus et non l’espèce), et seulement si l’objectif est à terme de la réintroduire. Si, dans le temps de cette captivité nécessaire, il n’est pas dommageable aux animaux d’être exposés à des fins éducatives ou lucratives (afin de financer leur protection et leur réinsertion), alors il peut être légitime de le faire.

En définitive, la captivité n’est tolérable que si elle est nécessaire ; et elle n’est nécessaire que si (1) l’animal ne peut plus vivre à l’état sauvage, ou si (2) l’animal à l’état sauvage est sous la menace directe de l’homme. Dans le premier cas, il est du devoir des hommes de recueillir, par exemple, des animaux maltraités dans les cirques et qu’il n’est pas possible de réintroduire dans leurs habitats naturels, car ils n’y survivraient pas74. Dans le second, il s’agit d’un cas de force majeure où l’homme cherche à corriger ses propres fautes. Dans ces deux cas, la captivité étant imposée, l’exposition des animaux captifs dans des zoos n’est pas forcément immorale, pour peu que ce ne soit ni l’objectif principal, ni dommageable pour les animaux. Tout autre cas d’exposition me semble illégitime.

Dilemmes éthiques

L’éthique normative a pris l’habitude de juger les théories morales en les soumettant à des expériences de pensée extrêmes, à l’image du tramway fou popularisé par Philippa Foot75. Ces choix cornéliens sont censés illustrer l’incompatibilité entre les conséquences de certains principes éthiques et notre intuition de ce qu’il est juste de faire. On peut douter, avant toute chose, du bien-fondé d’une telle démarche : il se peut que l’action éthique soit contraire à nos intuitions, et ne laisse pourtant d’être juste. En particulier, soutenir l’émancipation des esclaves dans les États sudistes de l’Amérique post-révolutionnaire devait heurter les croyances admises – et pourtant, personne n’osera soutenir que l’inadéquation de la libération des esclaves et des préjugés des Américains d’alors doive démontrer l’injustice de l’émancipation. Au contraire, on sera plutôt tenté de juger, certes a posteriori, que les intuitions morales étaient alors injustes. Les appels à l’intuition ne semblent donc pas légitimes à juger des théories morales. On peut cependant reconnaître une autre vertu aux expériences de pensée : celle de clarifier les principes en rendant palpables leurs conséquences pratiques, dans le but précisément de souligner les limites de nos intuitions morales.

Tom Regan, dans son opus magnum, s’intéresse au cas du canot de sauvetage, qui peut nous permettre de clarifier comment nos considérations éthiques se débrouillent avec la valeur de la vie : « Imaginons que cinq naufragés se retrouvent sur un canot de sauvetage. En raison de sa taille, la canot ne peut accueillir que quatre survivants. Tous pèsent à peu près le même poids et prennent à peu près la même place. Quatre des cinq survivants sont des êtres humains adultes normaux. Le cinquième est un chien. L’un d’entre eux doit être passé par-dessus bord ou tous périront. Qui devrait-ce être ? »76 En premier lieu, chacun a le droit de vivre, car la mort prématurée équivaut à la forclusion des capabilités. Un déontologisme radical n’irait pas plus loin que ce constat, et prendrait la décision de laisser mourir tout le monde – car mieux vaut perdre la vie que son âme. Un déontologisme un peu moins radical se dirait qu’il n’y a pas de fondement éthique pour opérer le choix, mais qu’il faut tout de même choisir car un mort est mieux que cinq, et donc qu’il faut tirer au sort la victime. Pour ma part, j’estime qu’il faut choisir, et qu’il y a des critères moraux pertinents permettant de guider le choix. Plus précisément, puisqu’il faut bafouer le droit au respect de l’un des cinq rescapés, il faut choisir celui dont l’humiliation du droit conduit à forclore le moins de capabilités possibles.

Ce jugement n’est pas aisé, mais on peut en première approximation estimer que la mort d’un être humain en pleine possession de ses moyens entraîne un préjudice objectif plus grand que la mort du chien. Toutefois, pour ne pas être spéciste, il faut s’intéresser aux individus eux-mêmes. Par exemple, si le chien est jeune et vigoureux, et que l’un des humains est dans un coma profond, il ne fait guère de doute qu’il sera plus légitime d’envoyer par dessus-bord l’humain comateux que le jeune chien. Le choix doit donc s’opérer sur la base d’une analyse aussi poussée que possible (au moins aussi poussée que le permet le temps alloué à la prise de décision) des conditions et des capabilités de chaque individu, de sorte à forclore par la mort le moins d’opportunités possible. Notons bien que le choix résulte d’une délibération complexe ; qu’il n’y a pas, en particulier, de choix simple qui serait calqué sur l’espèce (et qui conduirait par exemple à désigner le chien comme étant toujours une victime acceptable) ; et qu’il est toujours dramatique, car la situation finale sera moins bonne que la situation initiale.

Si deux groupes d’individus (humains ou animaux non-humains) indiscernables quant à leur capabilités sont en danger et que nous ne pouvons choisir d’en sauver qu’un, il est évident, sur la base d’un raisonnement analogue, que c’est le groupe le plus nombreux qu’il faut sauver. Rares sont les cas, cependant, où tous les individus sont analogues. L’utilitarisme nous invitera alors probablement à privilégier le groupe où la somme des capabilités est la plus grande (si cette somme a un sens) mais, si l’on considère les droits fondamentaux de chacun, peut-être faudra-t-il plutôt choisir le groupe où se trouve l’individu dont les droits seront les plus lésés par la mort, c’est-à-dire celui dont la mort entraînerait la forclusion maximale des capacités. Le respect pour les personnes implique en effet que leur valeur inhérente n’est pas sommable. Il faudrait alors privilégier, par exemple, la vie d’un être humain en pleine possession de ses moyens à la vie de deux chiens, mais aussi de trois chiens, ou de dix, ou de cent, ou même plus. Si une telle conclusion paraît trop radicale, il demeure possible de justifier l’existence d’un seuil à partir duquel le droit devrait s’effacer, comme le suggère Robert Nozick. Quoi qu’il en soit, ces cas limites sont, en pratique, de bien peut d’intérêt (je n’ai pas souvenir d’avoir lu, un jour, qu’un homme ait réellement eu à aiguiller un tramway fou).

Moyens d’action

J’ai tâché de clarifier quelques cas pratiques, mais il convient aussi de savoir plus généralement comment agir pour défendre les droits des animaux. Le principal levier demeure le levier légal. L’ambition de tout défenseur des droits fondamentaux est, généralement, de les traduire en droits légaux pour les placer sous la protection du glaive de l’État. Il n’est donc guère étonnant que les défenseurs des droits des animaux cherchent à convaincre les législateurs, ce qui passe en démocratie par la conviction de l’opinion – car le peuple et ses législateurs sont, en l’espèce, une seule et même chose. Au demeurant, il vaut mieux emporter la conviction du peuple que celle des législateurs, car le peuple rechignera à suivre des lois contraires à ses opinions, alors que le législateur ne résistera pas longtemps à la pression de l’opinion du peuple. Ainsi, il est de la première importance d’éduquer, d’informer et de convaincre l’ensemble des citoyens. Cela est d’autant plus vrai s’agissant des droits des animaux que, la plupart du temps, l’ignorance des conditions dans lesquelles se trouvent réellement les animaux exploités par l’homme permet cette exploitation. Beaucoup de gens s’indignent des vidéos diffusées par L214. Bon nombre d’urbains s’imaginent que les vaches produisent naturellement du lait, sans insémination, et que l’industrie laitière peut tout à fait être dissociée de l’industrie de la viande. Nos comportements vis-à-vis des produits animaux sont largement bercés d’illusions réconfortantes, qu’une information juste permettrait de balayer.

Ensuite, il me semble opportun de ne rejeter aucun progrès, fût-il dérisoire. L’augmentation de la longueur des chaînes ou la diminution de leur poids ne change certes rien à l’injustice de l’esclavage, mais dans l’attente de son abolition, elles rendent au moins la vie de l’esclave plus facile. Il faut accepter les concessions, et s’en réjouir, sans déserter cependant le champ de bataille. Je n’ignore pas que, bien souvent, les concessions ne sont que des moyens de différer la justice – mais il ne tient qu’aux défenseurs des droits des animaux de les accepter tout en exigeant toujours aussi promptement que justice soit faite. Enfin, il nous faut admettre que l’État n’a pas le monopole de la violence légitime. Nos raisons éthiques de considérer les animaux sont robustes, et le préjudice qu’ils subissent dans l’attente que justice leur soit rendue est d’une extraordinaire gravité. Par-delà le droit, chacun est donc fondé moralement à agir pour ouvrir les cages, empêcher les massacres et renverser les bourreaux, en gardant toujours en tête le souci de l’action efficace. La force seule ne bâtira pas un avenir meilleur mais, comme l’écrit Sartre dans la préface qu’il donne aux Damnés de la terre de Frantz Fanon : « les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire. »77

Nos mains ensanglantées

Si la nature des choses est étrangère à toute justice, et se situe en-deçà du mal et du bien, il en va tout autrement de la société qui nous est faite. Nous naissons dans l’injustice et, dès nos premiers cris, nous vivons au détriment d’autres. L’exploitation des animaux a toujours fait partie de l’ADN des sociétés humaines. Il n’est pas évident qu’il soit légitime d’en vouloir à nos aïeux pour cela, et quoi qu’il en soit, ce n’est guère important. Nous héritons d’un fatras d’injustices contre lesquelles nous pouvons nous révolter ; et en définitive, notre passage sur Terre doit se limiter à « rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible »78. Dans mes années de jeunesse, j’ai été quelques fois au cirque et dans les zoos, je me suis épris pour les pandas roux de la ménagerie du jardin des plantes ou les lions blancs d’Amnéville. Je revois ces souvenirs avec une pointe de nostalgie ; c’étaient des sorties en famille, baignées par l’insouciance, dans Paris martelée par un soleil de plomb. Je revois aussi ces petits bonheurs estivaux où, à l’ombre de nos pommiers, nous mangions quelques grillades. Les vaches laitières des près qui jouxtent la forêt où j’aime à me promener. A posteriori, tous ces souvenirs de ma jeunesse sont comme contaminés par la culpabilité. Ils ne peuvent plus me plaire. C’est comme s’ils n’avaient plus le droit d’être des souvenirs heureux.

Prendre les droits des animaux au sérieux implique de changer ses habitudes, ce qui ne va pas sans coût : il faut repenser son quotidien, s’acclimater à de nouvelles saveurs, faire le deuil de certains délices et de certaines facilités ; mais aussi accepter d’habiter un autre monde. On peut se sentir coupable d’avoir une consommation carnée lorsqu’on prend conscience des souffrances animales qu’elle implique, sans parvenir à mobiliser l’énergie et la motivation nécessaires pour faire changer les choses. Aristote définissait déjà la vertu comme une disposition à agir de telle ou telle façon (ἕξις), disposition qui s’éduque et, le cas échéant, se rééduque. La vertu éthique est le résultat d’un long processus de maturation, d’une discipline qu’on se donne à suivre, et donc, d’un effort dirigé tant contre soi que contre les autres. L’excellence morale ne se décrète pas : elle se conquiert, contre des habitus ancrés en nous depuis l’enfance et qu’il nous faut dépasser ; mais aussi contre les liens qui nous lient à nos frères, nos parents et nos amis. L’homme, πολιτικὸν ζον79, n’est pas fait pour vivre seul80, et si la société qui l’abrite lui semble injuste, il ne peut simplement la quitter. Il doit y trouver sa place malgré tout, continuer de discuter avec ses amis et ses frères, même s’il les juge immoraux, en supportant toujours cette souffrance de constater l’imperfection de son univers.

Thomas Jefferson détestait l’esclavage, et il a longuement ferraillé contre cette « institution particulière »81 ; on fait notamment souvent remarquer que, dans une première version de la Déclaration d’indépendance, il avait introduit une clause condamnant l’esclavage, qui ne fut finalement pas retenue. Pourtant, malgré ces volontés politiques, Jefferson possédait des esclaves qui entretenaient son domaine de Monticello82. Lui, le cultivateur de Virginie, n’a jamais trouvé la force de les émanciper – seulement de les traiter avec un peu plus d’humanité. Il était « prisonnier d’un système qu’il exécrait »83. Cela ne l’excuse en rien, étant donné que certains de ses contemporains firent preuve de plus de courage en libérant leurs serfs84, mais peut-on réellement exiger des comportements qui ont tout de l’héroïsme, eu égard aux conditions socio-culturelles de l’époque ? La pureté éthique, en admettant qu’elle soit seulement possible, conduit à l’isolement. Il nous faut admettre l’imperfection du monde et de tous nos actes, sans toutefois nous résigner. Jean-Marie Guyau remarquait déjà que « la souffrance produite par le contraste entre notre idéal et notre état réel doit être en nous d’autant plus grande que nous avons une plus pleine conscience de l’idéal, car alors nous acquérons une vue plus nette de la distance qui nous en sépare »85. Devenir éthique, fidèle à cette loi intemporelle que nous souffle la raison, prendre conscience de la dignité de l’ensemble des animaux, c’est avant tout accepter de porter sa part de culpabilité sans jamais s’y résigner.

En définitive, il n’y a pas de conduite pure, au moins dans ces temps de transition. On peut s’efforcer d’agir conformément à nos principes, mais agir revient bien souvent à se salir les mains, même lorsqu’on est motivé par les plus belles intentions et que les conséquences apparentes sont bonnes. Combien d’animaux dits « nuisibles » sont mis à mort pour préserver les cultures de fruits et de légumes qui nourriront les végans ? Combien d’espèces sont menacées par les cultures de soja ? Agir en ne faisant pas directement souffrir les animaux a souvent tout d’un luxe : dans bien des contrées du monde, il faut des médicaments pour enrayer les épidémies – et on n’a pas le loisir de s’en passer au prétexte qu’ils auraient pu être élaborés sans être testés sur des animaux. Dans d’autres lieux, le véganisme n’est permis qu’aux riches, tant le prix des produits non-animaux est prohibitif. Ailleurs encore, c’est leurs propres vies que certains humains sont obligés de défendre face à des bêtes ; des ours ou des fauves qui s’en prennent aux villages. Vivre, semble-t-il, c’est toujours-déjà avoir le sang d’autres animaux sur les mains. On peut imaginer une société où la plupart des atteintes aux droits des animaux seraient éradiquées ; mais cette société n’est pas encore la nôtre et, en attendant, il faut bien persévérer dans l’injustice. Notre existence se loge dans le clair-obscur de l’histoire, à cet instant précis où le passé agonise, et où l’avenir se fait attendre, un entre-deux où Gramsci voyait naître des monstres, et que Musset a peut-être décrit mieux que quiconque :

Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux mondes… quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris.86

En guise de conclusion…

On aurait tort de croire que pour respecter les animaux, il faudrait mépriser les humains. Lutter contre les préjugés racistes, promouvoir l’émancipation des femmes, se tenir aux côtés des LGBT discriminés, chercher à endiguer la misère et la pauvreté, et libérer les animaux de la servitude, c’est finalement un seul et même geste, inspiré par cette « loi conforme à la nature, commune à tous les hommes, raisonnable et éternelle, qui nous commande la vertu et nous défend l’injustice » dont parle Cicéron, cette loi qui « n’est pas autre à Rome, autre à Athènes, ni différente aujourd’hui de ce qu’elle sera demain ; universelle, inflexible, toujours la même, [qui] embrasse toutes les nations et tous les siècles »87. Promouvoir les droits des animaux en oubliant ceux de ces animaux un peu hors du commun que sont les êtres humains ne serait pas qu’une erreur de jugement : ce serait une inconséquence logique. J’espère ainsi avoir montré que tous les animaux ont des droits et méritent notre égale considération ; qu’il est de notre devoir de les respecter et de les faire respecter par la société, quoi qu’il nous en coûte.

Mais l’analyse seule me paraît, en définitive, bien impuissante. Hegel remarque de façon profonde que « rien de grand dans le monde ne s’est jamais accompli sans passion »88 : sans un amour authentique qui puisse motiver notre action, il semble que nous soyons contraints de dépeindre toujours l’injustice sans savoir la résoudre. L’engagement efficace a besoin d’étincelles et de chair, car on ne défend pas longtemps des concepts sans âme. Pour être éthique, peut-être faut-il d’abord faire société avec les animaux. Des siècles d’une mauvaise philosophie, souvent rebattue par une plus mauvaise théologie, ont presque achevé de nous convaincre que notre empathie et nos sentiments envers les animaux auraient tout d’un leurre ; et que leurs émotions ne seraient qu’illusions. Ressaisissons-nous ! Le concept même d’« anthropomorphisme » présuppose l’exceptionnalisme humain ; cessons donc de le craindre, car il ne résisterait pas à l’analyse. Nous sentons bien, tout au fond de nous, que le regard d’un chien peut nous baigner d’amour, un amour dont Tereza estime même, à l’issue de L’insoutenable légèreté de l’être, qu’il est « meilleur que l’amour qui existe entre elle et Tomas »89 – car « l’amour de l’homme et de la femme est a priori d’une nature inférieure à ce que peut être (tout au moins dans la meilleure de ses variantes) l’amour entre l’homme et le chien, cette bizarrerie de l’histoire de l’homme, que le Créateur, vraisemblablement, n’avait pas planifié »90. Aucune argumentation, si sophistiquée soit-elle, ne remettra en cause cet élan profond du cœur, que l’analyse vient renforcer mais qu’elle ne remplacera jamais.


Remerciements

Cet essai puise à de  nombreuses sources, mais je dois reconnaître une dette particulière envers les travaux de Tom Regan et de Martha Nussbaum. Sans l’éclairage de leurs idées, il n’aurait jamais pu voir le jour. Il me faut par ailleurs remercier l’ensemble de ceux avec qui j’ai échangé autour de ces idées, qui m’ont permis d’y voir plus clair et de me forger une opinion plus fine, en particulier mes amis étudiants en philosophie à l’Université de Strasbourg. Je remercie aussi Jérôme Firholtz, qui a attiré mon attention sur un numéro du Figaro magazine récemment consacré à l’intelligence animale : l’interview de Francis Wolff que j’y ai lue m’a scandalisé au point de me motiver à entamer l’écriture de cet essai, qui aurait sinon probablement été sans cesse différé au point de ne jamais voir le jour. Je dois aussi avoir ici une pensée pour les animaux qui m’entourent ou m’ont entouré de leur amour, car leurs regards consolateurs ont achevé de me convaincre qu’ils méritaient qu’on se batte pour eux. Je crois qu’on est, en grande partie, façonné par les rencontres qu’on fait. Il y a un an de cela, je n’aurais jamais imaginé porter si longuement mon attention sur l’éthique animale. Il me faut donc enfin avoir une pensée toute particulière pour la personne qui m’a conduit sur la voie de ces interrogations.

  1. Voir, par exemple : http://www.l214.com/enquetes/2016/abattoir-made-in-france/pezenas-mercantour/ []
  2. Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, traduit par F. Kérel, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999, p. 421. []
  3. Yuval Noah Harari, Sapiens : une brève histoire de l’humanité, traduit par P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2015, p. 62. []
  4. David Grimm, « Dawn of the dog », Science, 17 avril 2015, vol. 348, n° 6232, p. 277. []
  5. Cf. Greg Miller, « The Promise and Perils of Oxytocin », Science, 18 janvier 2013, vol. 339, nᵒ 6117, p. 267‑269. []
  6. Miho Nagasawa, Shouhei Mitsui, Shiori En, Nobuyo Ohtani, Mitsuaki Ohta, Yasuo Sakuma, Tatsushi Onaka, Kazutaka Mogi, et Takefumi Kikusui, « Oxytocin-gaze positive loop and the coevolution of human-dog bonds », Science, 17 avril 2015, vol. 348, nᵒ 6232, p. 333‑336. []
  7. Robert J. Blumenschine et John A. Cavallo, « Scavenging and Human Evolution », Scientific American, 1er octobre 1992, vol. 267, n° 4, p. 90-95. []
  8. Leslie C. Aiello et Peter Wheeler, « The Expensive-Tissue Hypothesis: The Brain and the Digestive System in Human and Primate Evolution », Current Anthropology, avril 1995, vol. 36, no 2, p. 199‑221. []
  9. Ibid., p. 199. []
  10. Richard W. Wrangham, James Holland Jones, Greg Laden, David Pilbeam, et NancyLou Conklin‐Brittain, « The Raw and the Stolen: Cooking and the Ecology of Human Origins », Current Anthropology, décembre 1999, vol. 40, nᵒ 5, p. 567‑594. []
  11. Vaclav Smil, « Eating Meat: Evolution, Patterns, and Consequences », Population and Development Review, décembre 2002, vol. 28, nᵒ 4, « Evolutionary heritage and preagricultural meat consumption », p. 602-606. []
  12. Leslie Aiello et Peter Wheeler, « The Expensive-Tissue Hypothesis », op. cit., p. 212. []
  13. Yuval Noah Harari, Sapiens, op. cit., « Victimes de la révolution », p. 117-123. []
  14. Ibid., p. 118. []
  15. Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p. 421. []
  16. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, traduit par D. Letellier, Paris, Calmann-Lévy, 2007, p. 29. []
  17. Keith Thomas, Dans le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985, p. 51 ; cité dans : Charles Patterson, Un éternel Treblinka, op. cit., p. 30. []
  18. Karl Jacoby, « Slaves by nature? Domestic animals and human slaves », Slavery & Abolition, avril 1994, vol. 15, nᵒ 1, p. 94. []
  19. Cf. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, op. cit., « Des esclaves comme animaux domestiques », p. 33-37. []
  20. Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p. 421. []
  21. Cf. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, op. cit., p 53-87. []
  22. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, op. cit., p. 86. []
  23. Pour peu que l’on s’accorde, évidemment, sur une définition de l’animal, comme celle d’être vivant pluricellulaire hétérotrophe – les plantes « carnivores » ne constituant pas un contre-exemple à cette définition, puisqu’elles sont naturellement autotrophes, leur « consommation carnée » n’étant pas strictement nécessaire. Pour assurer qu’on définisse bien ainsi un clade, et un seul, on pourrait dire que le règne animal regroupe l’ensemble des êtres vivants pluricellulaires hétérotrophes qui partagent un ancêtre commun pluricellulaire hétérotrophe avec, disons, le loup, l’araignée ou l’homme, ou n’importe quel autre animal. Mais a priori, cela revient au même, et ce n’est de toute façon pas l’objet de ce billet. []
  24. En particulier, à aucune cause ou propriété surnaturelle qui en ferait un être à part. []
  25. John Dewey, « L’influence du darwinisme sur la philosophie », L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philosophie contemporaine, traduit par L. Chataigné Pouteyo, C. Gautier, S. Madelrieux et E. Renault, Paris, Gallimard, 2016, p. 28. []
  26. Plus rigoureusement : si l’on concède que les autres êtres humains disposent de conscience, d’émotions, etc. comme nous, il est arbitraire de ne pas considérer du même coup qu’au moins certains animaux en sont aussi dotés, dans une certaine mesure, car les indices sont les mêmes dans les deux cas. Pour un développement de cet argument, voir : Tom Regan, Les droits des animaux, traduit par E. Utria, Paris, Hermann, 2013, chapitres I et II. []
  27. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, traduit par S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1973, p. 266. []
  28. « Agence morale » rend l’anglais “moral agency”. []
  29. Helen J. Frier, Emma Edwards, Claire Smith, Susi Neale, et Thomas S. Collett, « Magnetic compass cues and visual pattern learning in honeybees », The Journal of Experimental Biology, 1996, vol. 199, p. 1353‑1361. []
  30. Charles Walcott, « Pigeon homing: observations, experiments and confusions », The Journal of Experimental Biology, 1996, vol. 199, p. 21‑27. []
  31. Soit qu’elle soit possédée à un degré moindre, soit que nombre de ses composants soient possédés à quelque degré que ce soit. []
  32. La distinction que j’opère entre agents et patients moraux est similaire à celle exposée par Regan (et elle lui doit beaucoup) dans : Tom Regan, Les droits des animaux, op. cit., 5.2, p. 328-335. []
  33. On a ainsi poursuivi dans des cours tout à fait sérieuses des bœufs, des cochons, ou encore des charançons, qui se sont vus administrer des peines semblables à celles qu’on adresse à des humains. Certains on été condamnés à mort, d’autres excommuniés. Pour la recension la plus détaillée à ce jour de ces procès animaux, voir : Edward Payson Evans, The criminal prosecution and capital punishment of animals, Londres, W. Heinemann, 1916 ; et, pour un exemple plus récent et plus local, on peut lire : Laurent Litzenburger, « Les procès d’animaux en Lorraine (XIVe-XVIIIe siècles) », Criminocorpus, 20 décembre 2011. Au passage, la facilité avec laquelle on euthanasie aujourd’hui des animaux après des attaques mortelles ne laisse pas d’évoquer cette forme de quête (assez ridicule) de justice. []
  34. Dalila Bovet, « Peut-on étudier la morale chez les animaux ? », Études rurales, 5 juillet 2012, nᵒ 189, p. 57. []
  35. Cf. notamment : Frans B. M. de Waal et Peter L. Tyack (éd.), Animal Social Complexity: Intelligence, Culture, and Individualized Societies, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2003. []
  36. Vanessa Nurock, « Les animaux sont-ils des êtres humains sympathiques ? », Revue du MAUSS, 25 juillet 2008, nᵒ 31, p. 410. []
  37. Martha Craven Nussbaum, « Beyond “compassion and humanity”: Justice for Nonhuman Animals », Frontiers of justice: disability, nationality, species membership, Cambridge, Massachusetts, The Belknap Press of Harvard University Press, coll. « The Tanner lectures on human values », 2007, p. 349-350. []
  38. Pour caricaturer, savoir que nous-mêmes sommes des agents moraux suffit ; ce qui est important pour régler notre conduite, c’est ensuite de savoir qui mérite notre considération, et non qui partage notre agence morale. []
  39. Notons que, en toute rigueur, la morale kantienne ne peut être dite spéciste, puisque le caractère discriminant n’est pas l’espèce mais la rationalité. Cependant, le mouvement de l’esprit qui conduit Kant à poser la rationalité comme critère de démarcation peut être estimé spéciste (même si personne, il est vrai, n’était dans sa tête), car il semble traduire la volonté de trouver une propriété qui permette une démarcation entre les hommes et les autres animaux. []
  40. J’utilise « capabilités » plutôt que « capacités » pour marquer ma dette envers l’approche par les capabilités développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum. Je précise cependant que mon approche se distingue de celle de Sen, comme de celle de Nussbaum. []
  41. Martha C. Nussbaum, « Beyond “compassion and humanity”: Justice for Nonhuman Animals », op. cit., p. 356. []
  42. Tom Regan, Les droits des animaux, op.cit., p. 224-226. []
  43. Ibid., p. 232-233. []
  44. Conformément un usage plutôt commun, j’appelle « sentience » la capacité à éprouver plaisir et douleur, c’est-à-dire au fond la capacité à ressentir des sensations. []
  45. Peter Singer, La libération animale, traduit par L. Rousselle, Paris, Payot & Rivages, 2012, p. 75 ; nous soulignons. []
  46. Je considère que l’arbre n’a pas de bien-être a priori. Cela dit, il est peut-être possible de défendre sur cette base argumentative des droits moraux pour certains individus non-animaux. Je laisse à d’autres le soin de creuser cette question, qui déborde largement mon propos. []
  47. Martha C. Nussbaum, « Beyond “compassion and humanity”: Justice for Nonhuman Animals », op. cit., p. 361. []
  48. Ibid., p. 361-362. []
  49. Jeremy Bentham, An introduction to the principles of morals and legislation, Londres, T. Payne, 1789, p. cccix, suite de la note a. Je modifie la traduction trouvée dans un recueil. []
  50. À partir de maintenant, et sauf précision contradictoire, « animaux » désigne les animaux sentients. []
  51. Peter Singer, « Libération animale ou droits des animaux ? », dans H.-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer (éd.), Philosophie animale, Paris, J. Vrin, 2010, p. 145. []
  52. Peter Singer, La libération animale, op. cit., p. 71. []
  53. John Stuart Mill, The Collected Works of John Stuart Mill, Toronto, University of Toronto Press, 1985, vol. 10, p. 257. []
  54. Tom Regan, Les droits des animaux, op. cit., p. 475. []
  55. Jeremy Bentham, The Works of Jeremy Bentham, Edinburgh, William Tait, 1843, vol. 2, p. 501. []
  56. Cf. Peter Singer, « Libération animale ou droits des animaux ? », op. cit. []
  57. Ibid., p. 138. []
  58. John Stuart Mill, The Collected Works of John Stuart Mill, op. cit., p. 250. []
  59. Idem. []
  60. Cf. Tom Regan, Les droits des animaux, op. cit., 8.2, p. 523-527. L’analyse des prétentions à laquelle se livre Regan est, de son propre aveu, inspirée par, et largement due à, Joel Feinberg. Quant à notre construction des droits des animaux, elle doit énormément à Tom Regan. []
  61. La seconde phrase de la Déclaration d’indépendance américaine dit, quant à elle : « We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness. » []
  62. John Dewey, Le public et ses problèmes, traduit par J. Zask, Paris, Gallimard, 2010, p. 108. []
  63. Charles Péguy, Œuvres complètes, Paris, Nouvelle revue française, 1916, p. 496. []
  64. Ruwen Ogien et Christine Tappolet, Les concepts de l’éthique : faut-il être conséquentialiste ?, Paris, Hermann, 2008, p. 125-129. []
  65. Ibid., p. 182. Ogien et Tappolet dressent en particulier une liste non exhaustive de trois critères à remplir par ce conséquentialisme raisonnable : il doit reconnaître qu’il existe une variété de biens à promouvoir, parfois contradictoires ; que l’agent ne doit pas se concentrer seulement sur la promotion de ces biens, ce qui permet la reconnaissance de droits ; et que l’exigence de produire les meilleures conséquences tient plus de l’idéal (en pratique, faire le moindre mal est acceptable). Par nature, l’approche par les capabilités reconnaît la pluralité du bien. Par ailleurs, ma défense de droits fondamentaux remplit le second critère. Enfin, je m’astreins à éviter l’utilisation du terme « maximiser » pour satisfaire au troisième critère. []
  66. Philip Pettit et Geoffrey Brennan, « Restrictive Consequentialism », Australasian Journal of Philosophy, 1986, vol. 64, no 4, p. 438‑455. []
  67. Philip Pettit, « The Consequentialist Can Recognise Rights », Philosophical Quarterly, 1988, vol. 38, nᵒ 150 p. 51-53. []
  68. Jeremy Bentham, An introduction to the principles of morals and legislation, op. cit., p. cccviii, note a. []
  69. Gary L. Francione, « Prendre la sensibilité au sérieux », dans H.-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer (éd.), Philosophie animale, Paris, J. Vrin, 2010, p. 197. []
  70. Tom Regan, « Pour les droits des animaux », dans H.-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer (éd.), Philosophie animale, Paris, J. Vrin, 2010, p. 163. []
  71. Ibid., p. 162. []
  72. Par ailleurs, le cas des animaux morts de causes naturelles constitue une interrogation légitime : soit l’on considère qu’il existe un certain respect dû aux morts, et dans ce cas il n’est pas possible d’y toucher ; soit un tel respect n’est pas soutenu en raison, et alors il est légitime de manger sa viande ou d’utiliser sa peau, mais cela sera vrai que cet animal soit humain ou non. []
  73. Martha Nussbaum défend elle aussi que le focus éthique doit être mis sur l’individu, non l’espèce : Martha C. Nussbaum, « Beyond “compassion and humanity”: Justice for Nonhuman Animals », op. cit., p. 357. []
  74. Merci à Jean-Marc Quenouille de m’avoir signalé ce point que mon analyse avait manqué en première instance. []
  75. Philippa Foot, « The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect », Oxford Review, No. 5, 1967, p. 5-15. Pour plus de détails sur l’expérience du tramway, qui ne sera pas traitée ici, je me permets de renvoyer à mon dernier article sur le sujet : Nicolas Quenouille, « Le tram végan : une critique », nquenouille.fr, 16 juin 2016. []
  76. Tom Regan, Les droits des animaux, op. cit., 8.6, p. 547. []
  77. Jean-Paul Sartre, « Préface à l’édition de 1961 », dans : Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte/Poche, 2002, p. 29. []
  78. Jean Anouilh, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946, p. 73. []
  79. Aristote, Les Politiques, livre I, 1253a : « L’homme est par nature un animal politique [πολιτικὸν ζον]. » []
  80. Cf. Gn 2.18 : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » []
  81. L’expression “peculiar institution” était un euphémisme largement répandu pour désigner, dans l’Amérique esclavagiste, l’institution de l’esclavage. []
  82. Gérard Hugues, « La diagonale du loup : Jefferson et l’esclavage », XVII-XVIII. Bulletin de la société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, 2001, vol. 52, no 1, p. 205‑218. []
  83. Ibid., p. 211. []
  84. Ibid., p. 208-209. []
  85. Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique Payot », 2012, p. 217. []
  86. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Paris, F. Bonnaire, 1836, p. 17-18. []
  87. Marcus Tullius Cicero, De Republica, III ; traduction glanée sur le net. []
  88. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Raison dans l’histoire, traduit par J.-P. Frick et É. Blondel, Paris, Hatier, 2012, p. 56. []
  89. Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, op. cit., p. 432. []
  90. Idem. []