À quelques jours des élections américaines, et alors que près d’un tiers des électeurs a déjà glissé son bulletin dans l’urne (une expression qui, à l’heure du vote électronique, est d’ailleurs de plus en plus métaphorique), l’issue du scrutin présidentiel ne fait plus guère de doute : Hillary Clinton, qui a fait la course en tête, remportera vraisemblablement la maison blanche et succédera à Barack Obama à la tête du pays. Les marchés de paris la donnent actuellement victorieuse avec une probabilité de près de 80 %1, en phase avec la plupart des modèles statistiques qui tentent d’anticiper les résultats à partir des sondages et des données socio-économiques du pays ; le New York Times évalue ainsi à 84 % les chances de succès de la candidate démocrate, et bon nombre d’autres modèles lui prédisent entre 86 % et 99 % de réussite2. Pourtant, si l’on en croit la presse, l’élection sera serrée, et le risque de voir Trump s’emparer in extremis de la présidence n’est pas nul. Le vote populaire n’est, en effet, pas nettement en faveur d’Hillary Clinton : si l’on s’en tient aux derniers sondages, l’écart entre les deux concurrents est des plus faibles – et se situe dans la marge d’erreur, ce qui semble laisser ouvertes toutes les portes3.

Seulement, ce vote populaire n’a que peu de sens lors des élections américaines, puisque le président n’est pas directement désigné par le peuple mais élu par un collège de cinq-cent trente-huit grands électeurs désignés par les États à hauteur de leur population. La Californie et le Texas, États les plus peuplés, désignent respectivement 55 et 38 grands électeurs, alors que les États les moins peuplés, comme les Dakota ou le Colorado, n’en envoient que quelques-uns. Gagner un État, même d’une seule voix, confère au candidat arrivé en tête l’intégralité des grands électeurs, selon la règle du « Winner takes all »4. Le vote global à l’échelle du pays n’a donc que peu de sens ; c’est au résultat de chaque État qu’il faut s’intéresser pour prévoir le nombre de grands électeurs de chaque candidat, et mesurer ainsi les chances de succès des uns et des autres. Et comme cela s’est déjà produit dans l’histoire électorale du pays, un président peut tout à fait être élu sans être majoritaire au sein de la population.

À bien regarder la carte électorale, donc, et non les sondages sur le vote populaire, une victoire de Trump semble des plus improbables. Indépendamment de la personnalité des candidats, des aléas de campagne et des conditions socio-économiques du moment, cette carte est un désavantage structurel pour le Parti républicain5. Si les Démocrates remportent les États qu’ils ont toujours gagné depuis 1992, cela leur confère déjà 242 grands électeurs – il n’en manque alors que 28 pour être majoritaire. Une seule victoire dans un État comme la Floride, et l’affaire est pliée. La carte a alors cette allure :

Il n’est donc guère étonnant que la carte actualisée selon les derniers sondages donne un net avantage à Clinton, en dépit de l’affaire des courriers électroniques qui a lourdement pesé sur sa fin de campagne ;

Les jeunes, les femmes et les minorités sont l’essence de l’électorat démocrate. Le parti d’Obama passe pour une force d’ouverture, de tolérance et de progrès en face d’un Grand Old Party de plus en plus influencé par son aile droitière et par le Tea Party. « Nous avons besoin de ponts, non de murs »6, répondent les démocrates à Trump, qui entend rendre encore plus hermétique la frontière mexicaine. En faveur de l’accès à la citoyenneté des clandestins, championne des droits des femmes et des LGBT, promouvant un pays ouvert sur le monde, Clinton est l’antithèse de Trump, héraut d’une Amérique blanche en colère, pensant que son salut passe par le repli sur elle-même et le retour à une « Amérique d’avant » largement fantasmée. À cet élan de protestation qui veut rendre sa grandeur à l’Amérique (« Make America great again »), Clinton répond que la nation est déjà grande, et qu’elle doit se tourner vers l’avenir. Elle veut porter la voix de la jeunesse et des progressistes, soigner les fractures d’une société où les noirs et les hispaniques sont encore largement laissés pour compte et, influencée ici par Sanders, elle entend s’atteler à la réduction des inégalités économiques. Le divorce entre les deux Amériques est consommé, et le débat politique plus électrisé que jamais.

D’un côté, l’Amérique rurale, largement blanche et patriarcale, plus âgée que la moyenne, qui cède facilement au déclinisme et attribue le poids de ses malheurs économiques aux populations immigrées7. Dans les années soixante, les Blancs représentaient plus de 80 % des Américains, et leur économie qui s’était relevée de la grande dépression semblait florissante. Cinquante ans après, la crise des subprime et le ralentissement économique ont largement hypothéqué les ambitions de cette population blanche. Dans le même temps, la proportion de Blancs a largement reculé, au point de devenir minoritaire face à l’agglomération de toutes les autres minorités dans certains États, comme la Californie, la Floride ou le Texas. Les Blancs ne représentent plus qu’une soixantaine de pourcents des Américains aujourd’hui. Les cultures des migrants se heurtent parfois à celle des Blancs, attisant des tensions sociétales. La diversification ethnique, couplée aux difficultés économiques, offre alors une clé de lecture facile : l’immigration est responsable des maux du pays, et il faut en finir.

De l’autre côté, il y a l’Amérique des mégapoles côtières, bariolée et cosmopolite, qui ne comprend pas qu’on puisse haïr les homosexuels ou interdire aux femmes de disposer de leur corps librement. Une Amérique plus libérale, qui connaît l’importance du reste du monde pour sa grandeur et son bonheur – ses universités et ses centres technologiques, à l’instar de la Silicon Valley, brassent les cerveaux du monde entier ; et ses faubourgs abritent des migrants venus de partout, attirés par les promesses d’une nation qui s’est toujours rêvée « city upon a hill ». Ses misères, cette Amérique-là les impute largement aux conservatismes de l’intérieur ou au racisme des institutions. Les vies noires aussi doivent compter, clame-t-elle dans une colère qui fait écho à la colère blanche. Les fractures américaines finissent par converger ; les inégalités sociales et économiques se superposent largement aux différences raciales. L’Amérique des progressismes a cependant pour elle, au moins lorsqu’il s’agit de l’élection présidentielle, un petit avantage de terrain, attisant encore la haine des conservateurs, qui se sentent dépossédés de « leur » nation.

À l’évidence, la structure démographique des États conditionne largement leur vote, mais il serait cavalier de prétendre que la campagne elle-même n’est que de peu d’importance. Deux faits majeurs l’ont polarisée, deux affaires qui ont pesé sur chacun des camps : côté démocrate, la plaie lancinante de l’affaire des courriers électroniques, qui a refait surface dans la dernière ligne droite, a aggravé le manque de confiance que les Américains nourrissent à l’égard d’Hillary Clinton. Alors qu’elle était secrétaire d’État, l’impétrante démocrate a utilisé une adresse mail privée pour des communications soumises au secret défense, faisant courir des risques de fuites majeures. Ajoutée à la divulgation par Wikileaks d’une masse de courriers électroniques de John Podesta, le chef de campagne d’Hillary Clinton, et au flou qu’elle a entretenu autour de ses soucis de santé, cette affaire n’a pas été de nature à redorer l’image d’une candidate proche de Wall Street, éloignée des préoccupations de ses électeurs et à la sincérité douteuse.

Côté républicain, les allégations d’agressions sexuelles ont encore creusé davantage le fossé entre le magnat américain et les électrices, déjà rétives à l’idée de voter pour un parti parfois machiste et, souvent, pro-vie. D’autres scandales suscités par le challenger du Grand Old Party ont émaillé la campagne. En critiquant la famille musulmane d’un soldat tombé pour les États-Unis, Trump s’est attiré les foudres d’une Amérique patriote et fière de son armée, une Amérique plus traditionnelle qui est pourtant au cœur de son électorat. En moquant le handicap d’un journaliste et, plus largement, en tenant un discours populiste et outrancier, il a gêné jusque dans son camp ; d’éminents républicains, comme John McCain, ont même pris leurs distances de sa candidature.

Ces événements ont pu amoindrir ou aggraver, à l’une ou l’autre occasion, l’avance de Clinton sur son rival, mais ils n’ont jamais eu pour conséquence de renverser les équilibres politiques. Cependant, ils ont assurément accentué la distance entre les citoyens et les candidats. Finalement, de nombreux cercles se sont décidés, parfois en traînant des pieds, à soutenir la candidate démocrate, dont l’expérience est reconnue par tous, et qui est souvent jugée être un choix moins mauvais que celui, catastrophique, de Donald Trump. Contrairement à Obama en 2008 et, dans une moindre mesure, en 2012, aucun camp n’a su toutefois enthousiasmer l’Amérique. Clinton est un choix de la raison, non du cœur, surtout pour la jeunesse américaine qui avait placé tant d’espoirs en Bernie Sanders, candidat défait à la primaire démocrate8.

Si la présidence semble acquise, l’enjeu de la nuit électorale se situe à un tout autre plan : en même temps que leur exécutif, les Américains renouvellent l’intégralité de la Chambre des représentants, et un tiers du Sénat. L’une et l’autre sont pour l’heure détenus par les Républicains, et dans un régime qui fait la part belle au pouvoir législatif, on ne donnerait pas cher d’un mandat présidentiel démocrate qui serait obligé de composer avec un Congrès de droite. Naturellement, l’élection de Clinton devrait coïncider avec une poussée démocrate au sein des deux assemblées. Trop faible, cependant, pour renverser la chambre, mais qui a de bonnes chances de pouvoir faire tomber le Sénat. Dans bien des élections législatives, le résultat est déjà connu, pour des raisons démographiques. L’immense majorité des districts électoraux devraient ainsi désigner leurs représentants avec des majorités plus que confortables ; sur les 435 sièges à pourvoir, 171 sièges démocrates et 191 sièges républicains font d’ors-et-déjà figure de sièges acquis9. Dans 32 autres districts, le Parti républicain a un avantage plus ou moins net, ce qui semble déjà lui garantir une majorité, certes étriquée. Le destin du Sénat paraît plus imprévisible : selon différents modèles, la majorité sénatoriale se jouera à pile ou face10. Les Démocrates et indépendants disposent déjà de 36 sièges, qui ne sont pas remis en jeu, et 9 nouveaux sièges leur semblent déjà acquis ; les Républicains, quant à eux, récupèrent 30 sièges non remis en jeu et sont largement favoris dans 14 autres campagnes. Ce sont donc 11 affrontements aussi incertains les uns que les autres qui détermineront de la majorité au soir du 8 novembre ;

C’est sans doute là que se situe l’incertitude majeure de la soirée de mardi. Sans le Sénat, les mains de Clinton seraient largement liées. Avec le Sénat, elle pourrait espérer se dégager davantage de marges de manœuvre, même si les majorités dans chacune des chambres seront extrêmement ténues.

Si l’issue de l’élection ne fait plus guère de doute, la future présidente aura, dès le 20 janvier, la charge d’un pays plus divisé que jamais, et qui ne lui fera confiance que par défaut. Sa tâche est immense, redorer le blason de l’action publique ; et les obstacles s’amoncellent sur sa route, finissant par paraître infranchissables, qu’il s’agisse de son image elle-même ou de ses marges de manœuvre, limitées par un Congrès sinon hostile, au moins gênant, qui rendra son action délicate. Finies, les années Obama, qui ont achevé de désillusionner ceux qui pouvaient encore croire en la politique. Le premier président noir de l’histoire du pays a beau faire montre d’un bilan plutôt honorable, au moins sur le plan intérieur, et d’un charisme que nul ne songerait à lui dénier, beaucoup de ceux qui l’on porté aux nues un soir de 2008 en ont, aujourd’hui, une image ambiguë, sinon un souvenir amer. L’Amérique aussi connaît une remise en cause profonde et violente de la politique, dont la candidature républicaine est un symptôme évident. Durant les primaires, ce sont les candidats anti-establishment qui ont le plus fait parlé d’eux ; Trump et ses saillies provocantes, touchant directement le cœur de ceux qui ressentent, au fond d’eux-mêmes, à tort ou à raison, le déclin de leur nation ; Sanders et son discours « révolutionnaire » qui trouva un écho favorable parmi une jeunesse cosmopolite ne se reconnaissant ni dans le nationalisme étriqué du Tea Party, ni dans le système politique habituel dont Clinton fait figure d’émanation par excellence. Le parti démocrate aurait finalement tort de se satisfaire trop des résultats de mardi ; sa victoire promise n’est pas sans rappeler celle de Pyrrhus. Il ne sert plus à rien de détenir un avantage démographique, ou d’obtenir quelque mandat que ce soit, lorsque c’est la politique elle-même qui s’en va à vau-l’eau.

  1. https://electionbettingodds.com/ []
  2. http://www.nytimes.com/interactive/2016/upshot/presidential-polls-forecast.html []
  3. http://www.realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html []
  4. https://www.youtube.com/watch?v=92cwKCU8Z5c – désolé ! []
  5. https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2016/05/02/republicans-have-a-massive-electoral-map-problem-that-has-nothing-to-do-with-donald-trump/ []
  6. https://www.youtube.com/watch?v=GEEWFnBUVQY []
  7. Les éléments démographiques sont issus de : Sylvain Cypel, Un nouveau rêve américain, Paris : Autrement, 2015. []
  8. http://www.theatlantic.com/politics/archive/2016/11/millennials-hillary-clinton/506615/ []
  9. http://www.realclearpolitics.com/epolls/2016/house/2016_elections_house_map.html []
  10. http://projects.fivethirtyeight.com/2016-election-forecast/senate/?ex_cid=2016-forecast-analysis et http://www.nytimes.com/interactive/2016/upshot/senate-election-forecast.html []