Fortune et virtù

Le Prince est un ouvrage étonnant et controversé. Jean-Jacques Rousseau le tient pour « le livre des républicains » quand Leo Strauss voit dans son auteur un « apôtre du mal ». À vrai dire, les intentions de Machiavel lui-même ne sont pas claires. Écrit-il seulement pour revenir en grâce auprès des Médicis ? Écrit-il pour le peuple, comme le pense Rousseau ? Croit-il en ce qu’il dit, dit-il tout ce qu’il croit ? On en doute d’autant plus que Machiavel était un républicain, et qu’il livre dans les Discours sur la première décade de Tite-Live une manière d’éloge de la république romaine. Pourtant, il ne se reniera jamais et, à lire correctement ce Prince que la postérité allait vouer aux gémonies, on se rend compte que tout est plus complexe. Derrière les conseils somme toute assez banals qu’il adresse au souverain de Florence, se cache une vision révolutionnaire de la politique, de l’éthique et de l’homme.

Substance

À Jean

De quoi sont faites les choses qui nous entourent ? On peut décrire tel lion, en dire l’anatomie, en développer toute une science – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un lion. On peut décrire les étoiles, les réactions nucléaires qui président à leur éclat, raconter leur naissance et leur mort – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un astre. Gagnons en abstraction : on peut décrire tout ce que recèle le monde matériel, les forces sourdes et les lois naturelles qui régissent le mouvement, élaborer ce qu’il convient d’appeler une science physique – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un corps. On peut décrire les affects, tenter d’en percer au jour la fragile alchimie, développer toute une psychologie – et nous dirions alors ce que c’est qu’être une émotion ou une pensée. Mais dire ce que c’est qu’être, simplement être, nous aura à chaque fois complètement échappé, alors pourtant qu’il s’agit d’une condition de possibilité de toutes ces autres sciences. Ce discours sur l’être en tant qu’être, τὸ ὂν ᾗ ὂν, et non en tant que tel ou tel être particulier ; le plus général qu’il soit donné de tenir sur le monde – le plus abstrait aussi ; c’est le discours de la métaphysique. Cette terre inhospitalière, qui ne s’ouvre finalement qu’aux hommes de grand loisir tant elle s’éloigne des préoccupations immédiates et peine à recouvrir un intérêt réel pour la conduite de la vie, a été d’abord défrichée sur les rives de la Méditerranée, quelque part au IVe siècle avant notre ère, par celui qui devait être le précepteur du plus grand conquérant que la Terre a connu. Il n’est pas exagéré de dire d’Aristote qu’il est le père du concept de substance ; le père, même, des concepts de matière et de forme. Mais n’allons pas trop vite. Plantons le décor.

Abolir l’impôt, liturgie et évergétisme gréco-latins

La démocratie athénienne avait recours, jusqu’à l’époque hellénistique, à un mode de financement original : la liturgie. Elle consistait à confier à un riche citoyen – le liturge – une charge publique (organisation de festivités, construction d’édifices, entretien de navires de guerre, …) pour qu’il la finance et en assure la réalisation. Au lieu d’un impôt passif et déconnecté de la charge, que n’aurait de toute façon pas permis la désorganisation des premiers temps de la démocratie, la liturgie permettait de conserver une forme de liberté pour les citoyens tout en simplifiant l’organisation budgétaire de la cité.

Si l’on en croit Matthew Christ1, il faut penser la liturgie un peu sur le mode de nos délégations de service public contemporaines, la rémunération du délégataire en moins : c’est bien la cité qui définit la charge, dont elle confie l’exécution à un prestataire privé. Elle lançait pour chaque charge un appel au volontariat (une forme d’appel d’offre) à laquelle les liturges pouvaient postuler. Des magistrats s’assuraient ensuite de sélectionner le candidat le plus à même de financer et d’organiser la charge en question, comme on attribuerait aujourd’hui une concession ou un marché. Les charges non pourvues étaient attribuées d’office par les magistrats à certains liturges.

  1. Matthew R. Christ, « Liturgy Avoidance and Antidosis in Classical Athens », Transactions of the American Philological Association, Vol. 120 (1990), pp. 147-169. []

Décohérence

Aux échelles où la mécanique quantique s’applique, les états se superposent et, pour ainsi dire, tous les possibles coexistent. Un objet quantique est entièrement décrit par sa fonction d’onde Ψ, laquelle confère plusieurs valeurs aux quantités observables, comme la position ou l’énergie. Un photon n’est pas localisé : il est à plusieurs endroits à la fois. C’est l’interaction avec l’environnement qui seule provoque l’effondrement de la fonction d’onde et stabilise la particule dans un état précis. Les physiciens appellent ce phénomène la décohérence. Livrée à elle-même, la particule est pure puissance, comme la matière première du Stagirite : elle peut encore être tout, ou presque, et n’est donc encore rien en fait. Comme cet enfant qui se rêve astronaute, et pompier, et président de la République, et que la vie n’a pas encore projeté sur un seul choix.

Éducation : une réévaluation pragmatiste

Il est commun de dépeindre l’histoire de l’enseignement comme le passage d’une éducation traditionnelle, centrée sur le professeur et la transmission de connaissances par l’imitation et un recours accru à la mémoire, à une éducation moderne, centrée sur l’élève et l’individualité, laissant un large espace à la pratique et à l’activité. Bien que simplificatrice, cette approche permet de mettre en lumière le tréfonds intellectuel (ou idéologique) qui justifie cette évolution.

En retraçant très rapidement les grands moments de cette transition, nous entendons mettre en lumière ses deux mouvements intimes, qui puisent leur source dans la révolution scientifique : le passage d’une vision qui asservit l’individu au tout de la société à une vision qui consacre l’individualité comme source de la connaissance ; un changement de regard sur les connaissances elles-mêmes, non plus héritées du passé, mais construites par l’expérimentation active. Ce mouvement peut globalement être interprété comme un passage de l’hétéronomie (politique et épistémologique) à l’autonomie, cette dernière constituant comme le vit Kant la clé des Lumières.

L’enjeu de cet article sera alors de montrer que ce passage a été trop radical sur la plan politique, et trop peu sur le plan épistémologique, ce qui appelle un rééquilibrage. Ce rééquilibrage, nous pensons pouvoir le trouver dans la pédagogie de John Dewey qui, loin de s’inscrire naïvement dans le mouvement de la modernité, en corrige bien plutôt les excès en livrant, dans une veine pragmatiste, (a) une vision socialisée et expérientielle de l’individu, en recul par rapport à l’autonomisation excessive de la modernité, et (b) une théorie des idées comme plans d’action, et donc de la vérité comme contextuelle, en rupture avec la conception des idées-reflets que la modernité a reconduit sans autre forme de procès.

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