Étiquette : droits de l’homme

Justice par-delà l’espèce,
petit essai d’éthique animale

En mémoire de Sammy,
À Loki et Ponpon,
Regards consolateurs…

Il y a chaque jour des animaux qui meurent et qui souffrent injustement, et pourtant nous nous en accommodons, bercés par ce mensonge universel : l’homme est un animal exceptionnel qui a des droits sur l’ensemble de la Création, et tient une place à part au sein de la totalité du vivant. Ce préjugé a pour lui la force tenace de la tradition et, s’il perdure, c’est à la fois parce que les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre lui sont trop peu entendues, en particulier par le monde ancien, et parce que le renversement de ce paradigme exceptionnaliste aurait un retentissement sans égal dans l’histoire de l’humanité, remettant en cause nombre de nos certitudes et de nos conforts. Nous ne pouvons donc pas dire que nous ignorons la souffrance animale ; de plus en plus, elle remplit les journaux. En réalité, nous ne voulons pas la voir, car nous estimons n’avoir à prendre en compte que la souffrance et les intérêts des êtres humains. Notre considération éthique s’arrête là où l’humanité prend fin – toute personne, semble-t-il, est forcément humaine et la justice, se dit-on, n’est que l’affaire des hommes.

L’Amérique et la banalité du mal

« Abyssus abyssum invocat. » (Ps. 42.8)

Drapeau américain

Depuis le 11 septembre 2001, notre monde a changé. La chute du mur de Berlin, il y a vingt-cinq ans, portait la promesse de relations nouvelles, multipolaires. La fin de la guerre froide résonnait comme la fin de toutes les guerres, au moins à l’échelle de la planète. La mondialisation prenait alors son envol. Mais les rêves se sont effondrés dans le verre, la poussière et le sang, à l’orée du XXIe siècle, en plein cœur de Manhattan.

Depuis, nous vivons dans la peur. Peur que cet autre ne cache une bombe dans son sac, par exemple, parce qu’il lit le Coran. Peurs fantasmatiques dans des pays largement épargnés sur leurs sols, ou qui ont su les protéger. Peurs qui inspirent, pourtant, des lois sécuritaires qui marchandent nos libertés. Durant la décennie 2003-2013, le plan Vigipirate s’échelonnait sur cinq niveaux d’alerte : blanc, jaune, orange, rouge et écarlate. Après 2005, il n’est jamais descendu sous le rouge. L’état d’exception, motivé par le risque, est doucement devenu la norme. Depuis février dernier, et la mise en place d’un nouveau code à deux niveaux, le plan rouge d’hier est désormais la vigilance « normale ». Fini, le temps où les militaires ne hantaient pas nos gares et nos aéroports ; où nos déplacements n’étaient pas enregistrés dans leurs moindres détails par des caméras intelligentes ; où le web n’était pas menacé par un filtrage vain ou une surveillance toujours plus intrusive ; où les procédures pénales n’étaient pas contaminées par des régimes d’exception, conçus d’abord pour lutter contre le terrorisme, mais qui finissent souvent par déborder leur but ; où chaque valise perdue ne donnait pas lieu à un périmètre de sécurité destiné presque toujours à prévenir l’explosion… d’une garde-robe. Désormais, tout cela fait partie de la « posture permanente de sécurité » – tout cela est même entré dans les mœurs. On accepte la vidéosurveillance sous prétexte qu’on n’a rien à cacher, l’omniprésence militaire parce qu’elle nous sécurise. Dans leur chute, les deux tours ont aussi entraîné quelques-unes de nos valeurs. Nous les jugions si belles que tout fut sacrifié pour les défendre – tout, y compris une partie d’elles-mêmes.

Souvent, on ne mesure pas les conséquences de notre légèreté avec les libertés. Au lendemain du 11 septembre, le Patriot act et les interrogatoires musclés pouvaient sembler légitimes. Mais l’Amérique qui se regarde comme dans un miroir doit bien admettre ces jours-ci qu’elle a, à cet instant, transigé avec les valeurs qui la fondent ; qu’elle a perdu son âme, sans fracas. Sans même qu’elle ne s’en rende compte. Le rapport rendu public cette semaine1 est accablant : la CIA, avec l’aval de l’administration Bush, a détenu au moins 119 personnes en dehors de tout cadre juridique et au mépris des conventions internationales relatives aux droits humains. Elle les a torturées dans l’espoir d’obtenir des informations utiles à la lutte contre le terrorisme – et malgré la violence, « à aucun moment » les témoignages recueillis n’ont permis de contrecarrer une quelconque menace. L’un des prisonniers, au moins, a succombé à ces traitements. Un quart d’entre eux, au moins, était détenu « par erreur ». Voilà qui montre une fois encore la fragilité, toujours sous-estimée, de nos valeurs et de nos idéaux. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le Bill of Rights ne sont pas des garanties définitives contre l’horreur. Cet événement nous rappelle qu’au fond, il n’y a jamais de bonne raison de transiger avec eux.

On se demande souvent comment la Shoah fut possible. Comment des fonctionnaires, des dignitaires, des soldats nazis – et finalement tout un peuple, ont pu laisser faire, sinon commettre un tel crime. Et l’on se dit parfois que ces nazis devaient être des monstres, qui ne méritaient rien d’autre que l’anéantissement. Mais, quand on y songe : peut-on vraiment penser qu’il y avait, en Allemagne, près de soixante-dix millions de monstres ? Avec une assurance orgueilleuse, nous prétendons que nous aurions agi différemment, si nous avions été Allemands dans les années 30 – mais nous savons bien aussi, au fond de nous, que rien n’est moins sûr, et que les tourments de l’histoire entraînent parfois les hommes bien au-delà de leurs propres limites, lorsqu’ils se laissent aller. Cela se vérifie encore à notre époque. Nous abhorrons la torture et l’arbitraire. Pourtant, au lendemain des attentats de 2001, l’Amérique a laissé torturer et traiter hors du droit des prisonniers de guerre, parmi lesquels des innocents. Ironie de l’histoire, c’est la patrie où Arendt trouva refuge qui illustre à l’orée de ce siècle la banalité du mal. Ce qui caractérisait Eichmann, remarque Hannah Arendt dans La Vie de l’esprit, « ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée ». C’est cette absence de pensée, dont l’abandon des valeurs n’est finalement qu’un avatar, qui autorise le mal. Las, les voix indignées par les dérives sécuritaires ne sont plus entendues à notre époque. L’opinion publique admet bien des reniements. Après tout, comme on l’entend souvent, ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont pas à s’en faire – n’ont même pas à s’y intéresser. Même pas à y penser, en somme.

Nos nations sont fortes. Elles ne se laisseront pas abattre par le fanatisme ou la haine. Cependant, cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas perdre la guerre, car il y a des défaites bien pires que les déroutes militaires. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit : « Que celui qui lutte avec des monstres veille à ce que cela ne le transforme pas en monstre. Et si tu regardes longtemps au fond d’un abîme, l’abîme aussi regarde au fond de toi. » En reniant nos valeurs pour lutter mieux (du moins, le pensons-nous), nous ne vendons pas seulement notre âme, nous exauçons aussi le rêve des fanatiques. Abdiquer la liberté au nom de l’affrontement contre les ennemis de la liberté fait non-sens, finalement. C’est ainsi que gagnent les terroristes.

  1. Le rapport est disponible sur le site du New York Times : http://www.nytimes.com/interactive/2014/12/09/world/cia-torture-report-document.html?_r=0 []

Démission

Hier, nous fêtions les 12 ans de la signature du Statut de Rome, adopté le 17 juillet 1998 dans la capitale italienne. Ce statut établit les règles de fonctionnement de la Cour Pénale Internationale ; ils sont la base d’une justice pénale supranationale qui punirait, par-delà les frontières, les crimes les plus atroces que constituent les crimes de guerre, les génocides et les crimes contre l’humanité. Aujourd’hui, 111 pays sont États Parties au Statut de Rome. Reprenons le préambule de ce statut pour bien percevoir les enjeux de cette Cour Pénale Internationale :

Les États Parties au présent Statut,

Conscients que tous les peuples sont unis par des liens étroits et que leurs cultures forment un patrimoine commun, et soucieux du fait que cette mosaïque délicate puisse être brisée à tout moment,

Ayant à l’esprit qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine,

Reconnaissant que des crimes d’une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde,

Affirmant que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale,

Déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes,

Rappelant qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux,

Réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies et, en particulier, que tous les États doivent s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies,

Soulignant à cet égard que rien dans le présent Statut ne peut être interprété comme autorisant un État Partie à intervenir dans un conflit armé relevant des affaires intérieures d’un autre État,

Déterminés, à ces fins et dans l’intérêt des générations présentes et futures, à créer une cour pénale internationale permanente et indépendante reliée au système des Nations Unies, ayant compétence à l’égard des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale,

Soulignant que la cour pénale internationale dont le présent Statut porte création est complémentaire des juridictions criminelles nationales,

Résolus à garantir durablement le respect de la mise en œuvre de la justice internationale,

Sont convenus de ce qui suit :

S’en suivent les treize chapitres du statut. La création d’une cour pénale internationale est donc la continuité de ce cri du cœur poussé depuis Nuremberg, de ce « plus jamais ça » hurlé dans le silence des consciences d’hommes qui ont brusquement entraperçu la possibilité du pire. Mais la cour ainsi instituée n’efface pas les États, elle n’est pas une force nucléaire juridique, elle n’a pas vocation à remplacer les juridictions nationales. Le préambule le souligne : « la cour pénale internationale dont le présent Statut porte création est complémentaire des juridictions criminelles nationales », rappelant même « qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». C’est un exemple d’application du principe de subsidiarité : les États doivent punir eux-mêmes les criminels internationaux, la Cour Pénale Internationale ne prenant le relais qu’en cas de défaillance, d’incapacité ou de mauvaise volonté de l’un d’eux.

La France (et les États européens dans une plus large mesure) est bien entendu signataire de la première heure de ce statut, elle en est aussi l’un des grands inspirateurs et défenseurs sur la scène internationale. Pourtant, la loi que notre Parlement a adopté ce mardi 13 juillet, à la veille de notre fête nationale, et qui avait pour but d’adapter notre droit pénal à la cour pénale internationale traduit une véritable démission de notre pays ; démission d’un engagement plusieurs fois centenaire en faveur des droits de l’homme, et démission aussi d’une volonté de faire émerger une justice supranationale digne de ce nom. Sans que cela n’émeuve plus que ça les médias, trop occupés qu’ils sont à osciller entre marronnier caniculaire et feuilleton de l’été Bettencourt-Woerth.

Il aura donc fallu douze années à la France pour adapter son droit pénal à ce statut. Et cette adaptation laisse à désirer, et même pire : elle est choquante. « Génocidaires, bienvenue en France ! », lançait bakchich.info en titre d’un article publié le 7 juillet. Loin d’être provocant, ce titre reflète, ni plus ni moins, la réalité de la loi votée. En effet, si elle est bien une avancée dans le sens où elle fait enfin rentrer dans notre code pénal les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les génocides, elle établit aussi quatre obstacles, quatre « verrous », qui empêchent dans les faits quasiment toute poursuite d’un présumé criminel de guerre en France.

Contre la philosophie même du Statut de Rome, tout d’abord : elle inverse le principe de subsidiarité. Alors que c’est à la juridiction de l’État de poursuivre d’abord les personnes soupçonnées des crimes évoqués avant selon les « considérant » du statut, la loi votée dispose que c’est seulement si la Cour Pénale Internationale renonce expressément à poursuivre l’auteur présumé des faits qu’on pourra le faire en France. C’est contraire à l’idée même du statut, qui donne aux juridictions nationales la priorité, respectant en cela de manière exemplaire le principe de subsidiarité, et cela dénote bien le manque de volonté du gouvernement, qui ne pouvait pas mieux s’y prendre pour bien faire comprendre qu’il adapte notre loi pénale à reculons. Premier verrou.

Deuxième obstacle à toute poursuite : la condition de résidence habituelle. La loi ne permet en effet de poursuivre qu’une « personne qui réside habituellement sur le territoire de la République ». Si un génocidaire est de passage en France, nous ne pourrions donc rien y faire, puisqu’il ne prendra évidemment pas le risque d’y établir sa résidence habituelle. Les dirigeants africains, dont certains sont des criminels de guerre ou des génocidaires reconnus, pourraient donc continuer de venir séjourner en France et faire leurs emplettes aux Champs-Élysée sans risque… Le courage politique a ses limites.

De plus, et c’est là un troisième verrou, l’auteur présumé de génocides, crimes de guerre ou contre l’humanité ne peut faire l’objet de poursuites que « si les faits sont punis par la législation de l’État où ils ont été commis ». La loi votée par nos parlementaires pose donc une condition de double incrimination : il faut que le crime soit puni en France et dans le pays où il est commis. Cette disposition est des plus choquantes ; en effet, bien souvent, la législation des États où ils ont lieu facilite et permet les crimes contre l’humanité : la Shoah en est une bien triste preuve, comme le montrent les lois raciales nazies. Moins pessimiste, bien des États n’ont tout simplement pas encore inscrit dans leur droit pénal les crimes évoqués ici ; la France, patrie des droits de l’homme, n’a-t-elle pas attendu mardi dernier pour le faire ?…

Enfin, quatrième et dernier verrou, sans doute le plus choquants : le monopole des poursuites est confié au Parquet, allant contre toute la tradition juridique française : le Parquet seul pourra engager les poursuites. Les victimes, en France, peuvent déclencher les poursuites, qu’on leur ait volé un vélo ou coupé un bras, mais cela ne sera pas possible si l’on est victime de crimes de guerre, de génocides ou de crimes contre l’humanité. Entendez bien : pour les plus graves des crimes, on retirera aux victimes la possibilité d’engager des poursuites, les victimes de tels crimes ne pourront pas se constituer partie civile. Qui plus est, le Parquet dépend directement du pouvoir, et on connait sa frilosité en la matière. N’imaginez pas qu’on vienne embêter les dirigeants africains, nos « amis », en vacances chez nous…

On touche sans doute là du doigt les raisons de l’établissement de tels verrous : préserver nos relations diplomatiques. On sacrifie sur l’autel de nos relations diplomatiques les droits de l’homme qui nous sont pourtant si chers. Le courage politique a déserté les tribunes des deux assemblées de notre Parlement. Oui, si nous avions vraiment voulu défendre les droits de l’homme, défendre une justice pénale supranationale, nous aurions pu produire une belle loi. Bien sûr, les chaises des sommets « Afrique - France » auraient été plus clairsemées, ça aurait fait moins beau aux 20 heures des grandes chaînes, et on aurait perdu quelques intérêts économiques. Mais cela vaut bien notre engagement pluri-centenaire en faveur des droits de l’homme. Trop souvent, on sacrifie nos idéaux à nos relations. Cette loi en est un nouvel exemple, et un bien triste exemple.

La France a donc choisi. Cette « terre d’accueil » qui ne l’est plus, qui renvoie à leur terrible sort et expulse sans ménagement nombre d’immigrés, Érythréens, Afghans, et j’en passe, fuyant guerres et conditions de vie insoutenables, voire, génocides, a donc décidé de rester un refuge, l’un des derniers, pour les criminels internationaux. C’est profondément choquant. Car la question qui se pose à nous, Français, qui avons vu périr dans le feu d’Oradour femmes et enfants, qui avons été aux premières loges de l’extermination des juifs, des tziganes, des homosexuels lors de la Seconde Guerre mondiale, qui avons même participé à ces massacres comme en témoigne la rafle de Vel’ d’Hiv, est la suivante : doit-on se satisfaire que l’on renvoie chez eux les victimes, par charters entiers, tout en permettant le séjour serein de leurs bourreaux ?

Facebook & vie privée

On pourrait reprocher bien des choses à cette entreprise de débilisation planétaire qu’est le réseau « social » Facebook. Tout d’abord, la décadence de l’amitié ; ce sentiment d’amour qui naissait envers l’autre « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Montaigne), devient aujourd’hui un vulgaire accord bipartite : parce que je l’ai ajouté, parce qu’il m’a accepté… Vulgarisation déprimante pour l’humaniste que je suis, où l’on coure après son nombre d‘« amis » comme un trader après ses actions, où l’on valide untel et cet autre spontanément, refusant tout aussi promptement, et avec la netteté froide d’une lame de guillotine, cette personne que l’on n’aime pas, comme si l’amitié n’était qu’un état logique, ami ou pas ami ; comme si l’être humain était sans contraste, manichéen, bien ou mal ; noir ou blanc ; ami ou méprisable. L’amitié à la Facebook est vidée de toute substance, et elle est hypocrite : l’argent ne fait pas le bonheur, pas plus que le nombre de faux amis accumulés dans cette course effrénée digne d’un capitalisme des sentiments. Un seul vrai ami engendre un bonheur incommensurable, tandis que la façade du site internet américain n’est qu’un masque de faux-sentiments, une illusion, le fantasme d’une autre vie. On pourrait aussi critiquer la véritable débilisation des utilisateurs, qui s’échangent kyrielle d’ineptes « cadeaux » numériques ; cœurs, points spéciaux, et j’en passe ; qui se complaisent dans des jeux enfantins de gestion de ferme, du genre tamagochi géant, ou d’arcade leur permettant de se confronter les uns les autres ; qui rejoignent des groupes ridicules. Tout cela ne sert à rien, le temps dilapidé sur Facebook est pure perte. Et l’on ne manque pas de s’y ridiculiser par là même.

Mais l’objet de cet article est tout autre : récemment, Matt McKeon a réalisé des diagrammes représentant la politique par défaut de Facebook vis-à-vis de la vie privée de ses utilisateurs, et le résultat est saisissant : Voir l’ensemble des graphiques.

De 2005 à 2010, dans le même temps que le nombre de ses utilisateurs explosait, le réseau a clairement évolué vers une politique vis-à-vis de la vie privée très laxiste, démontrant par là même sa volonté d’en finir avec cette vie privée. Bien sûr, il s’agit là des règles par défaut, et l’on peut sans doute les modifier, mais qu’importe : le fait est là, et choquant.

D’une part, parce que bon nombre des utilisateurs de Facebook sont des néophytes, emportés par la vague de ce réseau « social » sans bien en comprendre tous les tenants et les aboutissants, et il y a fort à parier qu’il ne savent pas tous que leurs informations personnelles sont ainsi éventées, ni qu’il peuvent endiguer un peu cette fuite de leurs données en changeant les réglages. C’est donc insidieux que d’imposer par défaut la publicité des données à des utilisateurs qui ne maîtrisent pas encore ces outils d’un nouveau genre, et qui, sans en avoir conscience, peuvent rendre publiques des informations qui relevaient de la sphère privée. C’est cela que la Cnil dénonce, c’était (déjà…) en janvier 2008 :

« En effet, comme l’utilisateur ne maîtrise pas assez ces nouveaux outils, il apprend trop souvent à s’en servir à ses dépens. Par exemple, même quand l’outil est paramétrable, la configuration par défaut favorise souvent une diffusion très large des données,  si bien que des informations devant rester dans la sphère privée se retrouvent souvent exposées à tous sur Internet.

L’utilisateur n’est donc pas toujours conscient qu’en dévoilant des données sur sa vie privée, ses habitudes de vie, ses loisirs, voire ses opinions politiques ou religieuses, il permet aux sites de se constituer de formidables gisements de données susceptibles ainsi de provoquer de multiples sollicitations commerciales. » (souligné par nous)

Car l’enjeu est bien là : les mêmes qui critiquaient l’instauration des fichiers de police (Edvige, pour n’en citer qu’un), parce qu’ils menaçaient leur intimité, nourrissent parallèlement et inconsciemment un fichier plus vaste encore et sous le contrôle d’une entreprise privée : Facebook. On pouvait notamment lire l’an dernier des commentaires de détectives privés, cités par Libération : « Les gens racontent toute leur vie en détail. Et le plus fou : les informations sont exactes, la plupart ne mentent même pas. […] Il n’empêche, Facebook est très efficace, bien plus utile que les fichiers policiers comme Edvige. La Cnil ne nous met pas des bâtons dans les roues. » Véritable filon économique, ce fichier à faire pâlir FBI et RG est sans doute largement exploité ; que peut-on espérer d’autre d’une entreprise qui possède cette banque de données inestimable et peine à équilibrer son budget ?

D’autre part, et c’est encore plus grave, cette évolution significative de la politique de vie privée traduit une véritable volonté d’en finir. Cette volonté n’est pas une interprétation délirante, elle est assumée par Mark Zuckerberg lui-même qui voit dans la vie privée un concept ringard : « les gens sont à l’aise, nous dit-il, non seulement avec le fait de partager plus d’informations différentes, mais ils sont également plus ouverts, et à plus de personnes. La norme sociale a évoluée ces dernières années. » D’où ces évolutions dangereuses vers moins d’intimité, moins de vie privée, et moins de liberté car, comme a pu le dire Soljenitsyne, « notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences ». Pire preuve : Facebook s’est doté de groupes de pression ; de lobbies pour les anglophiles, envoyés à Washington et Bruxelles afin d’infléchir les décisions relatives à la vie privée et conduire à l’avènement de la « nouvelle norme Facebook » en la matière, à savoir : la disparition de toute parcelle d’intimité… Cela dénote une véritable méconnaissance des enjeux relatifs à la vie privée, qui n’est pas un délire de juriste moyenâgeux mais bel et bien une condition nécessaire à la liberté, au bonheur : la vie privée est la première des libertés, la liberté primordiale sans laquelle aucune autre ne peut être. À moins que ce ne soit là un comportement tout simplement dicté par les intérêts économiques aveuglants de l’entreprise…

Apparemment, de plus en plus d’utilisateurs désillusionnés (à juste titre) quittent (à juste titre encore) Facebook et, comme le titrait Wired récemment : « Facebook’s Gone Rogue; It’s Time for an Open Alternative » Pourquoi pas, soyons fous, appeler de nos vœux un autre réseau social, respectueux de la vie privée ? L’espoir est permis.

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