Étiquette : États-Unis

Les électeurs cachés de Trump

Nous pensions connaître des choses sur les élections, les dynamiques de vote, la manière dont fonctionne la démocratie et les outils qui permettent d’en prendre le pouls. Force est de constater que nous péchions largement par optimisme. Beaucoup de nos certitudes en sciences politiques s’avèrent, à l’aune de la folle nuit électorale de mardi, qui a vu la victoire inattendue de Donald Trump, de bien piètres prétentions.

Clinton, future présidente d’une Amérique en lambeaux ?

À quelques jours des élections américaines, et alors que près d’un tiers des électeurs a déjà glissé son bulletin dans l’urne (une expression qui, à l’heure du vote électronique, est d’ailleurs de plus en plus métaphorique), l’issue du scrutin présidentiel ne fait plus guère de doute : Hillary Clinton, qui a fait la course en tête, remportera vraisemblablement la maison blanche et succédera à Barack Obama à la tête du pays. Les marchés de paris la donnent actuellement victorieuse avec une probabilité de près de 80 %1, en phase avec la plupart des modèles statistiques qui tentent d’anticiper les résultats à partir des sondages et des données socio-économiques du pays ; le New York Times évalue ainsi à 84 % les chances de succès de la candidate démocrate, et bon nombre d’autres modèles lui prédisent entre 86 % et 99 % de réussite2. Pourtant, si l’on en croit la presse, l’élection sera serrée, et le risque de voir Trump s’emparer in extremis de la présidence n’est pas nul. Le vote populaire n’est, en effet, pas nettement en faveur d’Hillary Clinton : si l’on s’en tient aux derniers sondages, l’écart entre les deux concurrents est des plus faibles – et se situe dans la marge d’erreur, ce qui semble laisser ouvertes toutes les portes3.

  1. https://electionbettingodds.com/ []
  2. http://www.nytimes.com/interactive/2016/upshot/presidential-polls-forecast.html []
  3. http://www.realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html []

L’Amérique et la banalité du mal

« Abyssus abyssum invocat. » (Ps. 42.8)

Drapeau américain

Depuis le 11 septembre 2001, notre monde a changé. La chute du mur de Berlin, il y a vingt-cinq ans, portait la promesse de relations nouvelles, multipolaires. La fin de la guerre froide résonnait comme la fin de toutes les guerres, au moins à l’échelle de la planète. La mondialisation prenait alors son envol. Mais les rêves se sont effondrés dans le verre, la poussière et le sang, à l’orée du XXIe siècle, en plein cœur de Manhattan.

Depuis, nous vivons dans la peur. Peur que cet autre ne cache une bombe dans son sac, par exemple, parce qu’il lit le Coran. Peurs fantasmatiques dans des pays largement épargnés sur leurs sols, ou qui ont su les protéger. Peurs qui inspirent, pourtant, des lois sécuritaires qui marchandent nos libertés. Durant la décennie 2003-2013, le plan Vigipirate s’échelonnait sur cinq niveaux d’alerte : blanc, jaune, orange, rouge et écarlate. Après 2005, il n’est jamais descendu sous le rouge. L’état d’exception, motivé par le risque, est doucement devenu la norme. Depuis février dernier, et la mise en place d’un nouveau code à deux niveaux, le plan rouge d’hier est désormais la vigilance « normale ». Fini, le temps où les militaires ne hantaient pas nos gares et nos aéroports ; où nos déplacements n’étaient pas enregistrés dans leurs moindres détails par des caméras intelligentes ; où le web n’était pas menacé par un filtrage vain ou une surveillance toujours plus intrusive ; où les procédures pénales n’étaient pas contaminées par des régimes d’exception, conçus d’abord pour lutter contre le terrorisme, mais qui finissent souvent par déborder leur but ; où chaque valise perdue ne donnait pas lieu à un périmètre de sécurité destiné presque toujours à prévenir l’explosion… d’une garde-robe. Désormais, tout cela fait partie de la « posture permanente de sécurité » – tout cela est même entré dans les mœurs. On accepte la vidéosurveillance sous prétexte qu’on n’a rien à cacher, l’omniprésence militaire parce qu’elle nous sécurise. Dans leur chute, les deux tours ont aussi entraîné quelques-unes de nos valeurs. Nous les jugions si belles que tout fut sacrifié pour les défendre – tout, y compris une partie d’elles-mêmes.

Souvent, on ne mesure pas les conséquences de notre légèreté avec les libertés. Au lendemain du 11 septembre, le Patriot act et les interrogatoires musclés pouvaient sembler légitimes. Mais l’Amérique qui se regarde comme dans un miroir doit bien admettre ces jours-ci qu’elle a, à cet instant, transigé avec les valeurs qui la fondent ; qu’elle a perdu son âme, sans fracas. Sans même qu’elle ne s’en rende compte. Le rapport rendu public cette semaine1 est accablant : la CIA, avec l’aval de l’administration Bush, a détenu au moins 119 personnes en dehors de tout cadre juridique et au mépris des conventions internationales relatives aux droits humains. Elle les a torturées dans l’espoir d’obtenir des informations utiles à la lutte contre le terrorisme – et malgré la violence, « à aucun moment » les témoignages recueillis n’ont permis de contrecarrer une quelconque menace. L’un des prisonniers, au moins, a succombé à ces traitements. Un quart d’entre eux, au moins, était détenu « par erreur ». Voilà qui montre une fois encore la fragilité, toujours sous-estimée, de nos valeurs et de nos idéaux. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le Bill of Rights ne sont pas des garanties définitives contre l’horreur. Cet événement nous rappelle qu’au fond, il n’y a jamais de bonne raison de transiger avec eux.

On se demande souvent comment la Shoah fut possible. Comment des fonctionnaires, des dignitaires, des soldats nazis – et finalement tout un peuple, ont pu laisser faire, sinon commettre un tel crime. Et l’on se dit parfois que ces nazis devaient être des monstres, qui ne méritaient rien d’autre que l’anéantissement. Mais, quand on y songe : peut-on vraiment penser qu’il y avait, en Allemagne, près de soixante-dix millions de monstres ? Avec une assurance orgueilleuse, nous prétendons que nous aurions agi différemment, si nous avions été Allemands dans les années 30 – mais nous savons bien aussi, au fond de nous, que rien n’est moins sûr, et que les tourments de l’histoire entraînent parfois les hommes bien au-delà de leurs propres limites, lorsqu’ils se laissent aller. Cela se vérifie encore à notre époque. Nous abhorrons la torture et l’arbitraire. Pourtant, au lendemain des attentats de 2001, l’Amérique a laissé torturer et traiter hors du droit des prisonniers de guerre, parmi lesquels des innocents. Ironie de l’histoire, c’est la patrie où Arendt trouva refuge qui illustre à l’orée de ce siècle la banalité du mal. Ce qui caractérisait Eichmann, remarque Hannah Arendt dans La Vie de l’esprit, « ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée ». C’est cette absence de pensée, dont l’abandon des valeurs n’est finalement qu’un avatar, qui autorise le mal. Las, les voix indignées par les dérives sécuritaires ne sont plus entendues à notre époque. L’opinion publique admet bien des reniements. Après tout, comme on l’entend souvent, ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont pas à s’en faire – n’ont même pas à s’y intéresser. Même pas à y penser, en somme.

Nos nations sont fortes. Elles ne se laisseront pas abattre par le fanatisme ou la haine. Cependant, cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas perdre la guerre, car il y a des défaites bien pires que les déroutes militaires. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit : « Que celui qui lutte avec des monstres veille à ce que cela ne le transforme pas en monstre. Et si tu regardes longtemps au fond d’un abîme, l’abîme aussi regarde au fond de toi. » En reniant nos valeurs pour lutter mieux (du moins, le pensons-nous), nous ne vendons pas seulement notre âme, nous exauçons aussi le rêve des fanatiques. Abdiquer la liberté au nom de l’affrontement contre les ennemis de la liberté fait non-sens, finalement. C’est ainsi que gagnent les terroristes.

  1. Le rapport est disponible sur le site du New York Times : http://www.nytimes.com/interactive/2014/12/09/world/cia-torture-report-document.html?_r=0 []

La Justice qui tue

[MàJ : la manière dont Troy a été exécuté, son exécution suspendue à la dernière minute pour finalement avoir lieu un peu plus de quatre heures après, rajoute de l’inhumanité à l’injustice du traitement qu’il a subi. Ce petit jeu avec la vie du condamné à tort, avec ses espoirs, est scandaleux.]

« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. » (Jean Jaurès)

Il y a trente ans, le 18 septembre 1981, l’Assemblée nationale votait l’abolition de la peine capitale en France, mettant enfin un terme en Europe occidentale à la barbarie d’une Justice qui tue. Par-delà l’océan, cette nuit, comme un nauséabond écho, la Justice américaine s’apprête à assassiner Troy Davis, noir qu’on accuse du meurtre d’un policier blanc qu’il n’a sans doute même pas commis…

À l’instant où vous lirez ces lignes, Troy Davis sera probablement mort, empoisonné par les bourreaux américains. À l’instant où je les écris, il attend l’issue fatale. Lui qui n’a sans doute rien fait, lui qui n’a eu pour seul tort que d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment, attend sa mort dans un état qu’il serait même impossible de décrire par des mots. À l’heure où j’écris ces quelques lignes, Troy vit et respire encore. En Géorgie où il croupit, le ciel se fait menaçant. Derrière les murs de sa prison, des manifestants tentent désespérément de faire entendre raison au système inhumain qui l’oppresse. À travers le monde, d’autres rassemblements s’organisent, comme un début de veillée funèbre aux airs planétaires. Troy sait qu’il va mourir, la fin immuable de sa tragédie se dessine évidente à ses yeux comme aux nôtres ; mais ni lui, puisqu’il est homme, ni nous, devant son courage face à l’injustice, ne saurions nous y résigner…

J’essaie d’imaginer l’état de cet homme, à cette heure, lui pour qui le soleil qui chez moi est déjà couché ne se lèvera plus. Lui qui ne mangera plus. Lui qui ne verra plus ses amis, sa famille. Si l’assassin assassiné, déjà, est un scandale, il n’est pas de mot assez fort pour décrire l’horreur du meurtre par un État d’un citoyen innocent, car son dossier, en effet, est affreusement vide.

Les faits, puisque nous y sommes, se sont produits alors que je n’étais pas encore né. Troy, quant à lui, avait l’âge que j’ai aujourd’hui : dix-neuf ans. Il avait encore pour lui l’avenir, même si la couleur de sa peau devait déjà le handicaper. Mais en août 1989, son destin bascule. Le 19 de ce mois, un jeune policier, qui n’était pas en service, intervient pour mettre un terme à l’agression d’un SDF, mettant en fuite ses trois agresseurs. L’un d’eux, poursuivi, tire sur le policier et le tue. C’était il y a plus de vingt ans, quelque part dans la ville de Savannah, en Géorgie ; à un endroit où Troy eut le malheur de se trouver lui aussi. Bien vite, il fait figure de coupable idéal ; les témoins le désignent et, malgré l’absence de preuve matérielle ; malgré l’absence, même, de l’arme de crime, Troy est condamné à mort. Nous sommes alors en 1991.

Notre homme est donc expédié dans les couloirs de la mort sous la seule foi de neuf témoins, dont sept aujourd’hui ont fait machine arrière sous serment ! Sept de ses neuf accusateurs avouèrent en effet, par la suite, en 2007, avoir subi des pressions policières, ou même avoir eu peur de contredire la « version officielle ». Certains affirmèrent alors n’avoir en fait pas reconnu Troy comme l’agresseur. Pire que cela, un faisceau d’indices tend à montrer qu’un autre homme, Sylvester Coles, serait le meurtrier… « Le meurtrier était gaucher », se souvient un témoin. Troy est droitier ; et ce n’est là qu’un exemple d’incohérence mis au jour depuis l’affaire.

Ces révélations devraient terrifier les juges. Il n’en est rien. Elles ont pourtant secoué les jurés qui, en 1991, avaient condamné à mort Troy Davis. Alors que l’unanimité du jury est nécessaire pour prononcer une telle peine, plusieurs d’entre eux affirment aujourd’hui qu’au vu de ces nouveaux développements, ils n’auraient tout bonnement pas condamné Troy. Le dossier est vide, comme sont forcés de la constater toutes celles et tous ceux qui se penchent dessus quelques instants. C’est le cas par exemple du président Jimmy Carter, qui a fait savoir dans une lettre son opposition à l’exécution de cet accusé qui s’avère bien plutôt victime de la machine judiciaire.

Comme souvent, une fois le crime commis, il fallut pour calmer l’émoi trouver rapidement le coupable. Et à défaut, un coupable. Le noir Troy Davis, qui traînait par là, en fait un idéal ; qu’importe qu’il ne s’agisse pas de lui, l’important pour cette Justice américaine, bien plus que d’exhumer la vérité, c’est de mimer l’efficacité. Alors, selon ce que l’on appelle « l’effet tunnel » qui, déjà, a fait tant de mal à cet autre condamné à tort qu’est Hank Skinner, l’enquête glisse de la recherche du coupable à la recherche de preuves inculpant le coupable que l’on s’est choisi. On n’enquêtait plus, on cherchait juste des éléments accablant Troy Davis. Pauvre Justice…

Troy Davis, nous dit-on, a tué un policier… mais il n’y a pas de preuve ! L’arme du crime ? Volatilisée ! Aucun élément matériel ne vient accuser notre pauvre homme ; seuls l’accablent les témoignages de neuf personnes… dont sept, depuis, se sont rétractées, avouant même avoir menti pour bien paraître ! Condamner quelqu’un dans le doute, a fortiori à mort, est déjà impensable : le condamner alors qu’on a la quasi-certitude de son innocence est un non-sens. C’est un crime exécuté avec froideur par l’État. Malgré cela, malgré les doutes insupportables, pour ne pas dire les failles béantes du dossier, les juridictions de l’État de Géorgie restent sourdes. Les demandes de grâces sont machinalement rejetées.

Alors on mesure l’ampleur du scandale, la révolte qui s’empare de milliers d’hommes et de femmes de par le monde qui ressentent dans leur chair l’horreur de l’Injustice et la colère de l’impuissance. C’est cela qui transpire de ces manifestations dans les grandes villes de France et d’ailleurs, cela qui transparaît dans ces millions de messages sur les réseaux sociaux. Personne n’est indifférent, mais tous, moi le premier, nous sommes gagnés par cette amertume de ne rien pouvoir faire. On assiste au drame, il ne reste maintenant plus que quelques minutes. Je me souviens ici des lignes terribles par lesquelles Robert Badinter décrivait, dans l’Exécution, les derniers instants de Bontems, son client, qui fut guillotiné. Ces instants terribles où la Justice devient bestiale, où les hommes sombrent dans la cruauté légitimée. Quand la lame de la guillotine s’abat, le crime change de camp. Quand l’injection est terminée, l’assassin n’est plus celui qu’on croit. À l’heure qu’il est, on a dû proposer quelque médicament à Troy afin de le décontracter. Il n’est plus qu’à quelques mètres, et à quelques minutes, de sa mort.

Cette Justice qui tue ne grandit pas le « pays des libertés »… Aux États-Unis, secoués par cette affaire, les journaux prennent position. Pour l’abolition.

« Nous ne savons pas si Davis est innocent ou pas. Lui seul le sait, avance le Los Angeles Times que je cite à partir du Monde. Mais tant de doutes ont surgi depuis sa condamnation qu’il est impossible de dire avec certitude s’il est coupable. C’est pourquoi sa peine aurait dû être commuée en prison à vie, sans discussion, et c’est pourquoi la peine de mort doit être abolie. […] Cette exécution, si elle est menée à son terme, doit rappeler à tous les Américains l’injustice inhérente à une méthode de punition primitive. »

« D’un bout à l’autre des États-Unis, le processus légal de la peine de mort a prouvé son caractère discriminatoire et injuste, assène le New York Times. […] Cas après cas, les raisons s’accumulent pour abolir la peine de mort. »

La peine de mort, par essence définitive, ne saurait correspondre à un système humain, trop humain, et donc imparfait. Elle présuppose de plus, comme le rappelait il y a trente ans Robert Badinter, que les hommes puissent être totalement coupables, c’est-à-dire, totalement responsables, ce qui est absurde. La peine de mort est barbare. Des institutions qui tuent ne sauraient se targuer du nom de « Justice ».

Je repense, enfin, à Troy Davis tout près maintenant de son dernier souffle. J’essaie d’imaginer la souffrance mentale d’un homme avec la vie duquel on joue ; que l’on prévoie de tuer un jour pour finalement le tuer le lendemain. Quel est l’état d’esprit de celui qui se sait innocent, contre qui la machine s’abat cruellement, d’autant plus cruellement qu’elle lui procure de faux espoirs ? Troy sait que tout est fini, désormais. Il a adressé une dernière lettre à ses nombreux soutiens, parfois de poids, mais finalement sans effet. Quelques derniers mots d’un courage effroyable :

« There are so many more Troy Davis’. This fight to end the death penalty is not won or lost through me but through our strength to move forward and save every innocent person in captivity around the globe. We need to dismantle this Unjust system city by city, state by state and country by country.

I can’t wait to Stand with you, no matter if that is in physical or spiritual form, I will one day be announcing,

“I AM TROY DAVIS, and I AM FREE!”

Never Stop Fighting for Justice and We will Win! »

Justice expéditive

Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la télé, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la mort d’Oussama Ben Laden. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que « justice est faite » lorsqu’on assassine celui dont les crimes lui valent d’être partout nié dans son humanité, partout taxé de monstre. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les circonstances, l’immersion du corps, la vocation de justice et les effets meurtriers, les conséquences politiques et même la formation du commando d’élite. Nous nous résumerons en une phrase : une justice qui tue, ce n’est plus la Justice, car même celui que l’on fantasme comme le plus monstrueux des hommes n’en demeure pas moins homme. Il va falloir prendre conscience, dans un avenir plus ou moins proche, qu’infliger un traitement inhumain à celui qu’on dit monstre fait, de nous-même et du même coup, des monstres ; il va falloir choisir entre l’inhumanité collective ou l’humble humanité face aux abîmes des hommes.

En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une mise à mort, qui se met d’abord au service de la plus âpre rage de vengeance dont la Terre a fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, à la merci du fanatisme et du terrorisme, un État se consacre à un meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.

L’homme est condamné à être libre, à se créer lui-même : son existence, nous dit ainsi Sartre, précède son essence. Plutôt que de nature humain, il est dès lors plus à propos de parler de condition humaine. L’homme n’est pas défini au départ ; il se définit lui-même au fil de son existence. Rien en l’homme ne saurait donc être définitif. Il peut de la sorte librement faire le mal, mais il serait absurde de prétendre que les germes du mal sont en lui, qu’il était mauvais dès sa naissance, préformé dans une monstruosité qui l’emprisonnerait. Bien au contraire, le mal consenti par l’homme trouverait sa source dans les conditions où la vie le jette, et dont la pensée seule peut nous prémunir. Arendt le démontre avec force : le mal est banal, et nous qui cessons de penser ou ne pensons pas assez sommes des criminels en puissance. Bien plus, cela conduit aussi et surtout à conclure que les « monstres » n’existent pas. Les criminels ont beau commettre des actes monstrueux, il n’en sont pas pour autant des monstres mais demeurent, bel et bien, des hommes. Et ces hommes ne sont jamais intégralement responsables, car il est des situations (j’entends, par exemple, des conditions socio-économiques insoutenables) qui pèsent comme des fardeaux. À ce titre, la première victime du criminel, bien souvent, c’est lui-même. Vouloir en faire des monstres, c’est en tout cas d’une certaine façon se voiler la face ; rejeter sur ces monstres un mal que nous sommes pourtant tous susceptibles d’entraîner. C’est sans doute Primo Levi qui en parle le mieux, à propos des gardiens du camp de concentration où il fut lui-même retenu : « Ils étaient faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. »

De cela, nous pouvons tirer au moins deux conséquences : la première, que nos criminels, même « de la pire espèce », restent des hommes faits de la même étoffe que nous et qu’ainsi, en les traitant comme des monstres, c’est nous qui devenons à notre tour des bourreaux ; la seconde, que la monstruosité que leur prête le vulgaire n’est, pour ainsi dire, pas définitive, puisqu’elle n’est pas inscrite en eux mais n’est qu’un choix délibéré. Robert Badinter a déjà dit cela dans son discours demandant l’abolition de la peine capitale en France : « Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. » Il en découle bien évidemment le scandale que constitue la peine de mort, mais aussi le scandale qu’il y a à danser autour du cadavre d’un mort, fut-il le plus grand terroriste de l’Histoire.

Mais il ne faut pas se méprendre ; ce mal banal n’est pas un « mal dilué », il demeure un scandale peut-être plus fort encore, comme je l’ai dit, que lorsqu’il n’était l’apanage que des monstres ; ce mal banal ne disculpe pas non plus les criminels, quels qu’ils soient. Mieux, il nous enjoint à les juger, à les punir, tout en les respectant dans leur humanité. Comprendre le criminel n’empêche pas de le juger, et permet au contraire de le juger humainement. Et le juger humainement est, sans aucun doute, la voie la plus sûre vers le changement et la réinsertion.

Qu’on nous entende bien. Si le terrorisme peut se trouver affaibli après la mort de M. Ben Laden et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable Justice internationale et humaine, où la mort ne sera plus un mur opposé à de prétendus monstres, où l’on saisira qu’on n’est jamais absolument et complètement coupable, où l’on verra enfin derrière le masque du criminel le visage de l’humain qui jamais ne s’efface.

Devant les conditions terrifiantes où l’humanité est jetée, nous apercevons encore mieux qu’une telle Justice humaine indispensable à la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

Les deux premiers et les deux derniers paragraphes sont repris d’un éditorial du journal Combat écrit par Albert Camus au lendemain du bombardement d’Hiroshima. Je ne les ai qu’à peine retouchés tant la situation est similaire. À l’époque, on se réjouissait de l’explosion d’une bombe atomique qui fit des milliers de morts. Aujourd’hui, on ne se réjouit que de la mort d’un seul homme, que le monde haïssait. Mais dans les deux cas, la liesse semble déplacée, elle gêne la conscience. Il est toujours abject de fêter les cadavres.

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