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Justice par-delà l’espèce,
petit essai d’éthique animale

En mémoire de Sammy,
À Loki et Ponpon,
Regards consolateurs…

Il y a chaque jour des animaux qui meurent et qui souffrent injustement, et pourtant nous nous en accommodons, bercés par ce mensonge universel : l’homme est un animal exceptionnel qui a des droits sur l’ensemble de la Création, et tient une place à part au sein de la totalité du vivant. Ce préjugé a pour lui la force tenace de la tradition et, s’il perdure, c’est à la fois parce que les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre lui sont trop peu entendues, en particulier par le monde ancien, et parce que le renversement de ce paradigme exceptionnaliste aurait un retentissement sans égal dans l’histoire de l’humanité, remettant en cause nombre de nos certitudes et de nos conforts. Nous ne pouvons donc pas dire que nous ignorons la souffrance animale ; de plus en plus, elle remplit les journaux. En réalité, nous ne voulons pas la voir, car nous estimons n’avoir à prendre en compte que la souffrance et les intérêts des êtres humains. Notre considération éthique s’arrête là où l’humanité prend fin – toute personne, semble-t-il, est forcément humaine et la justice, se dit-on, n’est que l’affaire des hommes.

La Justice qui tue

[MàJ : la manière dont Troy a été exécuté, son exécution suspendue à la dernière minute pour finalement avoir lieu un peu plus de quatre heures après, rajoute de l’inhumanité à l’injustice du traitement qu’il a subi. Ce petit jeu avec la vie du condamné à tort, avec ses espoirs, est scandaleux.]

« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. » (Jean Jaurès)

Il y a trente ans, le 18 septembre 1981, l’Assemblée nationale votait l’abolition de la peine capitale en France, mettant enfin un terme en Europe occidentale à la barbarie d’une Justice qui tue. Par-delà l’océan, cette nuit, comme un nauséabond écho, la Justice américaine s’apprête à assassiner Troy Davis, noir qu’on accuse du meurtre d’un policier blanc qu’il n’a sans doute même pas commis…

À l’instant où vous lirez ces lignes, Troy Davis sera probablement mort, empoisonné par les bourreaux américains. À l’instant où je les écris, il attend l’issue fatale. Lui qui n’a sans doute rien fait, lui qui n’a eu pour seul tort que d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment, attend sa mort dans un état qu’il serait même impossible de décrire par des mots. À l’heure où j’écris ces quelques lignes, Troy vit et respire encore. En Géorgie où il croupit, le ciel se fait menaçant. Derrière les murs de sa prison, des manifestants tentent désespérément de faire entendre raison au système inhumain qui l’oppresse. À travers le monde, d’autres rassemblements s’organisent, comme un début de veillée funèbre aux airs planétaires. Troy sait qu’il va mourir, la fin immuable de sa tragédie se dessine évidente à ses yeux comme aux nôtres ; mais ni lui, puisqu’il est homme, ni nous, devant son courage face à l’injustice, ne saurions nous y résigner…

J’essaie d’imaginer l’état de cet homme, à cette heure, lui pour qui le soleil qui chez moi est déjà couché ne se lèvera plus. Lui qui ne mangera plus. Lui qui ne verra plus ses amis, sa famille. Si l’assassin assassiné, déjà, est un scandale, il n’est pas de mot assez fort pour décrire l’horreur du meurtre par un État d’un citoyen innocent, car son dossier, en effet, est affreusement vide.

Les faits, puisque nous y sommes, se sont produits alors que je n’étais pas encore né. Troy, quant à lui, avait l’âge que j’ai aujourd’hui : dix-neuf ans. Il avait encore pour lui l’avenir, même si la couleur de sa peau devait déjà le handicaper. Mais en août 1989, son destin bascule. Le 19 de ce mois, un jeune policier, qui n’était pas en service, intervient pour mettre un terme à l’agression d’un SDF, mettant en fuite ses trois agresseurs. L’un d’eux, poursuivi, tire sur le policier et le tue. C’était il y a plus de vingt ans, quelque part dans la ville de Savannah, en Géorgie ; à un endroit où Troy eut le malheur de se trouver lui aussi. Bien vite, il fait figure de coupable idéal ; les témoins le désignent et, malgré l’absence de preuve matérielle ; malgré l’absence, même, de l’arme de crime, Troy est condamné à mort. Nous sommes alors en 1991.

Notre homme est donc expédié dans les couloirs de la mort sous la seule foi de neuf témoins, dont sept aujourd’hui ont fait machine arrière sous serment ! Sept de ses neuf accusateurs avouèrent en effet, par la suite, en 2007, avoir subi des pressions policières, ou même avoir eu peur de contredire la « version officielle ». Certains affirmèrent alors n’avoir en fait pas reconnu Troy comme l’agresseur. Pire que cela, un faisceau d’indices tend à montrer qu’un autre homme, Sylvester Coles, serait le meurtrier… « Le meurtrier était gaucher », se souvient un témoin. Troy est droitier ; et ce n’est là qu’un exemple d’incohérence mis au jour depuis l’affaire.

Ces révélations devraient terrifier les juges. Il n’en est rien. Elles ont pourtant secoué les jurés qui, en 1991, avaient condamné à mort Troy Davis. Alors que l’unanimité du jury est nécessaire pour prononcer une telle peine, plusieurs d’entre eux affirment aujourd’hui qu’au vu de ces nouveaux développements, ils n’auraient tout bonnement pas condamné Troy. Le dossier est vide, comme sont forcés de la constater toutes celles et tous ceux qui se penchent dessus quelques instants. C’est le cas par exemple du président Jimmy Carter, qui a fait savoir dans une lettre son opposition à l’exécution de cet accusé qui s’avère bien plutôt victime de la machine judiciaire.

Comme souvent, une fois le crime commis, il fallut pour calmer l’émoi trouver rapidement le coupable. Et à défaut, un coupable. Le noir Troy Davis, qui traînait par là, en fait un idéal ; qu’importe qu’il ne s’agisse pas de lui, l’important pour cette Justice américaine, bien plus que d’exhumer la vérité, c’est de mimer l’efficacité. Alors, selon ce que l’on appelle « l’effet tunnel » qui, déjà, a fait tant de mal à cet autre condamné à tort qu’est Hank Skinner, l’enquête glisse de la recherche du coupable à la recherche de preuves inculpant le coupable que l’on s’est choisi. On n’enquêtait plus, on cherchait juste des éléments accablant Troy Davis. Pauvre Justice…

Troy Davis, nous dit-on, a tué un policier… mais il n’y a pas de preuve ! L’arme du crime ? Volatilisée ! Aucun élément matériel ne vient accuser notre pauvre homme ; seuls l’accablent les témoignages de neuf personnes… dont sept, depuis, se sont rétractées, avouant même avoir menti pour bien paraître ! Condamner quelqu’un dans le doute, a fortiori à mort, est déjà impensable : le condamner alors qu’on a la quasi-certitude de son innocence est un non-sens. C’est un crime exécuté avec froideur par l’État. Malgré cela, malgré les doutes insupportables, pour ne pas dire les failles béantes du dossier, les juridictions de l’État de Géorgie restent sourdes. Les demandes de grâces sont machinalement rejetées.

Alors on mesure l’ampleur du scandale, la révolte qui s’empare de milliers d’hommes et de femmes de par le monde qui ressentent dans leur chair l’horreur de l’Injustice et la colère de l’impuissance. C’est cela qui transpire de ces manifestations dans les grandes villes de France et d’ailleurs, cela qui transparaît dans ces millions de messages sur les réseaux sociaux. Personne n’est indifférent, mais tous, moi le premier, nous sommes gagnés par cette amertume de ne rien pouvoir faire. On assiste au drame, il ne reste maintenant plus que quelques minutes. Je me souviens ici des lignes terribles par lesquelles Robert Badinter décrivait, dans l’Exécution, les derniers instants de Bontems, son client, qui fut guillotiné. Ces instants terribles où la Justice devient bestiale, où les hommes sombrent dans la cruauté légitimée. Quand la lame de la guillotine s’abat, le crime change de camp. Quand l’injection est terminée, l’assassin n’est plus celui qu’on croit. À l’heure qu’il est, on a dû proposer quelque médicament à Troy afin de le décontracter. Il n’est plus qu’à quelques mètres, et à quelques minutes, de sa mort.

Cette Justice qui tue ne grandit pas le « pays des libertés »… Aux États-Unis, secoués par cette affaire, les journaux prennent position. Pour l’abolition.

« Nous ne savons pas si Davis est innocent ou pas. Lui seul le sait, avance le Los Angeles Times que je cite à partir du Monde. Mais tant de doutes ont surgi depuis sa condamnation qu’il est impossible de dire avec certitude s’il est coupable. C’est pourquoi sa peine aurait dû être commuée en prison à vie, sans discussion, et c’est pourquoi la peine de mort doit être abolie. […] Cette exécution, si elle est menée à son terme, doit rappeler à tous les Américains l’injustice inhérente à une méthode de punition primitive. »

« D’un bout à l’autre des États-Unis, le processus légal de la peine de mort a prouvé son caractère discriminatoire et injuste, assène le New York Times. […] Cas après cas, les raisons s’accumulent pour abolir la peine de mort. »

La peine de mort, par essence définitive, ne saurait correspondre à un système humain, trop humain, et donc imparfait. Elle présuppose de plus, comme le rappelait il y a trente ans Robert Badinter, que les hommes puissent être totalement coupables, c’est-à-dire, totalement responsables, ce qui est absurde. La peine de mort est barbare. Des institutions qui tuent ne sauraient se targuer du nom de « Justice ».

Je repense, enfin, à Troy Davis tout près maintenant de son dernier souffle. J’essaie d’imaginer la souffrance mentale d’un homme avec la vie duquel on joue ; que l’on prévoie de tuer un jour pour finalement le tuer le lendemain. Quel est l’état d’esprit de celui qui se sait innocent, contre qui la machine s’abat cruellement, d’autant plus cruellement qu’elle lui procure de faux espoirs ? Troy sait que tout est fini, désormais. Il a adressé une dernière lettre à ses nombreux soutiens, parfois de poids, mais finalement sans effet. Quelques derniers mots d’un courage effroyable :

« There are so many more Troy Davis’. This fight to end the death penalty is not won or lost through me but through our strength to move forward and save every innocent person in captivity around the globe. We need to dismantle this Unjust system city by city, state by state and country by country.

I can’t wait to Stand with you, no matter if that is in physical or spiritual form, I will one day be announcing,

“I AM TROY DAVIS, and I AM FREE!”

Never Stop Fighting for Justice and We will Win! »

Garde à vue inconstitutionnelle

« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi. »

- Article IX de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution »

- Article XVI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Ce vendredi 30 juillet, un peu avant 14 heures 30, le Conseil Constitutionnel a rendu publique sa décision 2010-14/22 QPC relative à la garde à vue, et c’est une décision grandement réjouissante. Les sages ont en effet estimé que les articles 62, 63, 63-1, 77, et les alinéas 1 à 6 de l’article 63-4 du code de procédure pénale, qui régissent la garde à vue de droit commun, ne sont pas conformes à la Constitution, en refusant toutefois de statuer sur l’alinéa 7 de l’article 63-4 et l’article 706-73, qui concernent eux la garde à vue en matière de terrorisme et de crime organisé, considérant qu’il les a déjà déclarés constitutionnels par sa décision 2004-492 DC. Bien conscient qu’en abrogeant la garde à vue dès publication au journal officiel de cette décision, le Conseil Constitutionnel aurait déclenché un chaos juridique inouï, il a reporté les effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité au premier juillet 2011. Les sages de la rue Montpensier laissent donc un peu moins d’un an à la Chancellerie pour faire voter une nouvelle loi afin de faire évoluer notre code de procédure pénale pour réformer la procédure de la garde à vue, loi qui ne manquera pas de repasser entre les mains du Conseil une fois votée.

Cette abrogation différée est un soulagement. En effet, aujourd’hui, on abuse plus qu’on use de la garde à vue, son application s’étant effroyablement banalisée. Effroyablement, parce que celui qui décide du placement n’est ni plus ni moins qu’on officier de police judiciaire (OPJ), et qu’à aucun moment un magistrat du siège n’intervient lors du placement. Seul le Procureur est prévenu, et c’est lui qui décide du prolongement de 24 heures. Or, les faits divers se succèdent qui nous le prouvent, la Cour Européenne des Droits de l’Homme elle-même le soutient dans sa jurisprudence (arrêt Medvedyev c. France) : le Procureur, en France, pays de Montesquieu, ne peut pas être considéré comme indépendant du pouvoir exécutif. La banalisation de la garde à vue, son usage à outrance et le fait que le Parquet la dirige fait courir un risque grave, comme l’ont fort bien souligné les avocats venus plaider devant le Conseil le 20 juillet dernier : le risque de l’arbitraire.

Qui plus est, comme le soulignaient ces mêmes avocats, les conditions de détention sont terrifiantes. Locaux souvent vieux, pour ne pas dire insalubres, sentant l’urine. Si, comme l’affirme cette citation souvent prêtée à Camus, « une société se juge à l’état de ses prisons », nous avons du souci à nous faire tant les geôles de la République semblent tout droit sorties d’un autre âge. Associées au traumatisme d’être privé de liberté, à l’angoisse d’être enfermé, coupé du monde, ne pouvant plus passer qu’un coup de téléphone, ces conditions inhumaines de détention font de la garde à vue, pourtant exagérément employée, une expérience marquante, psychologiquement et physiquement, qui bouleverse une personne innocente, car à ce stade elle est encore présumée l’être. Peut-on seulement décrire par des mots ce qui, il faut l’avouer, est une torture institutionnalisée ? Quand bien même, ces mots seraient sans doute bien trop violents. Bien trop crus. Car la réalité des conditions est telle.

Et la victime de ce système est abandonnée à sa solitude angoissée, ballotée entre sa cellule dégueulasse et des interrogatoires invasifs, acculée par des questions auxquelles elle ne sait que répondre ; auxquelles, parfois, elle ne comprend même rien. Quand elle sort de l’atmosphère pesante, puante, de sa petite pièce pour rencontrer l’OPJ, c’est à peine une bouffée d’air frais qui la réconforte, car immédiatement dans le bureau, considérée bien souvent comme déjà-coupable, devant avouer, un poids aussi lourd que sont sales les cellules s’effondre sur elle : l’interrogatoire. La garde à vue est un rouage vicieux de cette Inquisition moderne qu’est la quête effrénée de l’Aveu. Car c’est là le point clé : notre justice fonctionne à l’aveu, la reine des preuves. Et l’aveu, elle le cherche avec une telle violence qu’il en devient, ipso facto, suspect. Garde à vue, ce n’est qu’un autre nom pour orner une pratique sensiblement identique à celle de l’Inquisition. Car rejeté par la houle policière entre le rocher des questions et la falaise des conditions inhumaines de sa détention, plongé dans un système aux relents kafkaïens, quand sa tête émerge de l’eau, pour mettre un terme à tout cela, pour arrêter le massacre, pour que tout cesse, le suspect hurle « C’est moi ! » Quand bien même ce ne serait pas lui ! Que valent des Aveux obtenus par la force ? Et quelle confiance avons nous dans nos dossiers pour ne nous fier, en fin de comptes, qu’aux Aveux ?

Cela, c’est la solitude du gardé à vue qui le permet ; c’est la manifeste négation des droits de la Défense qui en est à l’origine. En effet, le gardé à vue est livré à lui-même : l’avocat est loin d’être le bienvenu lors de la garde à vue. Il n’a pas accès au dossier de son client. Il ne peut l’entrevoir qu’une petite demi-heure. Bien souvent, il arrive trop tard, quand son client a déjà parlé. L’un des avocats venus devant le Conseil le 20 juillet a exprimé de manière poignante cela, nous disant qu’il arrivait, qu’un officier lui disait un nom, « Dupont » ; un méfait, « vol » ; l’endroit où il croupissait, « cellule deux ». Et c’est tout. L’avocat retrouve alors un client angoissé, tendu, qui voudrait savoir ce qu’il risque. Et l’avocat fait alors la dure expérience de l’impuissance. Ce que risque son client, sans le dossier, il n’en sait rien. Ce qu’il peut faire pour lui et pour sa Défense : rien. À part l’écouter, le rassurer, s’assurer qu’il a mangé, qu’il va bien. Lui dire, parce que les OPJ l’omettent souvent, qu’il a le droit de garder le silence. Et déjà on vient le retirer de la cellule, les trente maigres minutes s’étant bien vite écoulées, écroulées. Il est impossible dès lors de bâtir une Défense. Et pourtant, c’est dans ces quelques heures de garde à vue que, souvent, se scelle le destin du suspect. Tout ce qu’il a dit sera utilisé contre lui ; pour peu qu’il ait avoué, désespéré, il aura à trainer tout au long du procès un boulet qui, sûrement, le coulera aussi au prononcé du jugement. Et cet instant si crucial pour le jugement final, il se déroule hors la présence d’un quelconque Défenseur. Le Conseil Constitutionnel le reconnait lui-même dans son communiqué de presse de ce jour :

« La proportion des procédures soumises à une instruction préparatoire représente désormais moins de 3% des dossiers. Dans le cadre du traitement dit ”en temps réel” des procédures pénales, une personne est aujourd’hui le plus souvent jugée sur la base des seuls éléments de preuve rassemblés avant l’expiration de sa garde à vue. Celle-ci est devenue la phase principale de constitution du dossier de la procédure en vue du jugement de la personne mise en cause. »

N’est-il pas choquant que, lors de « la phase principale de constitution du dossier », l’avocat soit exclu ? Un telle négation des droits de la Défense est-elle acceptable dans notre République ? Est-ce là bien ce que l’on attend d’un État de droit et de justice ? Bien sûr que non. Et c’est ce qu’ont dit, aujourd’hui et fort heureusement, les sages du Conseil.

La décision est claire, elle est fondée sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, comme le résume le considérant 29 (souligné par nous) :

« les articles 62, 63, 63-1, 63-4, alinéas 1er à 6, et 77 du code de procédure pénale n’instituent pas les garanties appropriées à l’utilisation qui est faite de la garde à vue compte tenu des évolutions précédemment rappelées ; qu’ainsi, la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties ne peut plus être regardée comme équilibrée ; que, par suite, ces dispositions méconnaissent les articles 9 et 16 de la Déclaration de 1789 et doivent être déclarées contraires à la Constitution »

Démission

Hier, nous fêtions les 12 ans de la signature du Statut de Rome, adopté le 17 juillet 1998 dans la capitale italienne. Ce statut établit les règles de fonctionnement de la Cour Pénale Internationale ; ils sont la base d’une justice pénale supranationale qui punirait, par-delà les frontières, les crimes les plus atroces que constituent les crimes de guerre, les génocides et les crimes contre l’humanité. Aujourd’hui, 111 pays sont États Parties au Statut de Rome. Reprenons le préambule de ce statut pour bien percevoir les enjeux de cette Cour Pénale Internationale :

Les États Parties au présent Statut,

Conscients que tous les peuples sont unis par des liens étroits et que leurs cultures forment un patrimoine commun, et soucieux du fait que cette mosaïque délicate puisse être brisée à tout moment,

Ayant à l’esprit qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine,

Reconnaissant que des crimes d’une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde,

Affirmant que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale,

Déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes,

Rappelant qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux,

Réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies et, en particulier, que tous les États doivent s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies,

Soulignant à cet égard que rien dans le présent Statut ne peut être interprété comme autorisant un État Partie à intervenir dans un conflit armé relevant des affaires intérieures d’un autre État,

Déterminés, à ces fins et dans l’intérêt des générations présentes et futures, à créer une cour pénale internationale permanente et indépendante reliée au système des Nations Unies, ayant compétence à l’égard des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale,

Soulignant que la cour pénale internationale dont le présent Statut porte création est complémentaire des juridictions criminelles nationales,

Résolus à garantir durablement le respect de la mise en œuvre de la justice internationale,

Sont convenus de ce qui suit :

S’en suivent les treize chapitres du statut. La création d’une cour pénale internationale est donc la continuité de ce cri du cœur poussé depuis Nuremberg, de ce « plus jamais ça » hurlé dans le silence des consciences d’hommes qui ont brusquement entraperçu la possibilité du pire. Mais la cour ainsi instituée n’efface pas les États, elle n’est pas une force nucléaire juridique, elle n’a pas vocation à remplacer les juridictions nationales. Le préambule le souligne : « la cour pénale internationale dont le présent Statut porte création est complémentaire des juridictions criminelles nationales », rappelant même « qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». C’est un exemple d’application du principe de subsidiarité : les États doivent punir eux-mêmes les criminels internationaux, la Cour Pénale Internationale ne prenant le relais qu’en cas de défaillance, d’incapacité ou de mauvaise volonté de l’un d’eux.

La France (et les États européens dans une plus large mesure) est bien entendu signataire de la première heure de ce statut, elle en est aussi l’un des grands inspirateurs et défenseurs sur la scène internationale. Pourtant, la loi que notre Parlement a adopté ce mardi 13 juillet, à la veille de notre fête nationale, et qui avait pour but d’adapter notre droit pénal à la cour pénale internationale traduit une véritable démission de notre pays ; démission d’un engagement plusieurs fois centenaire en faveur des droits de l’homme, et démission aussi d’une volonté de faire émerger une justice supranationale digne de ce nom. Sans que cela n’émeuve plus que ça les médias, trop occupés qu’ils sont à osciller entre marronnier caniculaire et feuilleton de l’été Bettencourt-Woerth.

Il aura donc fallu douze années à la France pour adapter son droit pénal à ce statut. Et cette adaptation laisse à désirer, et même pire : elle est choquante. « Génocidaires, bienvenue en France ! », lançait bakchich.info en titre d’un article publié le 7 juillet. Loin d’être provocant, ce titre reflète, ni plus ni moins, la réalité de la loi votée. En effet, si elle est bien une avancée dans le sens où elle fait enfin rentrer dans notre code pénal les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les génocides, elle établit aussi quatre obstacles, quatre « verrous », qui empêchent dans les faits quasiment toute poursuite d’un présumé criminel de guerre en France.

Contre la philosophie même du Statut de Rome, tout d’abord : elle inverse le principe de subsidiarité. Alors que c’est à la juridiction de l’État de poursuivre d’abord les personnes soupçonnées des crimes évoqués avant selon les « considérant » du statut, la loi votée dispose que c’est seulement si la Cour Pénale Internationale renonce expressément à poursuivre l’auteur présumé des faits qu’on pourra le faire en France. C’est contraire à l’idée même du statut, qui donne aux juridictions nationales la priorité, respectant en cela de manière exemplaire le principe de subsidiarité, et cela dénote bien le manque de volonté du gouvernement, qui ne pouvait pas mieux s’y prendre pour bien faire comprendre qu’il adapte notre loi pénale à reculons. Premier verrou.

Deuxième obstacle à toute poursuite : la condition de résidence habituelle. La loi ne permet en effet de poursuivre qu’une « personne qui réside habituellement sur le territoire de la République ». Si un génocidaire est de passage en France, nous ne pourrions donc rien y faire, puisqu’il ne prendra évidemment pas le risque d’y établir sa résidence habituelle. Les dirigeants africains, dont certains sont des criminels de guerre ou des génocidaires reconnus, pourraient donc continuer de venir séjourner en France et faire leurs emplettes aux Champs-Élysée sans risque… Le courage politique a ses limites.

De plus, et c’est là un troisième verrou, l’auteur présumé de génocides, crimes de guerre ou contre l’humanité ne peut faire l’objet de poursuites que « si les faits sont punis par la législation de l’État où ils ont été commis ». La loi votée par nos parlementaires pose donc une condition de double incrimination : il faut que le crime soit puni en France et dans le pays où il est commis. Cette disposition est des plus choquantes ; en effet, bien souvent, la législation des États où ils ont lieu facilite et permet les crimes contre l’humanité : la Shoah en est une bien triste preuve, comme le montrent les lois raciales nazies. Moins pessimiste, bien des États n’ont tout simplement pas encore inscrit dans leur droit pénal les crimes évoqués ici ; la France, patrie des droits de l’homme, n’a-t-elle pas attendu mardi dernier pour le faire ?…

Enfin, quatrième et dernier verrou, sans doute le plus choquants : le monopole des poursuites est confié au Parquet, allant contre toute la tradition juridique française : le Parquet seul pourra engager les poursuites. Les victimes, en France, peuvent déclencher les poursuites, qu’on leur ait volé un vélo ou coupé un bras, mais cela ne sera pas possible si l’on est victime de crimes de guerre, de génocides ou de crimes contre l’humanité. Entendez bien : pour les plus graves des crimes, on retirera aux victimes la possibilité d’engager des poursuites, les victimes de tels crimes ne pourront pas se constituer partie civile. Qui plus est, le Parquet dépend directement du pouvoir, et on connait sa frilosité en la matière. N’imaginez pas qu’on vienne embêter les dirigeants africains, nos « amis », en vacances chez nous…

On touche sans doute là du doigt les raisons de l’établissement de tels verrous : préserver nos relations diplomatiques. On sacrifie sur l’autel de nos relations diplomatiques les droits de l’homme qui nous sont pourtant si chers. Le courage politique a déserté les tribunes des deux assemblées de notre Parlement. Oui, si nous avions vraiment voulu défendre les droits de l’homme, défendre une justice pénale supranationale, nous aurions pu produire une belle loi. Bien sûr, les chaises des sommets « Afrique - France » auraient été plus clairsemées, ça aurait fait moins beau aux 20 heures des grandes chaînes, et on aurait perdu quelques intérêts économiques. Mais cela vaut bien notre engagement pluri-centenaire en faveur des droits de l’homme. Trop souvent, on sacrifie nos idéaux à nos relations. Cette loi en est un nouvel exemple, et un bien triste exemple.

La France a donc choisi. Cette « terre d’accueil » qui ne l’est plus, qui renvoie à leur terrible sort et expulse sans ménagement nombre d’immigrés, Érythréens, Afghans, et j’en passe, fuyant guerres et conditions de vie insoutenables, voire, génocides, a donc décidé de rester un refuge, l’un des derniers, pour les criminels internationaux. C’est profondément choquant. Car la question qui se pose à nous, Français, qui avons vu périr dans le feu d’Oradour femmes et enfants, qui avons été aux premières loges de l’extermination des juifs, des tziganes, des homosexuels lors de la Seconde Guerre mondiale, qui avons même participé à ces massacres comme en témoigne la rafle de Vel’ d’Hiv, est la suivante : doit-on se satisfaire que l’on renvoie chez eux les victimes, par charters entiers, tout en permettant le séjour serein de leurs bourreaux ?

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