« La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

Article IV de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Faut-il interdire le voile intégral ? Voilà la question qui agite à outrance, depuis des mois, notre petit monde médiatique. Pourtant, le problème semble bien vite tranché ; que l’on soit député communiste ou chef de file UMP ; que l’ont soit philosophe ou militante féministe, tous disent : il faut sévir ! Tous crient au scandale, et tous réclament l’interdiction pure et simple de ces prisons de tissu. Que faire, dès lors, face à ce consensus sapientium d’un nouveau genre ? Le comprendre, avant de le briser et de le dépasser : car si le voile intégral est une mainmise choquante de certains courants musulmans sur les femmes, c’est au mépris de la liberté que nous l’interdirions. Car n’est-ce pas, au fond, l’un des droits les plus fondamentaux que de pouvoir être imbécile ?

Le voile intégral est révoltant. Il n’est pas, comme on l’entend souvent dans les simplifications éhontées de nos « débats » télévisuels ou journalistiques, un quelconque commandement coranique. On a trop souvent tendance à comparer les religions entre elles : l’Église catholique, contrôlée au Vatican et, donc, au dogme unique n’a rien à voir avec l’Islam qui réunit différents courants ; différentes interprétations du Coran ; différentes Écoles. Certains de ces courants prônent le voile intégral ; le voile est donc le fait de ces courants, et non de la religion musulmane, nous devons garder cela à l’esprit. Pour autant, s’il n’est absolument pas nécessaire aux musulmanes de se voiler intégralement, les quelques-unes qui le font revendiquent l’origine religieuse de leur comportement. Par là, le voile intégral est une métaphore du joug qu’impose toute religion à ses fidèles, un abaissement aussi de la femme qui s’y cache : il est donc choquant parce que religieux, et choquant parce que rabaissant la femme. La croyante est enfermée dans cette véritable prison de tissu qui masque son visage, qui masque son humanité même : il n’est plus possible de croiser son regard, de voir ses lèvres s’agiter lorsqu’elle parle, ni même d’observer ses traits et ses expressions. Ne plus pouvoir se noyer dans les yeux d’une femme, se perdre dans ses iris, ivre d’un bleu pastel ou d’un marron profond est profondément triste… Le voile masque ainsi en la femme toute lueur d’humanité, la changeant en un fantôme froid, lugubre et noir comme les ténèbres de l’obscurantisme ; les femmes voilées ne sont plus tout à fait vivantes. Ces poupées de chiffon sombre s’agitent, certes, mais ne suscitent en nous qu’un sentiment de rejet, de révulsion… Le voile personnifie le joug du Coran et, in extenso, de toute forme de religion ; il symbolise par une geôle tissée la prison psychologique, la prison morale, la prison de la pensée que constitue toute croyance. Et par là même, ces femmes qui s’enferment renient et rejettent leur condition de femme ; l’abandonnent à leur Dieu, à leur religion, à leur mari. C’est triste, assurément ; c’est déprimant de l’espèce humaine, sans doute, mais il ne s’agit là, ni plus ni moins, que d’une expression de leur liberté.

La servitude volontaire qu’est le voile intégral est donc une manifestation de Liberté ; nous ne pouvons pas concevoir qu’une liberté, parce qu’elle ne nous plaît pas, doive être supprimée, seulement parce qu’elle ne nous plaît pas. On peut être révulsés par ces fantômes de femmes, pour autant elles sont libres de se vêtir comme elles le veulent. Je suis révulsé, moi, de croiser des prêtres en soutanes ; des hommes couverts d’une kippa ; je suis désespéré chaque fois que je croise un croyant, mais je ne prône pourtant pas l’interdiction de la kippa, de la soutane, ou de la croyance. Je ne veux pas raser le Vatican pour y établir un élevage de serpents ; je ne veux pas interdire les religions non plus, car chacun est libre de faire ce qu’il veut, ce qui lui plaît, ce qui le comble. Nous pouvons, si nous sommes libres, jouir d’un droit à être imbécile ; interdire tout ce avec quoi nous ne sommes pas d’accord, toutes les libertés qui ne nous enthousiasment pas a un nom : cela s’appelle une dictature, dont l’Histoire du XXème siècle est riche d’exemples. C’est cela que traduit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Qu’est-ce qui fonderait, alors, une interdiction ? En quoi le voile intégral troublerait-il l’ordre public ; en quoi serait-il dangereux ? Dans une tribune parue dans Le Monde, intitulée « Interdiction intégrale, danger pour l’intégrité des libertés », le professeur de droit Jean-Louis Halpérin décrit clairement la situation :

« Aucune réponse convaincante n’a été apportée à cette question : le voile intégral n’est pas une arme qui peut tuer ou blesser et, s’il s’agit de se protéger contre toutes les manières de dissimuler une arme (ou une bombe), la liste est longue des manteaux, couvre-chefs, chaussures, sacoches et bagages qu’il faudrait interdire. »

Car, au fond de ce problème, il n’y a rien : le voile intégral n’est pas dangereux. Pourquoi donc, dès lors, l’interdire ? On entend souvent parler de dignité de la femme. Eh quoi ! Si elle consent librement à porter un voile intégral, c’est qu’elle consent librement à sacrifier sa dignité. Du moment que la décision vient d’elle, qu’elle est prise librement, elle est incontestable sur le plan juridique ; on n’interdit pas non plus le port de symboles anti-républicains. La liberté se fonde sur une certaine tolérance : les autres peuvent jouir de leur liberté de manière différente ; ma liberté n’est pas celle de tous, sans pour autant qu’elle soit la seule qui vaille. Ne cédons pas aux sirènes d’un totalitarisme de la liberté. La décision de porter un voile intégral, si elle est librement prise, ne regarde donc pas l’État : l’interdire serait bafouer les droits de l’Homme et, surtout, se foutre de la Liberté. C’est ce que souligne un éditorial du New York Time intitulé « The Taliban Would Applaud », et publié en janvier de cette année : (souligné par nous)

« It is easy to see that a woman’s human rights are violated when a government requires her to wrap her body and face in an all-concealing veil, as the Taliban used to do when it ran Afghanistan. It should be just as easy to see the violation when a French parliamentary panel recommends, as it did this week, barring women who wear such veils - the burqa and the niqab - from using public services, including schools, hospitals and public transportation. (Muslim head scarves have been banned from public school classrooms since 2004.)

People must be free to make these decisions for themselves, not have them imposed by governments or enforced by the police. »1

Cependant, il est un cas où la loi est nécessaire : celui où le voile est imposé à la femme, lorsqu’un mari violent impose par la force ou la menace à sa femme de se couvrir d’une burqa ou d’un niqab. Mais pour ce cas, point n’est besoin d’une nouvelle loi ; les violences contre sa conjointe sont punies de 3 ans de prison et de 45 000 euros d’amende (article 222-13, 6° du code pénal), de même que la menace de violence envers sa conjointe afin qu’elle porte un voile intégral est punie, elle aussi, de 3 années de prison et de 45 000 euros d’amende, peine portée à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende en cas de menace de mort (article 222-18 du code pénal). Il faut protéger les femmes ; il faut qu’elles puissent dire non. Et le cadre légal actuel le leur permet déjà.

Voyons donc, dès lors, ce que dispose la loi inutile et liberticide que s’apprêtent à voter nos députés. Le Figaro rapporte, dans un article intitulé « Burqa : des amendes allant de 150 euros à 15 000 euros », le contenu de cette loi qui devrait être soumise au conseil des ministres le 19 mai prochain. Elle serait composée de deux articles, le premier disposant que « nul ne peut dans l’espace public porter une tenue destinée à dissimuler son visage », et punissant d’une contravention de deuxième classe de 150 euros le non-respect de cette disposition avec comme peine alternative ou complémentaire un stage de citoyenneté ; le deuxième créant le nouveau délit d‘« instigation à dissimuler son visage en raison de son sexe », c’est-à-dire le fait d’imposer à une femme le port d’une tenue masquant complètement son visage, puni d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. Cette loi est le ridicule quintessencié. Selon un « proche du dossier » cité par Le Figaro, elle « n’est pas faite pour protéger la société française de l’islamisme mais bien les femmes et leurs droits » ; les femmes voilées que l’on cherche à protéger, on leur inflige donc une contravention, la logique même… Par ailleurs, la peine prévue à l’article 2 est « lourde » ; on cherche à condamner les hommes qui imposent le voile intégral, pour défendre les femmes (que l’on condamne quand même, donc). C’est exactement cela, le bon sens, on applaudit des deux mains, le législateur a enfin vu juste : il condamne le mari qui force sa femme à mettre une burqa ou un niqab par « la violence, la menace, l’abus de pouvoir ou d’autorité » à un an de prison et 15 000 euros d’amende. Sauf que, le fait d’imposer quelque chose à sa femme par la violence ou par la menace, on l’a vu, est déjà puni par la loi, et cela est déjà puni plus lourdement. On est donc là devant une malfaçon juridique choquante : votre bon législateur ne défend pas les femmes, il les enfonce. Notre mari voyou risquait auparavant 3 années de prison et 45 000 euros d’amende (voire 5 ans d’emprisonnement et une amende de 75 000 euros). Avec cette nouvelle loi, il ne sera plus condamné qu’à 15 000 euros d’amende et une année de prison… Pour ce qui est de l’abus de pouvoir ou d’autorité, il n’est pas applicable comme le souligne Maître Eolas sur son blog (qui a d’ailleurs aussi fait remarquer la régression qu’est cette loi) : « Depuis 1965, l’époux n’a plus ni pouvoir ni autorité sur son épouse. Les époux sont strictement égaux en droit. Donc l’époux n’a ni pouvoir ni autorité dont il pourrait abuser. » Pour sûr, les Talibans applaudiraient cet allègement des peines…

Pourquoi donc interdire le voile intégral ? Pour nos « valeurs » ? Soyons sérieux ! La loi n’a pas à rendre les citoyens vertueux, elle n’est là que pour garantir la liberté de tous. La seule exception que l’on a pu faire, et c’est ce que signal Halpérin dans sa tribune, c’est le port de vêtements rappelant des organisations coupables de crimes contre l’humanité. Il est bien évident que la burqa n’en est pas. On se cherche des raisons, des excuses, des arguments ; les promoteurs d’une loi d’interdiction se font, comme l’écrit Nietzsche dans Par-delà bien et mal, « défenseurs astucieux de leurs préjugés qu’ils baptisent du nom de ”vérités” ». L’absence de fondement juridique est même, comble du comble, assumée ! « De toute façon, explique un des auteurs du projet de loi cité par Le Figaro, le Conseil d’État n’a trouvé aucun motif qui permette, selon lui, l’interdiction totale. Donc nous ne sommes pas étendus sur les fondements » : il n’y a pas de fondement qui tienne, donc, nous n’en donnons pas ! Ils se font avocats de leurs rejet viscéral de ces femmes voilées, avocats de leur inconsciente intolérance de cette couverture intégrale. Mais force est de constater l’absence totale de fondement : il n’en est pas qui tienne. Ni les valeurs, ni la dignité des femmes. Seule explication, en fait : l’intolérance, la stigmatisation de l’autre qui n’a pas les mêmes us que nous.

Car cette loi, et toute l’agitation médiatique qui l’entoure, intervient à la suite d’un débat sur l’identité nationale nauséabond. Qu’on le veuille ou non, on continue de stigmatiser les Français issus de l’immigration, qui sont pour la plupart musulmans ; que pensent-ils de la France qui, coup sur coup, crée en 2007 un ministère de l’immigration, lance fin 2009 un débat sur l’identité nationale qui s’est bien vite focalisé sur l’immigration, avec le déferlement de haine libérée et l’expression décomplexée de la xénophobie la plus primaire qu’on a connu, et poursuit, début 2010, en lançant un débat sur une pratique marginale, le port du voile intégral ? On fait d’un comportement qui, de l’aveu même de la direction centrale du renseignement intérieur, ne concerne que 367 femmes en France (environ 2 000 selon le ministère de l’intérieur), une affaire d’État, traduisant un glissement perfide de la France, passant de terre d’asile à terre de méfiance. Et ce, à la veille d’élections régionales. Tout ce pataquès médiatique confirme bien ce qu’avait déjà dit Emmanuel Todd au Monde, interrogé à propos du débat sur l’identité nationale : « Ce que Sarkozy propose, c’est la haine de l’autre. » Le démographe et historien, théoricien de la fracture sociale, poursuit lucidement :

« Si vous êtes au pouvoir et que vous n’arrivez à rien sur le plan économique, la recherche de boucs émissaires à tout prix devient comme une seconde nature. Comme un réflexe conditionné. Mais quand on est confronté à un pouvoir qui active les tensions entre les catégories de citoyens français, on est quand même forcé de penser à la recherche de boucs émissaires telle qu’elle a été pratiquée avant-guerre. »

On est donc non seulement confronté à une loi inutile qui ne fait qu’empirer la situation, mais aussi à une loi caractéristique de la politique de notre gouvernement, cette « haine de l’autre » dont parle Todd. Je ne peux m’empêcher de me sentir, balloté entre des débats aux relents intolérants sur l’identité nationale et la burqa et des annonces d’expulsions scandaleuses, « en étrange pays, dans mon pays lui-même » (Aragon). Je rêve que l’on puisse persévérer dans la tolérance de la connerie des autres comme eux tolèrent la notre propre ; ne supportent-ils pas, après tout, ces débats nauséeux depuis des mois maintenant ? Et l’on vient s’étonner, ensuite, d’un manque d’intégration… Mais les étrangers ne sont pas les seuls responsables, le sont-ils seulement en partie ? C’est nous qui les stigmatisons, nous qui les « ghettoisons » qui sommes au premier chef coupables de la situation actuelle. Allons par-delà assimilation et association ; voyons quelle richesse culturelle naît de la diversité mélangée ; de la mixité culturelle. Non à une assimilation qui annihile les cultures ; non à un communautarisme divisant la population. Oui à un peuple mosaïque, libre et tolérant.

L’interdiction totale du voile intégral dans l’espace public est donc un scandale pour la Liberté et, comme la propose le projet de loi actuel, une régression des droits des femmes, montrant au passage un exemple des malfaçons juridiques dont sont capables nos législateurs. Cette loi n’est que poudre envoyée aux yeux des électeurs, elle ne fait que raviver la haine entre les Français, prenant les quelques femmes qui se couvrent entièrement comme boucs émissaires. Tandis que l’on parle du voile intégral, on oublie le chômage ; on oublie la crise. On oublie, en fait, les vrais problèmes. N’oublions pas, quant à nous, l’esprit des révolutionnaires Français qui, un certain jour d’août 1789, ont proclamé la Liberté comme un droit fondamental, naturel et imprescriptible de l’Homme. Puissions-nous, de temps en temps, nous souvenir de notre devise ; Liberté Égalité Fraternité, qui ne semble plus guère éclairer la route des gouvernants de notre pays…

Sources et approfondissements :

  1. Traduction personnelle : « Il est aisé de constater à quel point les droits des Femmes sont bafoués lorsqu’un gouvernement, comme les Talibans en Afghanistan avant 2001, leur impose de se voiler intégralement le corps et le visage. De même, il devrait être aisé de voir à quel point certains parlementaires français violent ce droit lorsqu’il proposent, comme ils l’ont fait la semaine passée, d’interdire aux femmes de se voiler intégralement (sous un burqa ou un niqab) pour profiter des services publiques, comme les écoles, les hôpitaux et les transports. (Le voile musulman qui recouvre la tête est lui interdit des écoles publiques depuis 2004).
    Les gens doivent être libres de prendre cette décision eux-même, elle n’a pas a être imposée par un gouvernement ou forcée par la police. » []