J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant…

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Et j’ai beaucoup rêvé, et je rêve même encore. Quoi de plus étonnant que le rêve ? Quoi de plus mystérieux ? On se souvient tous de certains de ses rêves, qu’il serait d’ailleurs parfois plus juste d’appeler cauchemars ; on s’est tous réveillé au moins une fois en sueur, en pleine nuit, par leur faute. Et pourtant, le rêve est très obscure, on ne le cerne pas bien : on n’arrive pas à le comprendre. D’où vient-il ? Que nous dit-il, si tant est qu’il nous dise quelque chose ? Le rêve a de quoi fasciner ; il me fascine…

Quand j’étais jeune, j’ai l’impression que je rêvais plus. En tout cas, les rêves de mon enfance m’ont plus marqué : il y a quelques jours, le souvenir d’un rêve que j’ai l’impression d’avoir souvent fait m’est revenu. Je suis seul dans ma maison, et j’ai l’impression que quelqu’un, ou quelque chose me veut du mal. Me poursuit, même. Je fuis. J’ai intensément peur. La chose se rapproche, je n’ai aucune idée de ce que c’est. Une masse sombre, dans mon esprit, mais j’en ai peur, peur au point de ne même pas oser la regarder ensuite. Car, désespéré, je finis par me rouler en boule sur un tapis, à cacher ma tête dans mes bras, à fermer les yeux, fort. Je me livre à la « bête », mais je suis tellement angoissé que je tremble, me resserrant en boule encore plus, forçant encore plus mes yeux à rester clos, ma tête à se cacher. La chose semble se rapprocher, je l’entends, je la sens. Et quand elle parvient à moi, dès l’instant où, semble-t-il, elle allait s’attaquer à moi, je me réveillais.

En achevant de le décrire, il me fascine plus encore. C’est une tragédie décapitée : toujours le même scénario où je ne peux pas fuir, où j’ai peur et tente de me faire tout petit, de disparaitre ; et toujours à l’instant fatidique, quand mon poursuivant m’atteignait, je me réveillais. Je me demande quand précisémment je l’ai fait, et combien de fois. J’ai le sentiment de l’avoir fait à de nombreuses reprises, à une certaine période, mais tout est flou : n’est-ce pas, au fond, inhérent au rêve ; ce qui le rend par ailleurs si enthousiasmant ? Ce scénario onirique est « typique » pour Freud, qui cède sans doute, comme à son habitude, à une de ces sur-interprétations sexuelles dont lui seul a le secret. À vrai dire, je ne sais même pas ce qu’il en écrit, mais une hypothèse toute autre est avancée par Antonio Fischetti dans un hors-série de Science et Avenir sur le rêve, publié en décembre 1996 : « le scénario de poursuite serait dû au relâchement musculaire qui accompagne le sommeil, la sensation de paralysie déclenchant un désir instinctif de fuite hérité de nos ancêtres des savanes. » On le voit bien : on est loin d’éclaircir définitivement la question de l’origine de ce rêve. Il en va de même pour tous les rêves, et c’est peut-être ce doux brouillard qui les entoure qui les rend si fascinants.

Je me souviens maintenant d’un autre rêve que j’ai fait, plus jeune, et qui m’a profondément marqué. Il est d’un autre genre ; plus précis, plus complexe aussi. J’étais à l’école primaire à l’époque, mais le traumatisme de ce cauchemar fut tel que je m’en souviens très précisémment, alors que je ne l’ai fait qu’une fois. J’étais de nouveau chez moi, avec mes parents et mon frère. Tous avaient l’air tristes et pour cause : le journal télévisé annonçait un compte à rebours avant la « fin du monde », ni plus, ni moins. Il devait rester quelques jours, nous étions donc tous inquiets, même le présentateur à la télé paressait grave. Dans le même temps, il semblait que ce compte à rebours était matérialisé par un système ahurissant (c’était un rêve…), qui devait trôner sur la table de notre salon : une bougie allumée, et une petite bille à l’image de la Terre qui lévitait à la hauteur de la flamme, distante d’elle de quelques centimètres, et de laquelle elle semblait inexorablement se rapprocher. Et c’est là que je pêche : par curiosité, peut être, je touche la bille, mais je lui donne alors involontairement une impulsion vers la flamme où elle termine, précipitant l’apocalypse. Alors, dehors, le vent s’est levé. La « fin du monde » se révélait être une tempête venteuse extrême. Tandis que tout à l’extérieur était battu par des bourrasques meurtrières, dans notre foyer, c’était la panique. Je crois que l’on me tançait d’avoir accéléré la destruction de la Terre, je devais pleurer d’ailleurs. Mais finalement, le vent se tut. Nous avions survécu à l’apocalypse, nous sommes donc sortis, devant la maison, pour constater les ravages de la tempête. Je me souviens, et c’est à nouveau incohérent, qu’une brique était un peu sortie de notre mur, mais il semblait que c’était le seul dégât. Deux voisines remontaient la rue, tout sourire ; c’était une mère et sa fille. Elles semblaient même n’avoir rien subi, le monde d’ailleurs semblait n’avoir en fait rien subi. « C’était juste ça la fin du monde ? », s’étaient-elles amusées à nous dire, en substance. Et je me réveillais. Plusieurs jours, ensuite, ce rêve me hantait ; j’avais été déconcerté par lui, je déprimais par la faute de ce cauchemar.

Ce qui est fascinant, avec tous ces mauvais rêves, c’est la puissance créative du cerveau ; le dernier scénario en est un exemple troublant. Il semble que, pendant le sommeil, notre créativité est sublimée, libérée et se déploie jusqu’à notre réveil. N’a-t-on pas d’ailleurs entendu cette légende selon laquelle Cardan a trouvé la solution de l’équation du troisième degré dans un songe ? « La nuit porte conseil », dit-on… Mais outre cette puissance, c’est ce sentiment de ne plus nous appartenir qui est marquant. Quand nous rêvons, nous ne sommes plus nous-même ; nous ne sommes plus maîtres de nous. Nous ne choisissons en effet pas le rêve, nous ne le modelons pas à nos désirs (pour preuve, nos cauchemars) : nous le subissons. Nous le subissons comme s’il était un démon qui viendrait nous posséder, alors qu’il n’est que notre création à nous, mais une création qui nous dépasse. Le rêveur nocturne est son propre tortionnaire.

C’est assez étonnant, d’ailleurs, que je ne me souvienne que de mes cauchemars. Ce n’est même pas tout à fait vrai : je me souviens aussi de quelques rêves plutôt neutres (un très court, par exemple ; j’étais dans la peau d’un Mario, ce héros de jeux vidéos de Nintendo, et je sautais d’une île à une autre, tout simplement), mais ceux qui m’ont le plus marqué sont des cauchemars. Bien sûr, je rêve encore, et je n’ai pas fait que des cauchemars. Il m’arrive souvent (mais cela doit avoir une raison biologique qui m’échappe) que, réveillé un peu plus tôt que d’habitude le matin, somnolent dans mon lit, je me rendorme en me mettant à rêver, tiré ensuite brusquement du rêve par quelque réveil bruyant ; la ponctualité devient une dictature dans nos sociétés modernes.

D’ailleurs, à ces instants là, il est très désagréable d’être extirpé d’un rêve, fût-il banal. Il est amusant de constater à quel point être tiré d’un rêve en étant réveillé brusquement, sans que le rêve n’ait pu se terminer, est vexant, énervant même. Combien de fois je me suis réveillé, le matin, à l’appel de ma mère qui coupait brusquement la projection de mon film onirique, déçu qu’il ne se soit pas terminé. Déçu, presque, de ne pas pouvoir connaître la fin. C’est extraordinaire de pouvoir être surpris par soi-même ; ce rêve, qui était ma création, j’aurais aimé en connaître la conclusion ! Comme si l’auteur d’un livre le lisait en le découvrant ; comme si le réalisateur d’un film à suspens succombait à sa propre création en ne connaissant pas le fin mot de l’histoire. C’est le paradoxe du rêveur nocturne que d’être à la fois le créateur et le spectateur ; au fond, le rêve est cette partie de nous qui est seule capable de nous surprendre nous-même.

Gaston Bachelard a écrit ce texte sublime à propos du rêve :

« Dans les quarante ans de ma vie de philosophe, j’ai entendu dire que la philosophie reprenait un nouveau départ avec le cogito ergo sum de Descartes. J’ai dû aussi énoncer moi-même cette leçon initiale. Dans l’ordre des pensées, c’est une devise si claire ! Mais n’en dérangerait-on pas le dogmatisme si l’on demandait au rêveur s’il est bien sûr d’être l’être qui rêve son rêve ? Une telle question ne troublait guère un Descartes. Pour lui, penser, vouloir, aimer, rêver, c’est toujours une activité de son esprit. Il était sûr, l’heureux homme, que c’était lui, bien lui, lui seul qui avait passions et sagesse. Mais un rêveur, un vrai rêveur qui traverse les folies de la nuit, est-il sûr d’être lui-même ? Quant à nous, nous en doutons. Nous avons toujours reculé devant l’analyse des rêves de la nuit. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés à cette distinction un peu sommaire qui cependant devait éclairer nos enquêtes. Le rêveur de la nuit ne peut énoncer un cogito. Le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur. Au contraire, le rêveur de la rêverie garde assez de conscience pour dire : c’est moi qui rêve la rêverie, c’est moi qui suis heureux du loisir où je n’ai plus la tâche de penser. »

Le rêve est un marteau qui casse le cogito, cette idole intouchable de la philosophie moderne. Car le rêveur de la rêverie ne veux pas dire « je pense », alors que celui de la nuit, c’est-à-dire moi poursuivi ou dans les tourments d’une fin de monde, ne peut plus dire « je suis ». C’est cela, au fond, le rêve. C’est une libération du monde matériel, une libération du rationnel ; un espace hors de l’espace, un endroit à part. Un endroit intime, aussi. C’est, chaque nuit, chaque instant que l’on se prend à rêvasser, notre imagination qui se venge de la raison.

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  1. LiLi

    « Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; - le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »
    Gérard de Nerval.

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