Facebook & vie privée

On pourrait reprocher bien des choses à cette entreprise de débilisation planétaire qu’est le réseau « social » Facebook. Tout d’abord, la décadence de l’amitié ; ce sentiment d’amour qui naissait envers l’autre « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Montaigne), devient aujourd’hui un vulgaire accord bipartite : parce que je l’ai ajouté, parce qu’il m’a accepté… Vulgarisation déprimante pour l’humaniste que je suis, où l’on coure après son nombre d‘« amis » comme un trader après ses actions, où l’on valide untel et cet autre spontanément, refusant tout aussi promptement, et avec la netteté froide d’une lame de guillotine, cette personne que l’on n’aime pas, comme si l’amitié n’était qu’un état logique, ami ou pas ami ; comme si l’être humain était sans contraste, manichéen, bien ou mal ; noir ou blanc ; ami ou méprisable. L’amitié à la Facebook est vidée de toute substance, et elle est hypocrite : l’argent ne fait pas le bonheur, pas plus que le nombre de faux amis accumulés dans cette course effrénée digne d’un capitalisme des sentiments. Un seul vrai ami engendre un bonheur incommensurable, tandis que la façade du site internet américain n’est qu’un masque de faux-sentiments, une illusion, le fantasme d’une autre vie. On pourrait aussi critiquer la véritable débilisation des utilisateurs, qui s’échangent kyrielle d’ineptes « cadeaux » numériques ; cœurs, points spéciaux, et j’en passe ; qui se complaisent dans des jeux enfantins de gestion de ferme, du genre tamagochi géant, ou d’arcade leur permettant de se confronter les uns les autres ; qui rejoignent des groupes ridicules. Tout cela ne sert à rien, le temps dilapidé sur Facebook est pure perte. Et l’on ne manque pas de s’y ridiculiser par là même.

Mais l’objet de cet article est tout autre : récemment, Matt McKeon a réalisé des diagrammes représentant la politique par défaut de Facebook vis-à-vis de la vie privée de ses utilisateurs, et le résultat est saisissant : Voir l’ensemble des graphiques.

De 2005 à 2010, dans le même temps que le nombre de ses utilisateurs explosait, le réseau a clairement évolué vers une politique vis-à-vis de la vie privée très laxiste, démontrant par là même sa volonté d’en finir avec cette vie privée. Bien sûr, il s’agit là des règles par défaut, et l’on peut sans doute les modifier, mais qu’importe : le fait est là, et choquant.

D’une part, parce que bon nombre des utilisateurs de Facebook sont des néophytes, emportés par la vague de ce réseau « social » sans bien en comprendre tous les tenants et les aboutissants, et il y a fort à parier qu’il ne savent pas tous que leurs informations personnelles sont ainsi éventées, ni qu’il peuvent endiguer un peu cette fuite de leurs données en changeant les réglages. C’est donc insidieux que d’imposer par défaut la publicité des données à des utilisateurs qui ne maîtrisent pas encore ces outils d’un nouveau genre, et qui, sans en avoir conscience, peuvent rendre publiques des informations qui relevaient de la sphère privée. C’est cela que la Cnil dénonce, c’était (déjà…) en janvier 2008 :

« En effet, comme l’utilisateur ne maîtrise pas assez ces nouveaux outils, il apprend trop souvent à s’en servir à ses dépens. Par exemple, même quand l’outil est paramétrable, la configuration par défaut favorise souvent une diffusion très large des données,  si bien que des informations devant rester dans la sphère privée se retrouvent souvent exposées à tous sur Internet.

L’utilisateur n’est donc pas toujours conscient qu’en dévoilant des données sur sa vie privée, ses habitudes de vie, ses loisirs, voire ses opinions politiques ou religieuses, il permet aux sites de se constituer de formidables gisements de données susceptibles ainsi de provoquer de multiples sollicitations commerciales. » (souligné par nous)

Car l’enjeu est bien là : les mêmes qui critiquaient l’instauration des fichiers de police (Edvige, pour n’en citer qu’un), parce qu’ils menaçaient leur intimité, nourrissent parallèlement et inconsciemment un fichier plus vaste encore et sous le contrôle d’une entreprise privée : Facebook. On pouvait notamment lire l’an dernier des commentaires de détectives privés, cités par Libération : « Les gens racontent toute leur vie en détail. Et le plus fou : les informations sont exactes, la plupart ne mentent même pas. […] Il n’empêche, Facebook est très efficace, bien plus utile que les fichiers policiers comme Edvige. La Cnil ne nous met pas des bâtons dans les roues. » Véritable filon économique, ce fichier à faire pâlir FBI et RG est sans doute largement exploité ; que peut-on espérer d’autre d’une entreprise qui possède cette banque de données inestimable et peine à équilibrer son budget ?

D’autre part, et c’est encore plus grave, cette évolution significative de la politique de vie privée traduit une véritable volonté d’en finir. Cette volonté n’est pas une interprétation délirante, elle est assumée par Mark Zuckerberg lui-même qui voit dans la vie privée un concept ringard : « les gens sont à l’aise, nous dit-il, non seulement avec le fait de partager plus d’informations différentes, mais ils sont également plus ouverts, et à plus de personnes. La norme sociale a évoluée ces dernières années. » D’où ces évolutions dangereuses vers moins d’intimité, moins de vie privée, et moins de liberté car, comme a pu le dire Soljenitsyne, « notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences ». Pire preuve : Facebook s’est doté de groupes de pression ; de lobbies pour les anglophiles, envoyés à Washington et Bruxelles afin d’infléchir les décisions relatives à la vie privée et conduire à l’avènement de la « nouvelle norme Facebook » en la matière, à savoir : la disparition de toute parcelle d’intimité… Cela dénote une véritable méconnaissance des enjeux relatifs à la vie privée, qui n’est pas un délire de juriste moyenâgeux mais bel et bien une condition nécessaire à la liberté, au bonheur : la vie privée est la première des libertés, la liberté primordiale sans laquelle aucune autre ne peut être. À moins que ce ne soit là un comportement tout simplement dicté par les intérêts économiques aveuglants de l’entreprise…

Apparemment, de plus en plus d’utilisateurs désillusionnés (à juste titre) quittent (à juste titre encore) Facebook et, comme le titrait Wired récemment : « Facebook’s Gone Rogue; It’s Time for an Open Alternative » Pourquoi pas, soyons fous, appeler de nos vœux un autre réseau social, respectueux de la vie privée ? L’espoir est permis.

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  1. lili

    Excelent article!

    Cependant il s’agit plus d’une critique dure de facebook que d’une annalyse objective du réseau.
    Vous avez parlé d’une sorte d’amitié virtuelle que vous critiquez en l’opposant à celle idyllique de Montaigne et la Boétie.
    Mais est-ce le but de Facebook,se faire des amis?

    Non. Wharol annonçait une nouvelle ère,la société de la reconaissance.
    Facebook n’est que l’illustration de cette société de reconnaissance.
    Chacun veut avoir son moment de gloire.Chacun veut être vu et peu importante les conséquences.
    Vous parliez d’une nécessité de sauvegarder la liberté individuelle mais dans notre société il n’y a pas d’individu s’il n’est pas reconnu.
    Facebook ne fait que faciliter ce phénomène de la reconnaissance.Critiquer facebook est juste un moyen d’épingler notre société.Ce n’est pas le réseau qui est la cause de ce phénomène.Facebook ne fait que l’exploiter.

    De plus il existe tout de même quelques avantages à être sur facebook.

    Ce réseau social permet de renouer avec des personnes que l’on ne pensait jamais revoir.St Exuperyl définissait l’amitié par un mutuel aprivoisement et Facebook peut être un moyen d’apprivoiser ou de réapprivoiser l’autre.
    Une approche simple pour les Grands timides qui se lacherons plus facilement sur la toile.
    En effet cette société du progrès technique est la société de l’immédiat comme nous l’expliquent de nombreux philosophes contemporains.
    Plus besoin de paniquer avant une rencontre importante puisque celle ci se fera par ordinateur.
    En fait facebook est une sorte d’abbaye de thélème virtuelle avec la fameuse inscription: »fais ce que voudras ».
    Il manque seulement la finalité de cette abbaye utopique:le bonheur.

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