Il y a des questions auxquelles il faut admettre ne pas savoir répondre, des faits dont l’origine à jamais nous échappe ; il arrive un moment où l’Histoire s’accélère et semble soudain prendre sens un court instant, se déroulant avec une clarté déroutante sous nos yeux mais s’estompant bien vite, avant même qu’on ait eu le temps de bien s’en rendre compte. Ce que nos médias ont d’ors-et-déjà baptisé la « Révolution de Jasmin » en est, aujourd’hui, un puissant exemple. Les Tunisiens étouffaient depuis bon nombre d’années, méprisés par un pouvoir devenu oligarchique autant qu’oppressés par une vie trop chère et un chômage trop grand. Dans ce pays qui avait revêtu tous les costumes de la dictature, affichant en grand et partout le portrait d’un Ben Ali sans cesse réélu par des scores incroyables, et où la presse même ne pouvait être libre, le peuple paraissait impuissant, délaissé à lui-même. L’horizon des Tunisiens se perdait dans le vide désespérant du désert saharien : pour eux, il n’y avait d’avenir que leur présent de plomb.

Et de ce statu quo, personne ne s’inquiétait. Ni les vacanciers qui profitaient du climat sans se soucier des Hommes, barbotant dans le bleu turquoise d’une mer réchauffée par un soleil léger ; ni bon nombre de nos dirigeants, qui entretenaient avec le dictateur de coupables relations. Les premiers pêchaient par une triste ignorance de la souffrance des autres, les seconds fautaient pour leurs intérêts, oubliant leurs valeurs. On revoit poindre, ici les déclarations d’un député (M. Raoult) en 2009 qui se réjouissait de la victoire absolue (avec près de 80 % des voix) de Ben Ali aux élections, alors même que le journaliste qui l’interrogeait insistait sur les problèmes de liberté de la presse, là une vidéo de notre président en visite chez le dictateur et qui déclarait qu’on était trop sévère avec lui, il y a de cela seulement trois ans. Certes, on en trouvait aussi qui s’indignaient de la situation ; Delanoë, Dufflot, et d’autres, mais rares furent les médias qui leur accordèrent la place pour le faire correctement. Il y a un peu d’hypocrisie à danser aujourd’hui avec le peuple de Tunisie autour du cadavre fumant de leur chimère d’État alors qu’avant, on en parlait à peine.

Mais, il est vrai, il n’y a rien de plus beau ni de plus réjouissant qu’un peuple qui conquiert sa liberté, a fortiori au moment où on ne s’y attend pas, où l’espoir ne semble pas permis ; où la révolte apparait déraisonnable. Cette révolution, comme toutes les révolutions, fait exploser une passion sublime. Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi cela a-t-il marché cette fois mieux que d’autres ? Ces questions sont insolubles car le soulèvement nait dans la communion soudaine et imprévue d’une passion qui germe dans des milliers de cœurs en même temps. On serait bien ridicules à prétendre enfermer dans des concepts et des mots cet élan des cœurs, proprement imprévisible, et qu’on ne peut tenter que de décrire. Il y a eu des soubresauts, des premiers symptômes ; les grèves de Gafsa en 2008. Mais c’est un événement apparemment bien dérisoire qui a pourtant cristallisé la révolte et rempli les hommes de courage. Et parce que cet événement est beau, tragiquement beau, on ne peut l’omettre : il s’est produit à Sidi Bouzid, le 17 décembre de l’année passée.

Mohamed Bouazizi, comme beaucoup de ses compatriotes, tentait de gagner sa vie comme il le pouvait. Survivant plus que vivant, il vendait des fruits et des légumes et tirait de cette activité ses seuls revenus. Cependant, dans un État qui a glissé vers l’autoritarisme, ses ventes sans autorisation conduisirent bien vite les employés municipaux à lui confisquer ses fruits et ses légumes, une fois, puis une autre. Harassé d’être sans cesse dépossédé de ses stocks, il finit par aller protester, d’abord au niveau de la ville, puis du gouvernorat, mais aucun ne voulut l’écouter. Dans ce pays gangréné par la corruption, Mohamed heurtait le mur froid du déni du peuple et prenait brusquement conscience du drame de sa condition. Épuisé par le désespoir, ce jeune homme abandonne le combat pour la vie : il s’asperge d’essence et, aux yeux de ceux qui ne lui prêtèrent pas l’oreille, c’est-à-dire sous les fenêtres du gouvernorat, s’immole par le feu. Le 4 janvier de cette année, il trouve finalement la mort, dix jours avant le départ de son diable. À sa mère, il ne laissera que ces quelques mots sur Facebook, préludant du rôle que vont jouer les réseaux sociaux dans l’organisation de la révolte : « […] Maman, pardonne-moi, les reproches sont inutiles, je suis perdu sur un chemin que je ne contrôle pas, pardonne-moi, si je t’ai désobéi, adresse tes reproches à notre époque […] ».

Cet événement fut l’étincelle qui a embrasé la poudrière de frustrations trop longtemps contenues. Quelques personnes, d’abord, se réunirent pour protester, avant que d’autres ne les rejoignent. Puis le mouvement a fait tâche d’huile et s’est étendu, en quelques jours, à d’autres villes, puis au pays tout entier, mobilisant notamment les avocats. Exhorté à la révolte par la tentative de suicide d’un homme, le peuple a libéré toute la colère intériorisée depuis une vingtaine d’années. On ose remettre en cause l’autorité, la contester. La peur est sans doute toujours là, mais elle est dépassée, mise de côté, rejetée. Et si la peur n’existe plus, alors tous les espoirs sont permis. La répression policière a été terrible : on a tiré sur la foule à balles réelles, mais il était trop tard. Déjà, le peuple marchait vers sa liberté et ni le sang versé, ni les morts ne l’ont arrêté. Le pouvoir, finalement, a vite pris peur : esquissant des reculs dans l’espoir d’apaiser les tensions, l’ex-président ne fit que raviver les espoirs de la foule, et Ben Ali dût finalement abandonner les rênes du pays ce vendredi. Depuis, la situation est encore trouble, mais l’organisation d’élections présidentielles transparentes semble acquise désormais et, même si des tensions subsistent, la révolution de Jasmin semble être un succès qu’il faut dédier à ceux qui ont donné leur vie pour cette liberté nouvellement conquise.

On le voit, tout parait si fragile, si improbable ; et pourtant cela s’est produit. Nous vivons d’ordinaire une Histoire que l’avenir juge et éclaire, et il est bien rare de sentir l’Histoire se faire lorsqu’elle se fait. Cet épisode sublime de la course du monde ravive des espoirs et doit insuffler aux cœurs de ceux qui n’ont pas encore le bonheur d’être libres la volonté de se battre. Retenons quant à nous cette leçon et tâchons, comme nous n’avons pas su le faire ou si peu avec cette révolution, de nous battre aux côtés de ceux qui sont encore, de par le monde, sous le joug de tyrans.

« La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme », peut-on lire dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 dont le dernier article est encore plus fort, et les Tunisiens ont su s’en rendre dignes : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

(Le titre signifie « Liberté » en arabe.)