Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la télé, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la mort d’Oussama Ben Laden. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que « justice est faite » lorsqu’on assassine celui dont les crimes lui valent d’être partout nié dans son humanité, partout taxé de monstre. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les circonstances, l’immersion du corps, la vocation de justice et les effets meurtriers, les conséquences politiques et même la formation du commando d’élite. Nous nous résumerons en une phrase : une justice qui tue, ce n’est plus la Justice, car même celui que l’on fantasme comme le plus monstrueux des hommes n’en demeure pas moins homme. Il va falloir prendre conscience, dans un avenir plus ou moins proche, qu’infliger un traitement inhumain à celui qu’on dit monstre fait, de nous-même et du même coup, des monstres ; il va falloir choisir entre l’inhumanité collective ou l’humble humanité face aux abîmes des hommes.

En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une mise à mort, qui se met d’abord au service de la plus âpre rage de vengeance dont la Terre a fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, à la merci du fanatisme et du terrorisme, un État se consacre à un meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.

L’homme est condamné à être libre, à se créer lui-même : son existence, nous dit ainsi Sartre, précède son essence. Plutôt que de nature humain, il est dès lors plus à propos de parler de condition humaine. L’homme n’est pas défini au départ ; il se définit lui-même au fil de son existence. Rien en l’homme ne saurait donc être définitif. Il peut de la sorte librement faire le mal, mais il serait absurde de prétendre que les germes du mal sont en lui, qu’il était mauvais dès sa naissance, préformé dans une monstruosité qui l’emprisonnerait. Bien au contraire, le mal consenti par l’homme trouverait sa source dans les conditions où la vie le jette, et dont la pensée seule peut nous prémunir. Arendt le démontre avec force : le mal est banal, et nous qui cessons de penser ou ne pensons pas assez sommes des criminels en puissance. Bien plus, cela conduit aussi et surtout à conclure que les « monstres » n’existent pas. Les criminels ont beau commettre des actes monstrueux, il n’en sont pas pour autant des monstres mais demeurent, bel et bien, des hommes. Et ces hommes ne sont jamais intégralement responsables, car il est des situations (j’entends, par exemple, des conditions socio-économiques insoutenables) qui pèsent comme des fardeaux. À ce titre, la première victime du criminel, bien souvent, c’est lui-même. Vouloir en faire des monstres, c’est en tout cas d’une certaine façon se voiler la face ; rejeter sur ces monstres un mal que nous sommes pourtant tous susceptibles d’entraîner. C’est sans doute Primo Levi qui en parle le mieux, à propos des gardiens du camp de concentration où il fut lui-même retenu : « Ils étaient faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. »

De cela, nous pouvons tirer au moins deux conséquences : la première, que nos criminels, même « de la pire espèce », restent des hommes faits de la même étoffe que nous et qu’ainsi, en les traitant comme des monstres, c’est nous qui devenons à notre tour des bourreaux ; la seconde, que la monstruosité que leur prête le vulgaire n’est, pour ainsi dire, pas définitive, puisqu’elle n’est pas inscrite en eux mais n’est qu’un choix délibéré. Robert Badinter a déjà dit cela dans son discours demandant l’abolition de la peine capitale en France : « Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. » Il en découle bien évidemment le scandale que constitue la peine de mort, mais aussi le scandale qu’il y a à danser autour du cadavre d’un mort, fut-il le plus grand terroriste de l’Histoire.

Mais il ne faut pas se méprendre ; ce mal banal n’est pas un « mal dilué », il demeure un scandale peut-être plus fort encore, comme je l’ai dit, que lorsqu’il n’était l’apanage que des monstres ; ce mal banal ne disculpe pas non plus les criminels, quels qu’ils soient. Mieux, il nous enjoint à les juger, à les punir, tout en les respectant dans leur humanité. Comprendre le criminel n’empêche pas de le juger, et permet au contraire de le juger humainement. Et le juger humainement est, sans aucun doute, la voie la plus sûre vers le changement et la réinsertion.

Qu’on nous entende bien. Si le terrorisme peut se trouver affaibli après la mort de M. Ben Laden et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable Justice internationale et humaine, où la mort ne sera plus un mur opposé à de prétendus monstres, où l’on saisira qu’on n’est jamais absolument et complètement coupable, où l’on verra enfin derrière le masque du criminel le visage de l’humain qui jamais ne s’efface.

Devant les conditions terrifiantes où l’humanité est jetée, nous apercevons encore mieux qu’une telle Justice humaine indispensable à la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

Les deux premiers et les deux derniers paragraphes sont repris d’un éditorial du journal Combat écrit par Albert Camus au lendemain du bombardement d’Hiroshima. Je ne les ai qu’à peine retouchés tant la situation est similaire. À l’époque, on se réjouissait de l’explosion d’une bombe atomique qui fit des milliers de morts. Aujourd’hui, on ne se réjouit que de la mort d’un seul homme, que le monde haïssait. Mais dans les deux cas, la liesse semble déplacée, elle gêne la conscience. Il est toujours abject de fêter les cadavres.