Défense du politique

« Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s’il n’est pas vain de conduire les hommes. Si cela n’est pas un office sordide qu’on doit laisser à d’autres, plus frustes… Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu’il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée. »1

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Le ressort était bandé. Il n’avait plus qu’à se dérouler tout seul. Chaque élément de la tragédie était à sa place : les comptes abrités sous de lointains soleils, les traces d’un appel savamment conservées, et surtout le héros sous les ors de Bercy. On a juste eu à donner le petit coup de pouce pour que cela démarre, juste eu à exhumer la bande au moment opportun. C’est tout. Simple comme un coup de fil ou un dîner, j’imagine. Et dès lors, ce qui devait arriver se produisit.

La suite n’est qu’une sombre histoire humaine. Une histoire où se mêlent le devoir et l’avidité, la peur et l’ivresse du pouvoir, l’engagement et la faiblesse. Une de ces histoires banales entre les hommes qui n’est mise en lumière que par les éclats du soleil et des flashs qui rebondissent sur les dorures, comme une féérie. Mais une histoire dont les résonances infinies pèsent sur le cours des choses et transfigurent nos destins.

Jérôme Cahuzac a menti. Jérôme Cahuzac, de ses propres dires, s’est joué des lois de la République. Les aveux de l’ancien ministre du Budget font l’effet d’une bombe dans un climat déjà délétère. Les Français se sentent floués, les militants trahis.

Ceux-là ont sué sang et eau pour que la gauche prenne le pouvoir ; ils ont frappé aux portes, sans compter les heures, animés seulement par l’envie de défendre leurs idées. Ils croyaient en leurs idéaux. Ils voulaient faire vivre leurs rêves. Ils étaient des milliers, et n’attendaient rien d’autre en retour de leurs efforts que des promesses tenues par des élus exemplaires. Les militants sont exigeants, souvent, mais toujours compréhensifs. Ils savent que les palais romains ne sont pas l’œuvre d’une nuit, que les claquements de doigts n’ont d’effets qu’au cinéma. Ils perçoivent l’inertie du réel qui n’autorise pas les coups de baguette magique promis par les populistes. Ils ont, en un mot, conscience du temps. Mais ils ne peuvent accepter d’être trahis de la sorte.

Durant les campagnes, ils n’ont eu de cesse que de rencontrer les citoyens de France. Combien ont fait état de leur dégoût de la politique ? Combien de fois a-t-il fallu se battre contre cette petite musique facile du « tous pourris » ? Voilà ce travail, ce modeste travail de chacun d’entre eux, qui se consume en un éclair. Nous luttions patiemment contre la défiance, et ces aveux ravivent les braises. Les Français non plus n’acceptent pas d’avoir été floués et, malgré qu’on en ait, comment ne pas les comprendre ?

La faute est certes honteuse, et le mensonge indigne, mais ce sont bien les conséquences qui sont les plus à craindre. Ce comportement démoralise ceux qui se battent modestement, sur le terrain, quel que soit d’ailleurs leur bord, et il jette l’opprobre sur l’ensemble de la classe politique, sans distinguer la droite de la gauche. Ajouté aux bisbilles de la présidence de l’UMP, aux autres mises en examen qui ont récemment émaillé les journaux, cela offre une image bien peu reluisante du politique. Cela nourrit, aussi, le feu des populismes.

C’est assez des affaires. « Thèbes a droit maintenant à un Prince sans histoire. »2 Malgré les turpitudes humaines, trop humaines, de ceux qui nous dirigent, chacun doit se souvenir de l’importance du politique. Si on juge la politique inefficace ou corrompue, il nous revient, non de l’abandonner, mais de la saisir pour la changer. Cela s’appelle s’engager. Se refuser à la saisir, c’est se résigner à la soutenir telle qu’elle est. Nous n’avons pas le choix : il faut choisir un camp. Il faut choisir de se salir les mains en se confrontant au réel pour tenter, toujours sans y parvenir totalement, d’en changer, ou bien regarder comme au spectacle ceux qui le tentent et les moquer – mais en reconduisant ainsi ce réel imparfait et corrompu qui nous irrite.

On pourrait alors songer à suivre les roquets des partis populistes, qui proposent à grand renfort de rhétoriques simplistes ce qui paraît être la solution à nos déboires. Mais c’est oublier qu’il n’y a, au fond, pas grande différence entre eux et les spectateurs inactifs. C’est parce qu’ils ne retroussent pas leurs manches qu’ils semblent si purs et séduisants ; c’est parce qu’il n’est au pouvoir nulle part que bon nombre de Français se laissent séduire par les leçons de morale du FN. Mais nous avons une mémoire : là où il est passé, il n’a laissé que des mairies en faillite. Assez des illusions.

On peut donc refuser de s’intéresser à la politique et décider, au vu des nouvelles désastreuses, que militants et élus sont « tous pourris », mais on ne le fait pas sans conséquence. Oublier la politique, c’est la laisser s’étioler dans son coin. À la limite, c’est laisser notre monde s’effondrer sous nos pas. Ceux qui se désintéressent de la politique oublient cette évidence qu’elle finira toujours par s’intéresser à eux. Ce délaissement du politique est encore un acte politique, un ultime acte politique qui est, aussi, le symptôme du pire des nihilismes.

Le coup porté à la démocratie par les errements de quelques-uns est rude. Le politique, aujourd’hui, est remis en questions. À l’écueil de la corruption, qui jette le discrédit sur l’ensemble des politiques, s’ajoute celui de l’impatience des citoyens qui oublient trop souvent que le politicien n’est pas un démiurge. « Il est une loi à laquelle je me heurte, écrivait Simone Weil dans Du temps, c’est la loi par laquelle rien pour moi n’est immédiat. »3 La politique paraît essoufflée ; elle prend l’eau de toutes parts. On est vite tenté, comme les rats, de quitter le navire, mais pour nager où ? Ce n’est pas ainsi que les problèmes se régleront. Ce n’est pas ainsi, non plus, que les hommes vivent. Il n’y a en fait qu’une solution, une noble solution, à la crispation du moment : l’engagement.

« Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensembles, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. »4

  1. Jean Anouilh, Antigone, 1944 []
  2. Ibid. []
  3. Simone Weil, Du Temps []
  4. Jean Anouilh, op. cit. []

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  1. schontz

    très bon article, bien structuré. Merci Nicolas.

    A bientôt

    Odile

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