Exister est un bonheur immense et effrayant. Un fait brut qui se livre nimbé de tous les mystères du monde. Devant les inconnues qui accablent nos destins, le cœur, de guerre lasse, se laisse aller parfois à quelque Émotion qu’on a cru bon de nommer, çà et là, « absurde », « angoisse » ou « nausée ». Cette Émotion est difficile à cerner, à embrasser, à décrire – elle s’offre pourtant sans retenue, évidente, vécue par chacun dans l’isolement de son existence. Elle consiste en un éloignement du monde, de la réalité qui semble ne plus aller de soi, qui semble fragile et friable, qui semble collapser et s’évanouir. Fausse, comme un beau rideau brodé qui masquerait une éternité de ténèbres et dont l’Émotion ne serait finalement qu’une lézarde.

L’Émotion est le prix d’une trop grande lucidité. On croirait y toucher du doigt une authenticité du monde, par essence chaotique ; de la vie, par nature éphémère et d’une légèreté insoutenable. Porter un regard aigu sur ce qui nous environne, le voir par-delà les illusions (sociales, culturelles, de la vie banale et quotidienne), le regarder en face, cela ne peut que susciter cette Émotion – le fardeau de la lucidité. Elle naît d’une prise de conscience : celle de l’inexplicabilité définitive du fait de l’existence.

L’Émotion s’environne d’un oppressant sentiment de l’indescriptible — nous ignorons le fond des choses, jusqu’à ignorer comment dire cette ignorance elle-même. L’ineffable rappelle l’impossibilité d’une communication parfaitement transparente, c’est-à-dire la radicale solitude à laquelle nous sommes condamnés. Si précis que soient mes mots, je resterai seul à me débattre avec mes maux. En dernière analyse, autrui peut tenter des les comprendre ou de les cerner, mais ils demeurent dans leur exactitude radicalement personnels, incommunicables. Ils ne vivent qu’à la première personne du singulier. Il faut tout le talent des poètes et des écrivains pour laisser entrevoir la nature de l’Émotion.

L’Émotion se traduit par une mise en doute de la permanence de l’objet. Lorsque nous percevons un objet en tant qu’objet, notre perception ne se résume pas aux sensations de l’objet, mais s’enrichit d’un jugement qui fait l’objet. Nous constituons le monde au moins autant qu’il s’impose à nous. En particulier, nous constituons les entités qui le peuplent comme des substances, c’est-à-dire comme des « choses » qui demeurent lorsqu’on ne les regarde plus. Quand cet arbre que nous voyions lorsqu’il faisait jour n’est plus visible dans la cour parce que la nuit est tombée, nous savons qu’il n’a pas cessé d’exister, que nous le reverrons demain. Cette permanence de l’objet est suspecte au paroxysme de l’Émotion. Allongé, j’entends sonner le glas, et je songe au clocher d’où s’envole la mélodie. Il est à quelques mètres, en contrebas de ce village que je connais par cœur pour y avoir grandi. Pourtant, ce souvenir m’est lointain. Il ne se donne plus vraiment comme réel. Ce village, ce clocher, ne me semblent guère plus concrets qu’un film ou qu’un phantasme.

L’Émotion s’accompagne d’un sentiment exacerbé de localisation et de frontières oppressantes. Je me dis que je suis allongé sur ce lit, dans cette maison, à cet endroit de la ville quelque part sur la Terre, perdue dans l’univers. Finalement, je ne sais pas vraiment où je suis parce que le lieu s’estompe. Il n’y a pas de « dehors » de l’univers où l’univers se situerait – partant, l’univers semble nulle part, et moi avec. Les bords évanescents du monde deviennent une camisole étouffante pour la raison. Ce qui est vrai de l’espace l’est encore du temps : au paroxysme de l’Émotion, je me sens un point perdu dans l’immensité des espaces infinis et sur l’éternité de la flèche temporelle. La brièveté de l’existence, sa vanité, son insignifiance à l’échelle des infinis qui nous environnent – c’est cela aussi, l’Émotion.

Ce qui se joue, c’est un brouillage de la séparation entre le réel et l’imaginaire. Quand l’Émotion point, je confonds le songe de la nuit passée et l’histoire du jour d’avant. Cette conversation, l’ai-je vraiment eue hier ou bien ne l’ai-je que rêvée cette nuit ?Finalement, la confusion est bien souvent tranchée par l’expérience, comme lorsqu’on reprend ses esprits. Mais il demeure un arrière-goût amer, une gêne voire un malaise qu’une distinction qui paraissait si simple, et si cruciale – la séparation du vrai et du rêvé – n’aille plus de soi, et nécessite un effort de la pensée pour être reconquise.

Le monde ne va plus de soi. L’existence ne va plus de soi. Les fins dernières, les causes premières sont aussi obscures les unes que les autres. La raison manque à entendre le fin mot de l’existence. L’Émotion, c’est ce doute corrosif face au dénuement de la pensée. Mais, à la limite, si l’Émotion devait voir se concrétiser ce qui semble être, confusément, l’objet de sa peur, à savoir l’évanescence du monde et du sujet percevant, ce serait l’abolition de ses propres conditions de possibilité – partant, ce dont l’Émotion a peur, finalement, c’est de sa disparition. À la limite, donc, l’Émotion c’est la peur de la mort.

Mais tout cela n’est-il pas maladif ? La peur du repli solipsiste ou de la mort, le doute que le monde s’effondre demain ou que le moi disparaisse l’instant suivant ne sont-ils pas symptomatiques d’une vie défaillante ? Car si « la mort n’est rien pour nous », et que le moment présent nous accapare pleinement, ces motifs ne sauraient susciter l’angoisse. Qu’importe que le monde soit fragile ou ferme, que mon existence cesse demain ou jamais, si l’instant m’absorbe pleinement. Penser aux ressorts nouménaux du monde, craindre sa désagrégation, se perdre dans les limbes du temps, d’hier ou de demain, c’est fuir l’instant. L’Émotion traduit peut-être un refus de vivre. Finalement, ce n’est plus l’inexistence potentielle qui est crainte, mais l’inexistence factuelle qui se manifeste. Ce dont l’Émotion a peur est déjà advenu, et cela est insensé : qu’importe l’étoffe de ce fait sibyllin que nous appelons « exister », existons. Même si, çà et là, l’Émotion continue de nous surprendre.