« Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est à désirer, c’est que si le fait l’accuse, le résultat l’excuse ; si le résultat est bon, il est acquitté ; tel est le cas de Romulus. »
– Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 9
L’article 47 de la Constitution dispose que, « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet [de loi de finances] peuvent être mises en vigueur par ordonnance. » La loi fondamentale précise ainsi la marche à suivre en cas d’absence d’adoption du budget imputable au Parlement, ce qui est le cas en l’espèce. Le Premier ministre a cependant ouvertement repoussé l’usage des ordonnances pour la mise en vigueur de son budget, créant de fait une impasse. Il préfère recourir, devant l’impossibilité d’adopter une loi de finances initiale avant le premier janvier, à une loi spéciale. Une formalité ? Rien n’est moins sûr ; voyons pourquoi.
Les conditions précises de la loi spéciale
Une telle loi n’est prévue que dans un cas précis selon l’article 47 : « si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice ». Puisque la loi doit être déclarée conforme par le Conseil constitutionnel au plus tard le 31 décembre afin d’être promulguée dans la foulée, elle doit être définitivement adoptée le 23 décembre au plus tard. En comptant la durée de soixante-dix jours que la Constitution octroie au Parlement pour l’évaluer, cela impose un dépôt le 14 octobre au plus tard. La loi spéciale n’est donc envisageable que si le projet de loi de finances est déposé après cette date1. Trois situations peuvent y conduire : un retard du Gouvernement, le rejet définitif d’un projet de loi de finances obligeant au dépôt d’un nouveau texte, forcément hors délai, ou une censure de la loi de finances adoptée obligeant là aussi au dépôt d’un nouveau texte.
Le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion de valider le recours à une loi spéciale en dehors des cas prévus par la loi organique (décision n° 79-111 DC du 30 décembre 19792). Son argument est alors que, puisque ni la Constitution ni la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) ne fixent la marche à suivre en pareil cas (considérant 1), le Parlement et le gouvernement doivent chacun dans leur domaine prendre toutes les mesures « nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » (considérant 2), en s’inspirant « des règles prévues, en cas de dépôt tardif du projet de loi de finances, par la Constitution et par l’ordonnance portant loi organique » (considérant 2). La solution suppose donc trois conditions : l’absence de norme positive, la nécessité d’assurer la continuité de la vie de la nation et le parallélisme par rapport aux normes existantes.
L’application à la censure de 2024
Le Conseil d’État a ainsi observé en décembre 2024 que le renversement du gouvernement Barnier créait une circonstance empêchant la promulgation d’un budget dans les temps. Ni la Constitution, ni la LOLF, ne prévoyant de dispositions s’appliquant à pareil cas, il a estimé, faisant fond sur la décision du Conseil constitutionnel de 1979, qu’il convenait de prendre une mesure non prescrite par les normes mais qui s’en inspire afin de garantir la continuité de l’État, à savoir recourir à une loi spéciale (avis n° 409081 du 9 décembre 2024). C’est en vertu de cet argument que la loi spéciale a été adoptée, et puisqu’elle n’a pas été déférée au Conseil constitutionnel, ce dernier n’a pas eu l’occasion d’affirmer ou d’infirmer la logique.
Pour autant, était-on réellement dans les circonstances de sa jurisprudence de 1979 ? Rien n’est moins sûr, puisque le projet de loi de finances avait été déposé dans les délais et que, s’il a bien été rejeté à l’Assemblée en première lecture suite au rejet de la partie « recettes », ce rejet n’était en rien définitif – c’est d’ailleurs ce projet rejeté qui a poursuivi son chemin au Sénat puis à l’Assemblée jusqu’à l’adoption définitive en début d’année. La première condition de la jurisprudence de 1979 est donc battue en brèche ; la norme n’était pas muette, au contraire, il suffisait de poursuivre l’examen, éventuellement jusqu’au rejet définitif. À défaut de parvenir au terme de cet examen dans les délais prescrits, la possibilité de faire entrer en vigueur le texte par ordonnance demeurait.
La circonstance que le gouvernement était démissionnaire, empêchant de fait l’examen du projet de loi, aurait toutefois conduit à des conséquences un peu ubuesques : le Président aurait pu, par exemple, laisser délibérément démissionnaire son gouvernement afin de laisser expirer les soixante-dix jours, avant de nommer un nouveau gouvernement capable d’appliquer le budget rejeté par l’Assemblée via les ordonnances. Difficile dans ces conditions de faire payer au Parlement l’absence d’adoption dans les temps lorsque ce retard est dû à l’absence de nomination par le Président d’un nouveau gouvernement – sauf à considérer que l’adoption d’une motion de censure, qui est bien de la responsabilité de l’Assemblée, en est la cause, mais l’argument est assez spécieux. Dans ces conditions tout à fait exceptionnelles, on peut admettre finalement que la solution de 1979 trouve à s’appliquer. Cette année, toutefois, nous en sommes très loin.
L’application à 2025
Le gouvernement n’est pas démissionnaire, le Parlement est encore totalement capable de rejeter le budget s’il le souhaitait, si bien que la solution est tout à fait claire dans la loi fondamentale : les ordonnances. La première et très cruciale condition de la jurisprudence de 1979 n’est pas remplie, et cette fois de façon évidente contrairement à l’an passé. Le recours à la loi spéciale devrait donc être écarté. C’est en tout cas la lettre autant que l’esprit des normes budgétaires.
N’y a-t-il alors aucun recours ? Contrôlant la LOLF en 2001, le Conseil constitutionnel a semble-t-il été plus permissif qu’en 1979, observant que l’article 45 de la LOLF « organise des procédures d’urgence destinées, conformément au quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution, à l’adoption de mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale, lorsque la loi de finances de l’année ne peut être adoptée en temps utile pour être promulguée avant le début de l’année ». Cet article de la LOLF ne pourvoit pourtant pas à tous les cas de figure, mais seulement aux circonstances empêchant la promulgation dans les temps du budget résultant soit du dépôt hors délai, soit d’une censure du Conseil constitutionnel. Assez curieusement, ce dernier donne donc à l’article 45 de la LOLF une portée plus large que sa lettre ne le permet, comme s’il avait délibérément « mal entendu » le texte (rien ne l’obligeait en effet à apporter cette précision).
Qu’en déduire ? Probablement que, si la lettre de l’article 45 ne permet pas d’adopter une loi spéciale en dehors des cas très précis visés (censure ou dépôt tardif), cette adoption ne serait pas censurée en dehors des cas prescrits dès lors que la seule condition de 2001 est remplie, à savoir que « la loi de finances de l’année ne peut être adoptée en temps utile pour être promulguée avant le début de l’année ». La situation est contradictoire : on fait dire à la loi plus que ce qu’elle dit, permettant de recourir à ses expédients non en vertu de sa lettre, mais de la surinterprétation de sa lettre par le Conseil. Recourir à la loi spéciale sur le fondement de l’article 45 de la LOLF lorsque le budget ne peut plus être promulgué est donc à la fois « illégal » et constitutionnel. À l’évidence, nécessité fait loi : mieux vaut tordre un peu la norme pour garantir la continuité de l’État que de sacrifier cette dernière à la rigueur du juriste. Et, d’un certain point de vue, cette gymnastique peut être légitime : la fin n’est pas sacrifiée à la révérence du moyen.
Conclusion
En vertu d’une lecture extensive des conditions de recours à la loi spéciale, le Conseil constitutionnel ne censurerait probablement pas une loi spéciale qui lui serait déferrée dans ces conditions – et, de toute façon, personne ne la lui défèrera. Quand bien même elle serait déposée le lundi 22 décembre, soit bien après la date limite prévue par la LOLF (le 19 décembre).
Toutefois, cette situation demeure problématique car la norme en ressort affaiblie. La continuité de l’État est préservée au prix de la clarté et de l’intelligibilité de la loi. Il conviendrait donc a minima d’amender la LOLF pour étendre la possibilité de la loi spéciale à toutes les situations dans lesquelles le budget ne peut être adopté en temps utiles pour être promulgué avant le début de l’année, et pour supprimer le délai du 19 décembre. D’adapter en un mot le droit au fait. Et, idéalement, de corriger l’article 47 de la Constitution en ce sens afin d’établir clairement le champ d’application de la loi spéciale à des circonstances que le constituant était probablement bien loin d’imaginer.
- En réalité, un projet de loi de finances déposé hors délai mais adopté rapidement par le Parlement ne nécessiterait pas de loi spéciale. La condition du dépôt tardif est nécessaire mais non suffisante, il n’y a donc pas de conséquence mécanique. [↩]
- La solution est d’ailleurs curieuse. Le Conseil statuait alors sur l’adoption d’une loi spéciale suite à la censure du budget adopté. Il observait qu’en l’absence de norme positive, il convenait de s’inspirer des normes régissant un dépôt hors-délai. Cependant, la censure elle-même a pour conséquence le dépôt d’un nouveau texte hors-délai, ce qui devrait ouvrir la possibilité d’une loi spéciale aux termes de l’article 47 de la Constitution. Il existait donc une solution bien plus simple et naturelle, car la norme en fait n’était pas muette ! [↩]
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