« Je hais les voyages et les explorateurs. »
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

Par le voyage, la vie quotidienne se brise. L’environnement immédiat, relégué dans les tréfonds de l’inconscient par la force de l’habitude, perd soudain sa familiarité : l’aventure instaure un temps et un espace neufs, dans lesquels nous projettent des transports toujours plus inconcevables. L’aviation offre aux hommes et aux biens l’aptitude paradoxale de flotter comme des plumes. Depuis le hublot, les paysages et les villes se confondent en un tissu plus ou moins homogène où l’on peine à distinguer même les lieux qui nous sont les plus familiers. Le temps du transport est celui de la brisure : en confondant notre esprit, il déconnecte le lieu du voyage de notre quotidien. Dans le train ou la voiture, nous pouvons encore faire l’effort de comprendre le trajet et, par-là, de raccrocher la destination au départ – le bateau et l’avion ne le permettent plus. L’écran des nuages ou la répétition du même, qu’il s’agisse de l’horizon des mers ou de l’étoffe unie de notre monde contemplé à des milliers de mètres de distance, diluent ce lien jusqu’à la disparition. À l’arrivée, nous sommes ailleurs, et cet ailleurs est radicalement étranger à l’endroit du départ. L’intuition de la continuité est perdue – seul son concept peut être reconstruit au moyen des cartes géographiques. Cette cassure inaugure le temps du voyage. À bien des égards, elle en est même l’objectif plus ou moins avoué.