« Je hais les voyages et les explorateurs. »
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

Par le voyage, la vie quotidienne se brise. L’environnement immédiat, relégué dans les tréfonds de l’inconscient par la force de l’habitude, perd soudain sa familiarité : l’aventure instaure un temps et un espace neufs, dans lesquels nous projettent des transports toujours plus inconcevables. L’aviation offre aux hommes et aux biens l’aptitude paradoxale de flotter comme des plumes. Depuis le hublot, les paysages et les villes se confondent en un tissu plus ou moins homogène où l’on peine à distinguer même les lieux qui nous sont les plus familiers. Le temps du transport est celui de la brisure : en confondant notre esprit, il déconnecte le lieu du voyage de notre quotidien. Dans le train ou la voiture, nous pouvons encore faire l’effort de comprendre le trajet et, par-là, de raccrocher la destination au départ – le bateau et l’avion ne le permettent plus. L’écran des nuages ou la répétition du même, qu’il s’agisse de l’horizon des mers ou de l’étoffe unie de notre monde contemplé à des milliers de mètres de distance, diluent ce lien jusqu’à la disparition. À l’arrivée, nous sommes ailleurs, et cet ailleurs est radicalement étranger à l’endroit du départ. L’intuition de la continuité est perdue – seul son concept peut être reconstruit au moyen des cartes géographiques. Cette cassure inaugure le temps du voyage. À bien des égards, elle en est même l’objectif plus ou moins avoué.

On le sait depuis Jankélévitch, le ressort de la nostalgie est moins le lieu quitté que le temps perdu en chemin. Lorsqu’Ulysse retrouve sa patrie, il est le témoin de tant de changements intervenus en son absence, qu’elle lui paraît radicalement différente de l’Ithaque qu’il a laissée vingt ans plus tôt. Le retour spatial est incapable d’abolir la distance temporelle qui s’est creusée tout au long de la guerre de Troie et de l’épopée maritime qui suivit. La nostalgie spéculative de l’éloignement local laisse place à l’irrémédiable nostalgie du temps parti à tout jamais. Pour qu’un tel décalage soit possible, encore faut-il toutefois qu’une rupture s’installe ; que le nostalgique soit, pour un temps suffisant, ailleurs, or l’ailleurs n’existe qu’une fois les liens avec l’ici rompus. Si le transport abolit ces liens, c’est parce qu’il égare l’intuition. Le vol de nuit s’en va, rien ne fait sens au-dehors : les étoiles se confondent avec les lumières lointaines des villes. Cieux et terres fusionnent et le passager s’endort. Ailleurs, lorsqu’il rouvrira les yeux au terme d’un sommeil dont même la durée fera mystère, il ne saura plus d’où il vient.

Ce sommeil de la raison engendre le voyage, qui n’est rien d’autre qu’un passage. Il constitue la manifestation la plus authentique du temps. Le mouvement local continu est en effet relativement artificiel : le bras qui se déplace vers la droite peut revenir vers la gauche en suivant l’exact inverse de la trajectoire qu’il vient d’emprunter. Le non-être d’un si petit mouvement ne recèle encore rien d’effrayant, puisqu’il constitue son propre expédient. Le mouvement qui manifeste réellement le non-être est un mouvement qui interdit jusqu’à l’imagination du retour : c’est, précisément, le mouvement du voyage. Là, le pérégrin prend conscience de la réalité ontologique du non-être. L’intuition perdue des liens avec l’instant précédent laisse place à l’intuition du néant : la brisure du transport constitue la vérité du changement, c’est-à-dire de l’existence. Le temps, ce nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur, trouve bien là son illustration paradigmatique.

Chaque voyage est ainsi une répétition de l’ultime passage, une mort hic et nunc que le retour ne guérira qu’imparfaitement. Il recèle une vérité : la familiarité n’est jamais que passagère, et la nostalgie est l’état normal d’un cœur revenu de toutes ses illusions, d’un cœur pris dans les tourments de l’écoulement du temps. Les voyages forment la jeunesse, moins par la variété des connaissances qu’ils apportent ou par la familiarisation avec ce patchwork bigarré des cultures humaines, que par cette révélation de l’exil essentiel de l’humanité. Le foyer n’est qu’un refuge destiné à masquer un instant la nécessité du départ. Toute la vie n’est qu’un appareillage plus ou moins conscient, et le cabotage des voyages une répétition générale de la pérégrination finale où tout but s’évanouit, démontrant à la limite que l’essence du voyage se réduit au transport.

Le voyageur peut bien rechercher la destination du voyage : il peut vouloir la plage ou la nouveauté d’une civilisation différente de la sienne, mais ce ne sont pas là les propres du voyage. La nouveauté peut se trouver chez soi et les loisirs aussi. Lorsque le but du voyage prend le pas sur la pérégrination, le voyageur ne l’est que par accident. Il ignore alors ce qui fait l’essence de son mouvement, même si cette essence peut le surprendre à tout moment au détour de son séjour. Pour qui prend le voyage au sérieux, la destination n’importe guère : le sentiment de l’existence, c’est-à-dire le sentiment du temps qui donne à être, est tout.

Mais pourquoi donc le voyageur s’inflige-t-il alors la souffrance de cette prise de conscience ? C’est précisément qu’elle est la vérité de son existence. Le devenir exige le temps : il n’est point de liberté hors du temps. La nostalgie du voyageur n’est pas une pure dépression, une douleur sourde et absolue. Les écrivains ont souvent décelé en elle une forme paradoxale de joie, au point souvent d’en faire l’objet d’une quête ou d’un culte. Si la mélancolie est ce « bonheur d’être triste » dont parle Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer, c’est parce qu’elle se double d’une conscience plus ou moins claire des possibles ouverts par la temporalité. Plus que de nouvelles contrées, c’est lui-même que découvre le voyageur au fil de son expédition, lui et le vide auquel il fait face, l’autorisant à toutes les fantaisies. C’est ce sentiment doux-amer que le génie lusitanien saisit sous le nom de saudade.

On comprend alors ce qui fait le succès des récits de voyage. La découverte du monde n’est qu’un prétexte à la construction de soi, ce que trahit le thème lui-même : si ce sont bien les récits de voyage, et non les récits des voyages en Asie, en Afrique ou en Amérique qui attirent le public, c’est que l’intérêt est en réalité tout entier condensé dans la pérégrination. Par leurs récits, les voyageurs disent ce qu’est l’humanité et, paradoxe non des moindres, ils disent l’humanité dans son unité existentielle bien plus que dans sa diversité culturelle. Ils disent ce que c’est qu’être-au-monde. On peut donc bien haïr avec l’immense Lévi-Strauss les voyages et les explorateurs qui se condamnent à la surface des choses, parce qu’ils manquent le sens profond du voyage, mais il faut bien admettre que le voyage n’est pas qu’un simple moyen pour l’anthropologue d’affiner sa science. Le succès des récits de voyage, depuis l’Odyssée jusqu’à Tristes tropiques, en passant par Léry, Marco Polo ou Swift, témoigne d’un enseignement qui leur est propre, et qui passe les cultures et les âges.

Tout cela s’inverse, cependant : parce qu’il illustre à merveille la vérité de l’existence, le voyage constitue également l’une des plus belles manières de la vivre. Par ses brisures, qui sont autant de projections hors de l’ici et du maintenant, le voyage donne à être au voyageur ; il épaissit son existence en révélant sa liberté. L’environnement du nomade n’est plus jamais familier mais au fil des pérégrinations, le pérégrin devient lui-même, car il comprend qu’au-delà des apparences on n’est nulle part chez soi. Ce déracinement est une émancipation. Seul avec lui-même, il n’abandonne plus aucun foyer et cesse finalement de voyager en se confondant avec la cassure qui inaugurait le voyage lui-même, existant pleinement - et c’est bien là, en tous les sens du terme, la fin du voyage.