À une époque où tout s’accélère et où les instants se succèdent dans le chaos d’un fatras d’informations de plus en plus dense ; à une ère gouvernée par ce que Finchelstein appelle la dictature de l’urgence (Gilles Finchelstein, La dictature de l’urgence, Fayard, 2011), les chiffres perdent leur sens et les drames passent, parfois, comme des banalités noyées dans un flot incessant de scoop et de sensationnel. On peut penser par exemple à ces attentats en Irak ou ailleurs qui, devenus habituels, ne choquent plus guère le spectateur d’un journal télévisé qui ne les évoque qu’« en bref ». La mort se banalise, les enjeux s’obscurcissent. L’information n’a, semble-t-il, plus que la gravité de sa fraîcheur. Culte de l’instant et culte de la vitesse, nous dit Finchelstein ; ici, instant du scoop qu’on oublie dès le lendemain, vitesse d’une information qui ne se hiérarchise plus dans l’esprit de spectateurs qu’elle étouffe. La nouvelle victime de ce petit drame de nos sociétés modernes, c’est sans doute la Syrie. L’intérêt porté au massacre d’innocents, d’enfants même, coupables seulement de protester contre un régime tyrannique, est dérisoire. Hier, le 20 heures de France 2 (pour n’en citer qu’un seul, mais tous ou presque sont coupables) n’en parle qu’après Roland Garros, après la cuisine politicienne d’Europe Écologie – Les Verts, après les derniers rebondissements dans notre guerre libyenne, après ce qu’il ne convient même plus d’appeler le concombre tueur, puisque ce pauvre concombre n’y est pour rien. Un sujet, traité comme ces autres. Pour parler d’un drame qui se noue en silence. Le vrai problème tient peut-être dans l’habitude : de la mort, du sang, des guerres, l’individu lambda a désormais l’habitude. Que l’information soit reléguée par un système médiatique surexcité, c’est regrettable : qu’elle ne choque plus ou presque, en voilà une conséquence terrifiante.

Tout commence par ce fameux « printemps arabe », salvateur autant qu’inespéré, qui renverse les tyrans de Tunisie et d’Égypte et secoue bon nombre d’autres pays de la région. Parmi ceux-ci, la Syrie a vu poindre dès février une contestation qui, depuis, n’a cessé de prendre de l’ampleur malgré la rude opposition qu’elle rencontre. À l’image de leurs camarades tunisiens et égyptiens, les manifestants, pacifiques, réclament plus de liberté, plus de démocratie, l’application des « droits de l’Homme ». Ils veulent, à l’image de leurs inspirateurs, renverser leur tyran. On ne peut, sur ce point, que les approuver : la réaction dudit tyran aux manifestations, qui les réprime dans le sang, leur donne raison s’il le fallait encore.

Bachar el-Assad reprend les rênes d’un État autoritaire à la mort de son père, Hafez el-Assad, en 2000. Culte de la personnalité, hyper-surveillance de la société, interdiction de toute opposition : la Syrie que lui laisse son père a tout d’une dictature. En témoigne le massacre de Hama, en 1982, qui vit la mort de dizaines de milliers de Syriens et la destruction du tiers de la ville, dont de nombreux chefs-d’œuvre architecturaux. Pour conserver le pouvoir, el-Assad père a su détruire son patrimoine et tuer son propre peuple, dans un silence coupable, déjà, des médias occidentaux. Son fils, qui commença par donner l’illusion d’un peu plus de liberté avec de timides réformes bien vite interrompues, continuera sur la droite ligne de son père, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy qui lui déroula le tapis rouge le 14 juillet 2008. Moins de dix jours avant que Bachar el-Assad ne prenne place à la tribune aux côtés des chefs d’États invités au défilé annuel de notre armée, entre neuf et vingt-cinq prisonniers politiques qui tentèrent de se révolter furent tués dans la prison de Sednaya. Le pouvoir d’el-Assad fit tout pour étouffer l’affaire. Dans un rapport de juillet 2010, Human Right Watch dresse le sombre bilan des dix années de règne sans partage du fils el-Assad, « dix années entachées par la suppression de droits, les détentions d’activistes, la censure des médias et l’ostracisme des Kurdes », écrit l’ONG. Bien loin de ce qu’a pu tenter de nous vendre notre président, le fils n’a rien à envier à son père.

Face aux révoltes arabes, conscient de la menace, le régime syrien sembla lâcher du leste, annonçant le 17 février des mesures sociales. Mais derrière la façade, le joug sécuritaire s’intensifiait ; la véritable volonté du régime était d’empêcher tout soulèvement. Et le peuple ne s’y trompa guère : dès le 15 mars, suite à un appel lancé sur Facebook, des révoltes prennent place à Damas, avant de s’étendre à d’autres villes du pays. Depuis lors, la contestation n’a pas faibli, s’étendant à tout le pays, mais elle est, immanquablement, réprimée dans le sang. Dans le même temps, le régime tente d’envoyer des signaux positifs (libérations de prisonniers, modifications législatives) qui n’ont, devant la répression accrue, aucune crédibilité.

À l’heure actuelle, sans doute plus d’un millier de personnes ont été tuées par le pouvoir en place, des milliers d’autres sont blessées. Les prisons s’emplissent et la torture fait rage. Les révoltés crient dans un désert et buttent contre le mépris du peuple et de la vie. Ces faits sont effroyables, et justifient à eux seuls l’étiquette de « tyran » collée à el-Assad. Depuis bientôt trois mois, on tue en silence en Syrie : les journalistes ne sont plus les bienvenus, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement mis aux fers, on ne sait donc plus vraiment ce qui s’y passe. Cela explique, en partie, le lourd silence des médias, à l’instant où il faudrait au contraire braquer nos yeux sur la terreur. Il peut être difficile de prendre conscience de l’ampleur de ce drame, qui ne semble qu’un drame parmi d’autres dans le flux des infos, mais c’est une impérieuse nécessité. Car la tragédie syrienne se double d’une autre tragédie, bien antérieure mais qu’elle éclaire d’une lumière crue : celle de la banalisation de l’horreur dans nos esprits, banalisation qui coupe court à toute indignation et fait ainsi courir le risque d’un glissement vers le pire couvert par les silences.