À Jean

De quoi sont faites les choses qui nous entourent ? On peut décrire tel lion, en dire l’anatomie, en développer toute une science – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un lion. On peut décrire les étoiles, les réactions nucléaires qui président à leur éclat, raconter leur naissance et leur mort – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un astre. Gagnons en abstraction : on peut décrire tout ce que recèle le monde matériel, les forces sourdes et les lois naturelles qui régissent le mouvement, élaborer ce qu’il convient d’appeler une science physique – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un corps. On peut décrire les affects, tenter d’en percer au jour la fragile alchimie, développer toute une psychologie – et nous dirions alors ce que c’est qu’être une émotion ou une pensée. Mais dire ce que c’est qu’être, simplement être, nous aura à chaque fois complètement échappé, alors pourtant qu’il s’agit d’une condition de possibilité de toutes ces autres sciences. Ce discours sur l’être en tant qu’être, τὸ ὂν ᾗ ὂν, et non en tant que tel ou tel être particulier ; le plus général qu’il soit donné de tenir sur le monde – le plus abstrait aussi ; c’est le discours de la métaphysique. Cette terre inhospitalière, qui ne s’ouvre finalement qu’aux hommes de grand loisir tant elle s’éloigne des préoccupations immédiates et peine à recouvrir un intérêt réel pour la conduite de la vie, a été d’abord défrichée sur les rives de la Méditerranée, quelque part au IVe siècle avant notre ère, par celui qui devait être le précepteur du plus grand conquérant que la Terre a connu. Il n’est pas exagéré de dire d’Aristote qu’il est le père du concept de substance ; le père, même, des concepts de matière et de forme. Mais n’allons pas trop vite. Plantons le décor.