À Jean

De quoi sont faites les choses qui nous entourent ? On peut décrire tel lion, en dire l’anatomie, en développer toute une science – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un lion. On peut décrire les étoiles, les réactions nucléaires qui président à leur éclat, raconter leur naissance et leur mort – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un astre. Gagnons en abstraction : on peut décrire tout ce que recèle le monde matériel, les forces sourdes et les lois naturelles qui régissent le mouvement, élaborer ce qu’il convient d’appeler une science physique – et nous dirions alors ce que c’est qu’être un corps. On peut décrire les affects, tenter d’en percer au jour la fragile alchimie, développer toute une psychologie – et nous dirions alors ce que c’est qu’être une émotion ou une pensée. Mais dire ce que c’est qu’être, simplement être, nous aura à chaque fois complètement échappé, alors pourtant qu’il s’agit d’une condition de possibilité de toutes ces autres sciences. Ce discours sur l’être en tant qu’être, τὸ ὂν ᾗ ὂν, et non en tant que tel ou tel être particulier ; le plus général qu’il soit donné de tenir sur le monde – le plus abstrait aussi ; c’est le discours de la métaphysique. Cette terre inhospitalière, qui ne s’ouvre finalement qu’aux hommes de grand loisir tant elle s’éloigne des préoccupations immédiates et peine à recouvrir un intérêt réel pour la conduite de la vie, a été d’abord défrichée sur les rives de la Méditerranée, quelque part au IVe siècle avant notre ère, par celui qui devait être le précepteur du plus grand conquérant que la Terre a connu. Il n’est pas exagéré de dire d’Aristote qu’il est le père du concept de substance ; le père, même, des concepts de matière et de forme. Mais n’allons pas trop vite. Plantons le décor.

Dans l’atmosphère de cette civilisation de l’huile, cette antique Athènes cerclée d’oliviers, un problème ne cessait d’agiter les intellectuels : celui du mouvement, c’est-à-dire celui de la nature en tant qu’elle est une chose qui semble croître d’elle-même, sans le secours des hommes, et bien souvent contre eux. Certains jugeaient le mouvement illusoire – vous pensez bouger, mais vos sens vous trompent, car tout est figé dans l’éternité de l’Être. L’Être est, le non-Être n’est pas. Et donc, le mouvement n’est pas, car il implique que ce qui n’était pas devienne, et que ce qui était s’abîme dans la modification. L’ordre des choses est sauf, tant pis pour l’apparence. Parménide. D’autres ont préféré sauver les apparences, σῴζειν τὰ φαινόμενα, et ont déclaré que le mouvement est vrai – mais alors la logique ne tient plus, car le non-être est. Tout finit par être emporté dans le flux des choses, plus rien ne peut se dire car tout est toujours-déjà parti, envolé, évaporé, et ne reviendra jamais. Le soleil est chaque jour nouveau, et jamais ne nous baignons-nous deux fois dans un même fleuve. Héraclite. Entre ces deux pôles, l’immobilité totale ou le mouvement absolu ; entre l’ordre de la pensée et l’ordre des choses ; entre la théorie et la pratique, une fracture. L’Éléate contre l’Éphésien. Tout l’enjeu des Grecs, des Platon et des Aristote, sera de la résoudre en accordant une place au non-être sans qu’il ne ruine totalement l’être. Voyons comment.

Platon sent bien que le mouvement est vrai ; mais il sent aussi, pour le dire en termes modernes, que le mouvement est relatif. Qu’on ne peut en parler que parce qu’il se déroule par rapport à des points fixes. Pour qu’une chose bouge, il faut bien que quelque chose de cette chose demeure après le bougé, sans quoi nous ne pourrions dire que c’est cette chose- qui s’est mue. Il y a, derrière le mouvement et son monde, une essence qui garantit la stabilité des choses. En un mot, une idée, une forme, un εἶδος. Ces réalités idéales échappent à la sensation puisqu’elles sont incorruptibles. Platon en fait un règne à part, non certes un autre monde, mais une imprégnation de ce monde-là qu’on ne perçoit jamais et dont on ne prend conscience que de biais, en le discernant à travers la foule de ses manifestations. Comme ce Léviathan qui ondoie dans des abysses inaccessibles, mais dont l’agitation remue la surface des mers et fait sentir sa présence aux marins inquiets. Les idées sont là, quelque part, et les réalités en « participent ». Toutes les abeilles sont des instanciations d’une seule et même idée d’abeille, qui agit comme un modèle. Elles en sont des réalisations, et la forme n’est rien d’autre que ce plus petit dénominateur commun qui définit l’abeille une fois pour toute. Ce qu’il y a de constant, dans chaque abeille, c’est cette idée qui permet de le collecter – mais si chaque abeille est particulière, qu’on peut en faire l’expérience et qu’elle-même peut virevolter de fleur en fleur, c’est bien parce qu’elle est incarnée ici et maintenant, qu’elle charrie son lot d’imperfections, avec les degrés de liberté que cela implique.

Il y a donc, lové dans ce monde où l’ont vit, celui du pain quotidien, du travail et des plaisirs, un arrière-monde imperceptible au commun des mortels ; un ciment des choses que l’œil ne peut pas voir, mais que le sage contemple de son esprit et de son intelligence lorsqu’il parvient aux cimes de son art. C’est le plan des formes et des idées, non loin de celui des mathématiques – qui ne sont après tout qu’un discours des idées et des formes, ou pour être moderne, un discours des structures, mais cela revient au même. En définitive, cependant, l’idée de Platon n’est jamais qu’un fantasme. Elle est ce qui se tient derrière les apparences, et qui soutient les apparences sans qu’on en voie jamais la couleur. Sa distance sonne déjà comme une inexistence.

Platon nous disait que toutes les réalités sensibles participaient d’une idée supra-sensible, un peu comme le portrait de Machiavel participe du Secrétaire florentin. Toute réalité est l’imitation un peu ratée de ce parfait modèle. Participer… Le mot est poétique ; il est donc imprécis. Aristote, que la poésie ne paraît guère toucher, ne s’encombrera pas de ces oripeaux discursifs : une idée déconnectée du réel et dont le réel se contente de « participer », cela n’a aucun sens. Et donc, cela n’existe pas. Le tour de force du Stagirite, c’est de naturaliser la forme. Ce que Platon rejetait dans un règne d’existence à part du sensible, Aristote le replace dans le monde. L’élément essentiel, celui qui fait la stabilité dans le mouvement, n’est plus hors des choses ; il leur est adhérent et, finalement, le monde qui nous entoure n’est jamais composé que de matière et de forme mêlées. Principe d’économie : on liquide l’arrière-monde. La substance, c’est cet étrange mélange qu’il nous faut désormais comprendre.

Aristote distingue deux modes d’être : la puissance et l’acte. Est en puissance ce qui n’est pas encore, mais pourrait être, comme lorsqu’on dit d’un jeune enfant pianiste qu’il est un virtuose en puissance. En première approximation, la puissance est une virtualité, une potentialité : elle représente tout ce que peut devenir ou faire concrètement un être. Un bloc de marbre peut être taillé en une infinité de statues, il est donc en puissance toutes ces statues. Tout ne peut cependant pas tout devenir : on ne construira pas une table avec de l’eau, l’eau n’est donc jamais une table en puissance. La puissance capture ainsi les contraintes physiques et est largement définie par la matière. Est en acte, au contraire, quelque chose dont on peut immédiatement faire l’expérience, quelque chose qui est réellement et présentement, comme dans l’anglais actually. L’acte désigne la concrétisation de l’une des possibilités qui étaient en puissance, au détriment de toutes les autres – le statuaire ne fera du bloc de marbre qu’une seule statue. Cette réalisation implique une mise en forme – parmi tous les possibles qu’une chose peut devenir, c’est cette forme-ci qui a été comme appliquée à la chose. Le couple en acte / en puissance se trouve intimement lié à cet autre couple, forme et matière. La forme actualise une puissance de la matière.

Poussons l’analyse. Nous sommes en présence d’une statue de Zeus, un marbre immense sculpté par Phidias. La forme de cette statue, c’est la figure de Zeus ; sa matière, c’est le marbre. Intéressons-nous à cette matière elle-même. La forme du marbre, c’est la somme de ses propriétés – sa blancheur, sa dureté, sa brillance ; et sa matière, c’est un genre indéterminé de roche qui pourrait, avec d’autres formes, être granit ou basalte. Mais cette obscure roche elle-même peut s’analyser comme une matière plus primitive encore, disons une espèce de matière dure avec les formes de la pierre (être inorganique, froid, etc.), mais qui pourrait être aussi un morceau de bois ou d’ivoire si d’autres formes lui étaient appliquées. En remontant les déterminations de plus en plus, on s’aperçoit de certaines choses. Plus la matière est primitive, d’abord, plus elle peut être de choses : le bloc de marbre ne peut guère être qu’une statue, mais le bloc de pierre peut aussi être une roche qui servirait dans la construction d’un château-fort, et l’élément dur pourrait bien être un morceau de bois qui, à terme, serait la planche d’un navire de guerre. Plus la matière est primitive, ensuite, et plus elle échappe à la compréhension, car elle s’échappe de l’expérience : nous ne rencontrons pas dans la nature de roche qui ne soit pas déjà déterminée dans telle ou telle roche particulière ; nous rencontrons encore moins de substance dure qui ne soit pas déjà un bloc de granit, une table en bois ou un encrier de verre. Cette analyse est donc toujours plus abstraite. Rien ne nous interdit cependant de la passer à la limite, de retirer toujours davantage de déterminations, d’ôter toutes les formes de la matières une à une, pour arriver à une matière qui serait finalement sans aucune détermination. Une telle matière pourrait être tout mais ne serait rien en fait à défaut de forme pour l’actualiser. C’est la singularité qui termine le dépouillement progressif de toutes les formes d’une chose, une matière première purement virtuelle qui suggère, en définitive, que derrière toutes les formes n’apparaît qu’une béance. Cette matière première n’est pas inutile cependant ; elle est proprement le principe d’individuation. La forme, qui est générale, vient s’imposer à la matière comme l’emporte-pièce. Sans matière pour être informée, fût-elle strictement informe, il n’y aurait pas d’exemplification des formes, d’instanciations, d’individus.

On pourrait donc penser qu’une telle matière première, un substrat dépouillé de toute forme, serait la substance authentique – après tout, la substance bien comprise ne doit-elle pas être le sujet dernier de la prédication (Mét. Δ), quelque chose qui a des attributs sans être l’attribut de rien ? Mais nous ne sommes plus chez Platon. La matière sans forme n’est jamais qu’une construction intellectuelle, comme la limite du mathématicien. Dans la vraie vie, la matière se donne toujours-déjà informée, et c’est tout l’enjeu de l’aristotélisme : une matière sans forme n’existe pas, non plus qu’une forme sans substrat. Les idées collent aux choses et rien ne déborde l’expérience. La substance d’Aristote, l’οὐσία, n’est donc jamais la matière première, puisqu’une telle matière première n’est à proprement parler qu’une vue de l’esprit. La substance est toujours un composé de matière et de forme, seul à même de répondre aux deux exigences de la définition de substance disposée au livre Δ de la Métaphysique : pouvoir exister sans autre chose en étant séparée (χωριστόν) ; et être déterminée et subsistante (τόδε τι).

Toutes les formes appliquées à la matière ne se valent pas cependant, et toutes n’entrent pas dans la définition de la substance. La couleur d’une maison peut changer sans que sa fonction première ne soit altérée, mais l’existence d’un toit semble bien indispensable à ce qu’elle remplisse son rôle d’abri. Ces formes particulières qui sont, au sens le plus intime, la substance de l’être, c’est ce qu’on a coutume d’appeler la quiddité, τὸ τί ἦν εἶναι, ou encore l’essence. La quiddité d’une chose, c’est ce que cette chose ne pourrait pas ne pas être ; un homme pourrait bien être blanc ou noir, sage ou ignorant, mais il ne pourrait pas ne pas être un vivant sensible et rationnel – ou alors, ce ne serait pas un homme. La quiddité est donc la définition de l’être, ou même le plan d’agencement de la matière qui fait que cet être est cet être et non un autre. C’est la logique d’articulation de la matière qui la conduit à remplir tel rôle. Une logique d’organisation n’est jamais séparée de ce qu’elle organise. Le divorce d’avec Platon est consommé.

Cela distingue deux genres de formes dans le réel : les formes essentielles, ou substantielles, qui sont cette fameuse quiddité ; et des formes accidentelles, qui auraient pu être autres ou même ne pas être sans changer fondamentalement ce qu’est l’être dont elles sont la forme. Et voilà finalement la substance : c’est cette chose matérielle organisée de façon à ce qu’elle remplisse une fonction particulière. Cette façon, c’est sa forme – et plus exactement sa forme substantielle. C’est cette quiddité qui définit finalement ce qu’est la substance, puisque la matière se résout à la limite dans une totale indétermination. La quiddité capture donc, au sens strict, l’originalité de la substance ; mais elle n’existe jamais qu’informant la matière. Il n’y a pas de sceau sans la cire qui le porte. Une telle substance traverse le changement, et décrit la permanence de ce qui se soumet au devenir. Elle est, précisément, ce qui change – mieux encore, si l’on s’en tient à la quiddité, elle est la cause du changement, le plan qu’on cherche à réaliser. Voilà qu’on découvre une philosophie sens dessus dessous : les Idées-formes à la Platon, qui devaient aménager dans le cours fluent des choses des espaces de stabilité, deviennent chez Aristote des formes substantielles qui animent le monde dans un processus d’organisation et d’information. Le mouvement n’est plus à craindre ; il est dompté sans deus ex machina.

Cette théorie de la substance va parvenir jusqu’aux Pères de l’Église par l’entremise des Arabes, et servir de cadre à leur réflexion. C’est par elle qu’il faudra rendre compte, pour Thomas, du mystère de l’Eucharistie. Voyons comment.

Substance et transsubstantiation

Il n’y a jamais réellement de rupture dans l’histoire des idées, et les révolutions reconduisent souvent, comme en contrebande, les concepts d’hier en les travestissant sous de nouvelles draperies. Lorsqu’on croit s’être débarrassé une fois pour toute d’un monstre archaïque, c’est là qu’on en est le plus menacé : car on n’y prend plus garde, et malgré tout ses restes s’agitent encore, et les miasmes de sa décomposition charrient ce qu’il était sous une forme plus subtile. D’aucuns ont pressenti qu’il n’y avait pas de virage brusque, et ils ont fait de cette faiblesse une force : s’appuyer sur l’ancien pour en garder les formes tout en changeant sa substance, cela a permis d’amener les masses à des fois nouvelles. À ses premières heures, la chrétienté a fait montre d’un certain génie dans cet habile tour de main. Le Soleil invaincu a laissé place à la naissance, dans une obscure auberge non loin de Bethléem, d’un enfant qui devait changer la face des temps.

Toute cela relève de l’évidence, et pour cause : on ne pense jamais l’instant présent qu’avec les idées héritées de l’instant d’avant. Malgré qu’on en ait, le christianisme n’est pas sorti tout armé du ventre de Marie, et il a bien dû s’équiper avec ce qu’il trouvait là, à portée de la main, quel que soit le degré d’inadéquation que ces outils devaient entretenir avec son esprit intime et son essence profonde. C’est ainsi qu’Aristote et sa Métaphysique se sont trouvés comme détournés par les Pères de l’Église pour rendre compte de leur transcendance et de ses effets. L’exemple de l’Eucharistie en est un témoignage.

Jésus, on le sait, réunit ses compagnons juste avant son arrestation pour partager avec eux un ultime repas : le pain, qu’il rompt et leur distribue, est son corps ; le vin, qu’il partage également, est son sang. Cette (s)cène, Jésus aurait invité ses disciples à la répéter en sa mémoire (Lc 22,19 ; 1 Co 11,24-25). C’est devenu l’un des piliers du christianisme et, pour les Catholiques, la présence vraie, réelle et substantielle du Christ dans le pain et le vin hisse l’Eucharistie « au-dessus de tous les sacrements et en fait “comme la perfection de la vie spirituelle et la fin à laquelle tendent tous les sacrements.” » (Catéchisme, § 1374 ; la citation est de Thomas d’Aquin, s. th. 3, 73, 3). Mais quelle effroyable magie n’y a-t-il pas derrière pareille transformation ! Le Christ, fils de Dieu, réellement présent dans un morceau de pain et quelques lapées de vin, par l’effet miraculeux d’une poignée de mots seulement prononcés, et sans qu’on ne puisse rien déceler de nouveau ? Il faut toute l’audace de la foi pour oser pareille contradiction.

Et Thomas vint pour en rendre compte. Son Aristote à lui n’était pas Grec ; il vient du monde musulman. C’est par les traductions arabes du Philosophe, absorbé par l’Occident latin au XIIIe siècle, que Thomas se familiarise avec la pensée de notre homme. Est-ce encore d’Aristote que parle la Scolastique ? Rien n’est moins sûr ; qu’importe. Ce sont les termes en vigueur, ceux dont on hérite pour reconstruire le monde, alors il faut faire avec. Voyons comment Thomas s’y prend pour expliquer ce mystérieux miracle (s. th., 3, 75).

Déjà, en bon catholique, il réfute que la présence du Christ ne soit que symbolique. « Certains […] ont professé que le corps et le sang du Christ ne se trouvent dans ce sacrement que comme le signifié se trouve dans le signe. Cette position est à rejeter comme hérétique, car elle contredit les paroles du Christ. » C’est bien d’une « présence réelle », quoique « de manière invisible », qu’il est question. Il faut alors que le prêtre se change en maître des illusions. Car selon le mot d’Ambroise, que Thomas reprend : « Bien qu’on voie la forme extérieure du pain et du vin, on doit croire qu’après la consécration il n’y a pas autre chose que la chair et le sang du Christ. » Le pain et le vin sont des substances (nous y voilà), et ces substances ne subsistent pas après le sacrement. Elle ne sont pas anéanties pour être remplacées par le sang et le corps du Seigneur, mais sont bien changées en ce corps et ce sang – et cette transmutation doit être transparente pour les sens, puisque rien ne semble se passer.

Il ne s’agit pas seulement d’un changement de forme, défend Thomas ; une telle modification de la forme est monnaie courante. C’est un changement de la substance tout entière, au sens où nous l’avons définie : changement de la matière et changement de la quiddité. Ce sont les principes d’individuation du corps et du sang sacrés qui remplacent les principes d’individuation du repas proposé ; c’est également l’organisation interne de ces matières qui est changée en quiddités de corps et de sang christiques. Changement profond que ne permet que la « vertu divine », seule à même d’atteindre « toute la profondeur de l’être ».

Mais alors, que ne voyons-nous du vin et du pain ? C’est que les formes accidentelles, celles dont nous avions dit qu’elles ne constituaient pas l’essence de la chose, et dont l’être pourrait se passer en continuant d’être ce qu’il est, persistent. La couleur du pain, sa saveur, son odeur – ce que la tradition s’apprête à nommer des « qualités secondes », tout cela demeure, car cela ne dépendrait pas de la quiddité du pain et du vin. Pourquoi la providence agit-elle de la sorte ? Thomas en dresse trois raisons, dont on laissera le lecteur seul juge : parce que nous abhorrons manger de la chair humaine et boire du sang humain ; parce qu’il ne faut pas que d’autres puissent se moquer de nous, qui mangeons tout de même notre propre Dieu ; parce qu’il faut bien éprouver la foi des fidèles. Nous voilà quittes : les accidents n’appartiennent pas à la quiddité des choses, et la bien nommée transsubstantiation peut se permettre de les laisser en place. On n’est guère convaincu, mais il faut avouer que l’acrobatie intellectuelle impressionne.

Thomas s’en sort bien – ce n’était pas gagné. C’est même un tour de force : il parvient à rationaliser, dans les termes savants d’alors, c’est-à-dire ceux de la Scolastique, un fait bien étonnant. À quel prix cependant : Aristote en ressort tout retourné, et sa pensée comme usurpée. Qu’on se souvienne : si la substance a vu le jour, au cœur de cette Athènes de l’olive et des arts, c’était précisément pour solder la question du mouvement. Réconcilier Parménide et Héraclite. Ma foi, cela avait plutôt bien marché : toute une physique en est sortie, et le mouvement avait finalement cessé de faire problème – au point que nous demeurons circonspects, nous-mêmes et d’où nous sommes, qu’il ait même, un jour, pu faire problème… Il fallait pour cela élaborer une chose qui change sans changer, intégrer le non-être à l’être en quelque façon, et c’était tout le but d’une substance mêlant la matière et la forme. Cette substance subit des altérations et se met en branle, mais elle demeure dans le mouvement ou la modification. La transsubstantiation tord cette métaphysique à rebours : la substance change sans les accidents, le fixe devient mouvant dans une apparente immobilité.

Qu’en aurait dit le Stagirite ? Qu’il n’y entendait rien, probablement. Qu’on l’avait mal reçu. Et il se serait bien étonné, en somme, qu’on consacre son arsenal conceptuel, tout entier dirigé contre Platon et l’élaboration d’un arrière-monde, à la défense d’un autre monde. En passant des savants arabes aux lettrés latins, de l’Orient à l’Andalousie puis à l’Italie, non loin d’Aquino, les mots d’Aristote ont comme changé de cible. Ils se sont retournés contre leur créateur. Garder les mots, changer le sens – c’est encore une forme de transsubstantiation. Sauver les apparences en travestissant les essences. Il n’y a jamais réellement de rupture dans l’histoire des idées ; mais il y a des usurpations plus ou moins heureuses. Et ce sont les vainqueurs qui réécrivent l’histoire. Tant pis pour Aristote.