Le Prince est un ouvrage étonnant et controversé. Jean-Jacques Rousseau le tient pour « le livre des républicains » quand Leo Strauss voit dans son auteur un « apôtre du mal ». À vrai dire, les intentions de Machiavel lui-même ne sont pas claires. Écrit-il seulement pour revenir en grâce auprès des Médicis ? Écrit-il pour le peuple, comme le pense Rousseau ? Croit-il en ce qu’il dit, dit-il tout ce qu’il croit ? On en doute d’autant plus que Machiavel était un républicain, et qu’il livre dans les Discours sur la première décade de Tite-Live une manière d’éloge de la république romaine. Pourtant, il ne se reniera jamais et, à lire correctement ce Prince que la postérité allait vouer aux gémonies, on se rend compte que tout est plus complexe. Derrière les conseils somme toute assez banals qu’il adresse au souverain de Florence, se cache une vision révolutionnaire de la politique, de l’éthique et de l’homme.

Du cosmos au chaos : fortune et qualité des temps

L’univers des Anciens, des Platon et des Aristote, était organisé selon des principes rationnels : chaque chose avait sa raison d’être, et même, sa raison d’être telle qu’elle était. Ces principes, transcendants et absolus, constituaient dans la pensée des antiques une manière de « ciment des choses ». Ce primat de la raison, ou du logos, sur l’expérience, est à la racine de la philosophie. Il conduit à voir le monde comme un tout organisé, un cosmos.

Cette organisation du monde a largement été remise en cause au tournant de la Renaissance, en particulier au sein du contado florentin. Une série de raisons extrinsèques ont d’abord conduit à penser que la stabilité n’avait plus rien d’une évidence : depuis la descente sur l’Italie de Charles VIII, déstabilisant durablement la péninsule, les équilibres politiques sont précaires. À Florence, les régimes ont changé à un rythme soutenu : au leadership des Médicis, exclus par les Français, a succédé la théocratie savonarolienne, puis la République, dont le retour des Médicis devait sonner le glas en 1512. Ajoutées à cela, les frasques d’Alexandre VI à Rome ou la menace lointaine mais omniprésente du « Grand Turc » achevaient de remettre en cause l’ordre géopolitique du monde.

Ces raisons extrinsèques font système avec une série de raisons intrinsèques largement imputables à la Première Renaissance. Des auteurs humanistes comme Pic de la Mirandole, mort à Florence en 1494, ont remis au goût du jour la maxime de Protagoras, que Socrate citait pour la réfuter : l’homme est la mesure de toute chose. En se recentrant sur l’homme, au détriment de Dieu et des forces transcendantes qui constituaient jusqu’alors le matériau par excellence des penseurs, l’humanisme amorce une ère de défiance envers les absolus en général, et l’Église en particulier. Toutes ces raisons ont contribué à faire prendre conscience aux penseurs, et à Machiavel, de l’absence d’organisation des choses. Le monde n’est plus fait mais à faire. Il n’est pas cosmos, mais chaos, ainsi qu’il l’écrit au chant III de son Âne d’or : « Tantôt le ciel est couvert de ténèbres, tantôt il brille de tous les feux du jour : de même sur la terre, rien ne persévère dans le même état. »

Cette intuition métaphysique justifie la vision que Machiavel se fait de la fortune. Elle est comme « ces fleuves furieux qui, lorsqu’ils se mettent en colère, inondent les plaines, ruinent édifices et arbres, arrachent la terre, d’un côté, et la déposent, de l’autre : chacun s’enfuit devant eux, chacun cède à leur assaut, sans pouvoir, en aucun point, y faire obstacle » (Le Prince, XXV). Comme lorsque les armées françaises déferlent en Toscane, comme lorsque la maladie emporte le duc de Valentinois, comme lorsque Savonarole, prophète désarmé, ne reçoit plus l’assentiment des Florentins et finit au bûcher, place de la Seigneurie. Rien ne semble plus implacable que les aléas du sort, qui s’imposent aux hommes et ruinent tout. La fortune altère durablement l’atmosphère d’une époque et d’un lieu : le torrent impétueux déforme le paysage, creuse de nouveaux sillons et détruit jusqu’aux édifices les plus solidement bâtis. Le monde, après la tempête, n’exige plus les mêmes dispositions qu’avant : tout passe, tout change, et les valeurs qui gouvernaient l’existence elles-mêmes sont soumises à cette loi du devenir.

Machiavel a une belle expression pour décrire l’individualité d’une époque et d’un lieu : il parle de « qualité des temps » (qualità de’ tempi). Les temps appellent parfois un prince fort, et parfois exigent-ils une République. Les temps changent, et la force de Machiavel est de pousser les conséquence de cette contingence jusqu’au bout : la vérité elle-même se mue au gré des saisons ; celle d’aujourd’hui n’est pas forcément celle d’hier, non plus que celle de demain. Voilà qui fait finalement la fortune des uns et le malheur des autres : poussé par sa nature, chacun a ses « façons » (modi) de procéder et de gouverner, qui s’accordent ou non avec la qualité des temps. « Je crois […] qu’est heureux celui dont la façon de procéder [il modo del procedere] rencontre la qualité des temps [qualità de’ tempi] » (Le Prince, XXV).

La virtù comme plasticité des façons de procéder

On le voit, ce qui fait le bonheur d’un prince ou son malheur, c’est l’accord entre ses façons de procéder et la qualité des temps. La tragédie du gouvernement est que, bien souvent, les façons de procéder d’un homme émanent de sa nature et ne changent jamais, tandis que le monde, ainsi qu’on l’a vu, évolue sans cesse au gré de la fortune. Il s’ensuit qu’un prince finit toujours par ne plus être adapté à son temps, par être dépassé par les événements. L’homme qui ne sait pas faire évoluer ses façons de procéder en phase avec la fortune est voué à la ruine et, précise Machiavel, il en est généralement ainsi « tant parce qu’il ne peut dévier de ce vers quoi la nature l’incline, que etiam parce qu’ayant toujours prospéré en suivant un chemin il ne peut se persuader qu’il soit bon de s’en éloigner » (Le Prince, XXV).

Maintenir l’État et se maintenir dans l’État exige donc une forme de plasticité qui n’est pas naturelle, une adaptation aux temps qui implique qu’on puisse changer du tout au tout ses convictions, ses valeurs et ses usages, même les plus fermement établis. Dans un monde dépourvu de principe transcendant pour le réguler, l’homme lui-même doit faire le deuil d’une cohérence ou d’une « nature » qui le définirait une fois pour toutes. Ce tour de force qui consiste à savoir s’adapter à la qualité des temps définit la vertu machiavélienne. La virtù est ainsi la capacité à moduler ses façons de procéder selon les heurts de la fortune, afin de les mettre en conformité avec la qualité des temps. Il faut que le prince « ait un esprit disposé à se tourner selon ce que les vents de la fortune et la variation des choses lui commandent » (Le Prince, XVIII).

Cette virtù n’a plus grand-chose à voir avec la vertu des Anciens. Les valeurs, pour eux, étaient déduites rationnellement. On se figurait, selon des principes a priori, à quoi devait correspondre l’organisation sociale pour en inférer ce qu’il convient de faire et d’éviter. Parce qu’elles étaient issues d’un raisonnement a priori, ces valeurs résistaient à toute remise en cause empirique et s’imposaient quels que soient les lieux et les temps. Dans les faits, cependant, ces valeurs et ces principes s’avèrent rapidement inefficaces ou contre-productifs dans le maintien de la liberté de l’État, « car un homme qui voudrait en tout point faire profession d’homme bon, il faut bien qu’il aille à sa ruine, parmi tant d’autres qui ne sont pas bons » (Le Prince, XV). Selon les temps, il faut savoir transiger avec elles. La bonne façon de procéder n’est donc plus celle qui s’accorde à la vertu des Anciens – à la libéralité, à la générosité, à la droiture, à la foi, etc. – mais bien celle qui s’accorde à la qualité des temps, quand bien même elle entrerait en contradiction avec ces vertus transmises par l’histoire.

L’exemple du prince vertueux, au sens de la virtù, Machiavel le trouve dans Cesare Borgia, fils du pape Alexandre VI. Arrivé au principat par les armes d’autrui, Borgia aurait pu perdre rapidement le duché qu’il s’était taillé en Romagne. Il installa donc Rimiro de Orco à la tête des provinces conquises, « homme cruel et expéditif » (Le Prince, VII), afin qu’il les pacifie – ce qu’il fit. Une fois cette basse besogne effectuée, Borgia jugea l’autorité de Rimiro trop dangereuse pour lui. Il convoqua un tribunal chargé de le juger, ce qui eut deux effets : le premier, débarrasser le duc d’un potentiel rival ; le second, contenter le peuple qui avait pu mal vivre le gouvernement autoritaire de Rimiro, permettant de dédouaner complètement Cesare de ce gouvernement. « Et tirant occasion de cela, un matin, à Cesena, il le fit mettre en deux morceaux sur la place, avec un billot de bois et un couteau ensanglanté à côté de lui : la férocité de ce spectacle fit demeurer ces peuples en même temps satisfaits et stupéfaits. » (Le Prince, VII)

Savoir entrer dans le mal, lorsque cela est nécessaire

L’exemple du duc de Valentinois peut surprendre, parce qu’il heurte la morale commune. Pourtant, le peuple était content de son prince et dévoué à Borgia jusqu’à sa mort. En conquérant la Romagne, en l’unifiant et en la plaçant sous sa protection, il garantissait en effet aux populations une liberté qu’elles n’avaient pas auparavant. C’est que sa cruauté n’était pas un trait de sa nature, mais une disposition nécessitée par le contexte où il évoluait – c’est en tout cas ce que veut croire Machiavel, et la mort prématurée du duc ne nous permet guère d’en dire plus. S’adapter à la qualité des temps, c’est en effet accepter de contrevenir parfois à ce que chacun juge bon. Machiavel n’indique cependant jamais que le prince a le loisir de faire le mal comme bon lui semble, car l’action est toujours soumise à un objectif : le mal ne peut se justifier qu’autant qu’il est nécessaire pour maintenir l’État (mantenere lo stato).

La clé du système machiavélien est ainsi la suivante : dans un monde soumis aux soubresauts de la fortune, qui font varier la qualité du temps, le bon prince est celui qui parvient à adapter ses façons de faire pour répondre toujours efficacement à cette fin générale : maintenir l’État. Ce mot doit s’entendre de deux manières : il s’agit certes pour le prince de se maintenir dans l’État, c’est-à-dire de garder le leadership au fil des ans ; mais également de maintenir l’État contre ses ennemis extérieurs, c’est-à-dire d’en maintenir la liberté, l’autonomie, dans une période où les sujétions étaient monnaie courante.

Un prince qui se comporterait toujours de façon cruelle et violente, et surtout qui tyranniserait son peuple, ne pourrait donc pas être qualifié de vertueux au sens machiavélien. Le Secrétaire florentin précise ainsi qu’on ne peut pas « appeler vertu tuer ses concitoyens, trahir ses amis, être sans foi, sans pitié, sans religion : et de telles façons [modi] peuvent faire acquérir la commandement mais non la gloire » (Le Prince, VIII). Il y a une logique du mal, et les cruautés peuvent être bien ou mal employées. Sont ainsi bien employées les cruautés « qui se font tout d’un coup, par nécessité de se mettre en sécurité ; et si ensuite on n’y insiste pas mais qu’on les transforme, autant que faire se peut, pour la plus grande utilité des sujets » (Le Prince, VIII). Le recours au mal doit donc être économique et limité dans le temps ; justifié par une nécessité de préservation ; et avoir pour finalité de se transformer dans l’intérêt des sujets. Se maintenir dans l’État pour maintenir l’État et en préserver la liberté, en somme. Machiavel ne cesse d’y insister : il est nécessaire au prince « d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en user pas selon la nécessité » (Le Prince, XV), et plus encore, « il ne doit pas se départir du bien, s’il le peut, mais savoir prendre la voie du mal, si cela lui est nécessaire » (Le Prince, XVIII).

Les conseils de Machiavel se situent donc aux antipodes de la tyrannie. Il précise même « qu’il est nécessaire à un prince d’avoir le peuple pour ami » (Le Prince, IX), et qu’il suffit pour cela de le prendre sous sa protection. Le prince doit se montrer « amant des vertus en donnant l’hospitalité aux hommes vertueux » (Le Prince, XXII), accueillir les artistes, assurer ses citoyens « qu’ils peuvent paisiblement exercer leur métier » (Le Prince, XXII) ou les rassurer en n’attentant pas à leur propriété. C’est dans l’intérêt du prince, puisque ce peuple pourra alors se mobiliser pour défendre son état, mais c’est en même temps dans l’intérêt du peuple. Maintenir l’état revêt toujours cette ambiguïté.

Gouverner en considérant la réalité effective de la chose

Machiavel a bien conscience que sa virtù a ses côtés sombres, et le prince ne se situe jamais par-delà bien et mal. Il serait tentant en effet de dépeindre le Secrétaire florentin comme un immoraliste qui se contenterait d’inféoder l’action à son efficacité, quels qu’en soient les moyens – mais il ne le fait jamais. Au contraire, il recourt sans cesse aux catégories de bien et de mal, et tente toujours de limiter l’incursion du mal à sa stricte nécessité. Le prince doit être bon tant qu’il le peut, et mauvais lorsqu’il le doit.

En mettant en avant la nécessité de maintenir l’état, Machiavel change de focalisation : au lieu de déduire de principes a priori la conduite à tenir, le prince doit agir en se fondant sur l’expérience de ce qui fonctionne et ne fonctionne pas. Les menaces qui pèsent sur les états-cités italiens ne laissent guère le temps de finasser : il faut être efficace, ce qui implique de s’intéresser à la réalité effective de la chose. Ce principe méthodologique est crucial. Il fait de Machiavel un réaliste. Les « façons » ne correspondent à la qualité des temps qu’autant qu’elles permettent de défendre efficacement l’état dans ces temps, et il convient pour cela de se fonder sur les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on les rêve :

Mais puisque mon intention est d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a. Et beaucoup se sont imaginés républiques et principats dont on n’a jamais vu ni su qu’ils existaient vraiment. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce qu’on devrait faire apprend plutôt sa ruine que sa conservation : car un homme qui voudrait en tout point faire profession d’homme bon, il faut bien qu’il aille à sa ruine, parmi tant d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en user pas selon la nécessité.

[…] en effet, tout bien considéré, on trouvera quelque chose qui paraît une vertu et, s’il la suit, il irait à sa ruine, et quelque autre qui paraît un vice et, s’il la suit, il en naît pour lui sûreté et bien-être.

Le Prince, XV

La réalité effective de la chose, au moins à l’époque de Machiavel, conduit à considérer que l’homme est naturellement poussé par de bas appétits. Les hommes « sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les dangers, avides au gain » (Le Prince, XVII), et il faut leur accorder peu de confiance : tant que le danger n’est pas là, ils sont fidèles, mais se retournent vite dès que les problèmes deviennent concrets. Ainsi vaut-il mieux, pour le prince, être craint qu’aimé – mais encore, précise Machiavel contre l’image démoniaque qu’on serait tenté de s’en faire, il « doit néanmoins se faire craindre de façon, sinon à acquérir l’amour, du moins à fuir la haine » (Le Prince, XVII).

Au fond, si le prince doit savoir entrer dans le mal, c’est précisément parce la nature des hommes est mauvaise. « Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon : mais parce qu’ils sont méchants et qu’ils ne l’observeraient pas à ton égard, toi etiam tu n’as pas à l’observer avec eux » (Le Prince, XVIII). Le constat peut sembler péremptoire, et il n’est pas sans rappeler les préceptes qui fondent le premier libéralisme – Hume ne nous invitera-t-il pas, lorsqu’on pose les bases d’un gouvernement, à « regarder les hommes comme des fripons » ou du moins à ne pas « supposer à leurs actions d’autre motif que l’intérêt particulier » (David Hume, Essai sur l’indépendance du parlement, 1752) ?

À la tête d’un peuple d’hommes avides, simulateurs et dissimulateurs, le prince lui-même doit ruser. Le prince lui-même doit agir comme un homme, « être grand simulateur et dissimulateur » (Le Prince, XVIII) pour ne pas périr de sa bonté – car le prince lui-même est un homme. La seule aulne qui doit mesurer l’action du prince, c’est son efficacité. « [Dans] les actions de tous les hommes, et surtout des princes, où il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, on regarde la fin. Qu’un prince fasse donc en sorte de vaincre et de maintenir son état ; les moyens seront toujours jugés honorables et, toujours, loués par tout un chacun » (Le Prince, XVIII). L’ambiguïté du maintien de l’état se fait jour, ici encore : tout le monde louera un prince qui saura préserver l’état, parce qu’il est dans l’intérêt de chacun de vivre libre et protégé.

Machiavel est diabolique autant que Créon dans l’Antigone d’Anouilh, c’est-à-dire qu’il n’est diabolique que parce qu’il est humain et dit ce qu’est vraiment l’homme, celui que l’on croise dans la rue, qu’il soit prince ou boulanger, chômeur ou criminel. Exister, c’est toujours-déjà se compromettre avec le réel. On peut se voiler la face, mais le mal est inhérent à un monde sans loi, sans Dieu, et sans raison dernière. « Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d’être un homme », confie Créon à Hémon. Accepter d’être un homme, c’est accepter que la réalité effective de la chose ne coïncide jamais avec nos fictions rationnelles et rassurantes ; accepter qu’agir dans le monde implique toujours de se salir les mains. « Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s’en mettre jusqu’aux coudes », dit encore le prince thébain. Mais il le faut, il le faut.

Créon. – Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire « oui » ou « non », de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance.

Jean Anouilh, Antigone

Conclusion

Machiavel est un penseur moderne. Il prend place à une époque où les mythes s’effondrent, où Dieu se ternit et où les outre-cieux n’édifient plus les hommes. La morale, la belle morale des idées transcendantes, des néo-platoniciens ou de frère Savonarole, n’a plus prise sur un monde livré aux intrigues et aux conspirations. Le Vatican d’Alexandre VI charrie une odeur de souffre. L’ici-bas, peu à peu, s’est totalement joué de l’au-delà. Et quand on vit dans ce monde-ci, il faut bien se faire à ses règles ; à sa dure nature qui se situe en-deçà du bien comme du mal, sourde à nos rêves comme à nos craintes. Pour le moderne, cela se dit aisément : Machiavel était conséquentialiste ; il n’était ni partisan des vertus, ni défenseur des devoirs. Il n’était pas diabolique pour autant. Il disait simplement que c’est aux résultats qu’on juge l’action bonne, et non dans l’intention. Faire le bien, c’est faire le bien, et non seulement tenter de le faire. Merleau-Ponty l’a compris, qui le résume en un éclat dans Humanisme et terreur : « Machiavel compte plus que Kant. »

Machiavel est le témoin de notre part sombre. Il nous renvoie nos propres ombres, et c’est pour cela, peut-être, qu’il nous effraie autant. Sa lucidité nous gêne aux entournures, comme l’humanité gêne Antigone dans la pièce d’Anouilh. La prise de conscience de la réalité est toujours contemporaine d’un deuil de la perfection. Jean Giono, qui introduit l’édition des œuvres complètes de Machiavel pour la bibliothèque de la Pléiade, le résume élégamment :

La condition de l’humanité n’est une tragédie que dans le camp du drap d’or des morales. Trompé par la toile légère de décors utopiques, l’homme se demande d’où viennent toutes ces mauvaises odeurs, ou par quel maléfice il s’enfonce jusqu’aux genoux dans la boue d’horribles sentines. Nos vertus ne sont que des arts ; quand on le sait, il n’y a plus de surprises et seul, le sentiment de la vie reste tragique. […] Le Prince est partout, et n’importe qui. Dans l’encadrement du guichet par lequel César Borgia regarde Micheletti en train d’étrangler les condottieri, c’est le visage de l’homo-mecanicus qui se montre. Au lieu d’étudier les différences de caractère, Machiavel s’intéresse au moteur commun de tous les caractères. S’il ne se soucie pas de morale (il est cependant un moraliste), c’est qu’il ne s’agit pas de savoir ce que la morale approuve ou ce qu’elle réprouve. Cela, tout le monde le sait, et inutilement. Il s’agit de connaître avec précision la juste valeur de l’homme. […] Il a eu entre les mains des âmes de rois, des âmes de papes, des âmes de républicains, des âmes de corps qui voulaient être rois ; il a manié l’âme des gens qui veulent la paix, l’âme des gens qui veulent la guerre ; l’âme des commerçants, des banquiers, des boutiquiers, des ouvriers ; l’âme collective du prolétariat, l’âme solitaire des chefs, l’âme réjouie des bourreaux et l’âme acide des suppliciés ; il a poussé le scrupule jusqu’à manipuler la sienne. Il ne faut pas lui parler d’âmes extraordinaires. Il n’y en a pas ; il n’y en a pas d’ordinaires non plus ; mais elles sont toutes interchangeables. Le pouvoir gouverne toujours comme les gouvernés gouverneraient s’ils avaient le pouvoir. Il en a eu mille exemples (nous aussi). […] La terre n’est peuplée que de Princes. Les uns sont en exercice, les autres en puissance, c’est-à-dire (le mot est beau) en illusion. La marche de n’importe quel peuple sur n’importe quel Versailles est toujours composée de cent mille Louis XVI et de cent mille Marie-Antoinette. L’homme qui tue n’a pas de nom propre : c’est l’homme. Mieux : il n’y a pas de monstres. La seule conformation que l’âme ne peut pas se permettre d’avoir, c’est la conformation contre nature. On voulait sortir de Brocéliande : on est sorti.

Jean Giono, Introduction aux œuvres complètes de Machiavel, Bibliothèque de la Pléiade