Étiquette : éthique

Fortune et virtù

Le Prince est un ouvrage étonnant et controversé. Jean-Jacques Rousseau le tient pour « le livre des républicains » quand Leo Strauss voit dans son auteur un « apôtre du mal ». À vrai dire, les intentions de Machiavel lui-même ne sont pas claires. Écrit-il seulement pour revenir en grâce auprès des Médicis ? Écrit-il pour le peuple, comme le pense Rousseau ? Croit-il en ce qu’il dit, dit-il tout ce qu’il croit ? On en doute d’autant plus que Machiavel était un républicain, et qu’il livre dans les Discours sur la première décade de Tite-Live une manière d’éloge de la république romaine. Pourtant, il ne se reniera jamais et, à lire correctement ce Prince que la postérité allait vouer aux gémonies, on se rend compte que tout est plus complexe. Derrière les conseils somme toute assez banals qu’il adresse au souverain de Florence, se cache une vision révolutionnaire de la politique, de l’éthique et de l’homme.

Le jugement de Salomon, intuitions sur le polyamour

L’Ancien testament évoque, au premier livre des rois, une anecdote passée à la postérité, censée illustrer la grande sagesse de Salomon (1R 3.16-28). Alors que deux prostituées se disputaient la maternité d’un jeune bébé, sans que personne parvienne à démêler le vrai du faux, on demanda au souverain de trancher l’affaire. Constatant que chacune restait campée sur ses positions, il exigea qu’on lui apporte une épée afin de procéder à un partage équitable : couper en deux l’enfant pour en confier une moitié à chaque requérante. L’une accepta le partage (!), se disant probablement que si elle ne pouvait pas être la mère, autant que personne ne la soit ; l’autre, mue par son amour maternel authentique, préféra qu’on laisse l’enfant en vie, quitte à ce qu’elle en soit dépossédée. Salomon croit alors pouvoir juger sans erreur que la seconde femme est bien la mère, et il lui confie l’enfant.

L’immoralisme de Kant

« Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? »

Paul Valéry, La crise de l’esprit, première lettre

La morale de Kant est un fétichisme de l’intention : la volonté y est bonne indépendamment de sa réalisation ou de sa frustration. L’action est belle quels que soient ses réussites ou ses échecs. « Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir »1. Mieux vaut donc agir fidèlement à la loi morale, même si l’action s’abîme sans cesse, car c’est l’acte qui est bon et non ses conséquences : quand bien même tous nos efforts seraient déçus, explique Kant, « [la bonne volonté] n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière ». On a souvent reproché au philosophe de Königsberg cette théorie qui se contente de la pureté de l’intention aux dépens de l’efficacité, un trait que Péguy a probablement porté mieux que quiconque : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

  1. Cette citation et la suivante proviennent de la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs. []

Justice par-delà l’espèce,
petit essai d’éthique animale

En mémoire de Sammy,
À Loki et Ponpon,
Regards consolateurs…

Il y a chaque jour des animaux qui meurent et qui souffrent injustement, et pourtant nous nous en accommodons, bercés par ce mensonge universel : l’homme est un animal exceptionnel qui a des droits sur l’ensemble de la Création, et tient une place à part au sein de la totalité du vivant. Ce préjugé a pour lui la force tenace de la tradition et, s’il perdure, c’est à la fois parce que les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre lui sont trop peu entendues, en particulier par le monde ancien, et parce que le renversement de ce paradigme exceptionnaliste aurait un retentissement sans égal dans l’histoire de l’humanité, remettant en cause nombre de nos certitudes et de nos conforts. Nous ne pouvons donc pas dire que nous ignorons la souffrance animale ; de plus en plus, elle remplit les journaux. En réalité, nous ne voulons pas la voir, car nous estimons n’avoir à prendre en compte que la souffrance et les intérêts des êtres humains. Notre considération éthique s’arrête là où l’humanité prend fin – toute personne, semble-t-il, est forcément humaine et la justice, se dit-on, n’est que l’affaire des hommes.

Le tram végan : une critique

Les choix auxquels nous devons faire face dans la vie courante sont souvent ambivalents, qu’il s’agisse de mener une guerre pour se défendre d’un agresseur, ou de tester des molécules sur des êtres sensibles afin de mettre au point un médicament à même de préserver des millions d’autres vies. Ils ont des conséquences néfastes en même temps que positives : la guerre va mettre en péril des populations innocentes, mais elle est nécessaire pour en sauver d’autres ; et les essais cliniques vont faire souffrir animaux ou humains, même s’ils épargneront à terme souffrances et morts à d’autres. L’action bonne se présente rarement dans sa pureté, sans mélange ; souvent, il faut accepter de mauvais effets pour atteindre un but que l’on estime meilleur. Dès lors, comment distinguer une concession acceptable d’une autre qui ne le serait pas ? Peut-on tuer légitimement l’homme qui menace notre vie ? À quelles conditions ?

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