« Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? »

Paul Valéry, La crise de l’esprit, première lettre

La morale de Kant est un fétichisme de l’intention : la volonté y est bonne indépendamment de sa réalisation ou de sa frustration. L’action est belle quels que soient ses réussites ou ses échecs. « Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir »1. Mieux vaut donc agir fidèlement à la loi morale, même si l’action s’abîme sans cesse, car c’est l’acte qui est bon et non ses conséquences : quand bien même tous nos efforts seraient déçus, explique Kant, « [la bonne volonté] n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière ». On a souvent reproché au philosophe de Königsberg cette théorie qui se contente de la pureté de l’intention aux dépens de l’efficacité, un trait que Péguy a probablement porté mieux que quiconque : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

Et en effet, à quoi bon mener les affaires avec de bonnes volontés, si les résultats ne suivent pas ? L’impuissance toute kantienne d’une morale de l’intention se heurte à l’exigence d’efficacité des citoyens, lorsqu’il s’agit de l’action publique. Merleau-Ponty note à raison qu’en politique, « Machiavel compte plus que Kant ». Mais il y a pire : Kant n’est pas seulement (et pas d’abord) l’avatar de la pureté intentionnelle. Il est aussi et avant tout le théoricien d’une morale sans concession, dont les périls semblent moins nous émouvoir. Au fond, on a trop reproché à Kant son impuissance pour remarquer le risque de son rigorisme. « Machiavel avait raison, note encore Merleau-Ponty : il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est même dangereux de s’en tenir là »2.

Les dangers dont parle Merleau-Ponty sont de deux natures. Il y a, d’abord, le danger propre à l’inefficacité de la morale kantienne en matière de promotion des valeurs. Ce à quoi nous tenons, le kantisme s’avère incapable de le défendre en fait, car il n’a pas de mains. Pour être bonne, l’action n’a pas à exalter concrètement nos valeurs ; il suffit qu’elle ait eu l’ambition de le faire. À la limite, une bonne intention dépourvue d’effets vaut mieux qu’une réalisation, par l’action imparfaite, des valeurs que l’on chérit. Comme Antigone, Kant réclame tout, tout de suite, et exige que cela soit entier – ou alors il refuse. En délaissant le combat réel pour une défense théorique et dérisoire de ce à quoi l’on tient, on prend cependant le risque de le laisser s’étioler. La révérence devant ce que nous aimons nous pousse ainsi, lorsqu’on l’applique avec rigueur, à ne plus promouvoir nos valeurs.

Reste qu’il s’agit seulement, pour l’instant, d’un constat d’impuissance. La neutralité du formalisme kantien permet l’étiolement des valeurs, mais elle ne le rend pas forcément nécessaire. Une telle bascule n’est toutefois pas étrangère à la philosophie de Kant : le second danger que l’on peut pointer, avec Merleau-Ponty, c’est l’immoralisme de la perfection éthique, et c’est là le vrai péril du kantisme. Après tout, Eichmann ne devait-il pas déclarer, lors de son procès à Jérusalem, qu’il avait agi « selon les préceptes moraux de Kant »3 ? « Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal ; non seulement il obéissait aux ordres, mais il obéissait aussi à la loi », rapporte ainsi Arendt.

Ce serait faire injure à la finesse du philosophe que de rendre pleinement raison au criminel nazi – la morale kantienne, lorsqu’elle est bien comprise, ne devrait pas permettre la Shoah, car elle ne permet pas le meurtre. Mais c’est bien au nom du kantisme qu’Eichmann justifie ses crimes, étant même capable de produire « une définition approximative, mais correcte, de l’impératif catégorique ». Si son kantisme ne saurait être exact, il n’est pas non plus tout à fait étranger à l’aspiration de Kant lui-même, puisque « dans un certain sens Eichmann suivait effectivement les préceptes de Kant : la loi, c’était la loi ; on ne pouvait faire d’exceptions ».

Eichmann est ainsi le symptôme d’une face pathologique du projet kantien : celle de l’obéissance absolue, de l’impératif catégorique, de l’obligation. En un mot, du devoir. On sait l’intransigeance de la morale de Kant : le mensonge, parce qu’il est mauvais formellement, n’est jamais bon, même lorsqu’il en résulterait de meilleures conséquences. On connaît aussi les expériences de pensée qui tentent d’éclairer le caractère contre-intuitif de ce rigorisme : les Justes qui cachaient des Juifs, lorsqu’ils mentaient aux autorités nazies, agissaient mal. Cela devrait suffire à jeter le trouble sur le devoir lui-même. Bien souvent, agir par devoir, cela revient à agir au détriment de ce que nous chérissons ; à privilégier la forme à la promotion concrète des valeurs, même lorsque ces deux aspirations entrent en conflit. Qu’importent les conséquences, il faut obéir : on ne transige jamais avec la loi morale.

Cette intransigeance, revers d’une pièce dont la pureté constitue l’avers, paraît de prime abord comme l’ultime promotion des valeurs ; une promotion coûte que coûte. Sauf que bien souvent, le prix à payer est constitué par les valeurs que l’on défend elles-mêmes. Le rigorisme de Kant sacrifie l’ensemble des choses que nous chérissons sur l’autel de leur propre défense sans concession. La pureté, comme cette cité idéale d’un peintre italien, laisse un sentiment d’amère inhumanité, et pour cause : un peuple obéissant et docile constitue probablement le rêve de tout dirigeant, de même qu’une administration de femmes et d’hommes dévoués et soumis à l’autorité ; mais c’est aussi le ferment de drames insoupçonnables. Au sortir de la Grande Guerre, Valéry écrit, prémonitoire : « les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices ». Il finit en s’interrogeant : « Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? »4

La révérence pour les valeurs revêt finalement un caractère distrayant. L’amour pour le bien devient plus important que le bien lui-même, au point qu’on puisse s’en éloigner au nom de cet amour. Voilà où se niche l’immoralisme de Kant. Rien n’est plus immoral qu’une chaîne de décision où chacun agit par devoir, sans questionner l’effet de ses propres actions. Rien n’est plus immoral que les postures de principe, car l’éthique ne se déclare pas : elle se fait. Bien agir, c’est agir en vue de promouvoir le bien. Une éthique conséquente doit donc être conséquentialiste ; elle doit « prendre soin des conséquences, veiller à elles »5. Il faut parfois savoir transiger avec les principes lorsqu’il en résulte un plus grand bien-être pour le plus grand nombre. Car ce qui est cardinal, dans les choses que nous aimons, ce n’est pas l’amour que nous leur témoignons, mais bien ces choses-mêmes.

  1. Cette citation et la suivante proviennent de la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs. []
  2. Nous soulignons. La première citation de Merleau-Ponty est tirée d’Humanisme et terreur ; celle-ci provient de Signes. []
  3. Cette citation et les trois suivantes proviennent du compte-rendu du procès qu’offre Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. []
  4. Ces deux phrases se trouvent dans La crise de l’esprit. []
  5. L’expression est de John Dewey, dans Le Public et ses problèmes. []