Au lendemain de la capitulation allemande qui mit fin à la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est désolée. Massacres de masse, exodes, générations sacrifiées, villes rayées de la carte : le conflit planétaire a meurtri le Vieux Continent plus qu’aucune autre guerre auparavant. Certes, aussi loin qu’on remonte dans le temps, l’Europe n’a jamais été qu’un champ de bataille, mais la croissance démographique et le progrès technique rendent chaque affrontement toujours plus sanglant. La consolidation de la paix devient donc une nécessité absolue autant qu’un défi : il faut parvenir à faire taire durablement les armes (et même, rêvent les plus optimistes, définitivement), bien que toutes les tentatives en ce sens aient jusqu’alors échoué. Pour amener la paix civile, les Pères de l’Europe suggèrent un projet un peu fou : inviter les nations européennes, qui n’ont eu de cesse que de s’affronter, à se fédérer en une union économique et politique. Lorsqu’il prend la parole le 9 mai 1950 pour proposer la mise en commun des moyens de production de charbon et d’acier franco-allemands, Robert Schuman ne cache pas que l’objectif principal de l’union est la paix :

La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. […] Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d’intérêts indispensable à l’établissement d’une communauté économique qui introduit le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes.1

D’emblée, cependant, cette construction d’une supra-nation artificielle semble se heurter aux nations, bien réelles, qu’elle entend unifier. Il ne suffit pas de décréter l’existence d’un peuple pour qu’il se matérialise en fait ; et comment ne pas songer, aujourd’hui, que la citoyenneté européenne est encore bien lointaines pour des peuples d’abord français, allemand, espagnol ou italien ? À bien des égards, être Français (ou Turque, ou Britannique, ou Allemand, …) paraît s’opposer au fait d’être Européen. On ne peut multiplier les allégeances patriotiques sans les trahir : aimer le drapeau tricolore semble, au moins à notre époque d’interrogations identitaires nourries, nous forcer à abhorrer la bannière étoilée de l’Union européenne.

  1. Robert Schuman. Déclaration du 9 mai 1950. 1950. []