Étiquette : mariage pour tous

Le sommeil de la Raison

« Le sommeil de la raison engendre des monstres. » (Francisco de Goya)

Sommeil de la raison

Au lendemain de l’adoption définitive par le Parlement de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, l’Église, par la voix de l’évêque de Metz, a cru bon de revenir à la charge pour défendre une dernière fois son modèle rétrograde. Dans un communiqué d’une page1 qui insulte autant la raison que la République, Monsieur Raffin dépeint son idéal de la famille, avant d’en appeler à la « résistance ». Voyons à quel point la conception catholique de la famille et de la sexualité qu’il véhicule est dogmatique et fausse.

Une conception naïve de l’homme et de la femme

Son modèle de la famille repose d’abord sur une conception naïve de la distinction homme/femme qui ignore les enseignements des sciences sociales et de la biologie. Toute personne est vue comme « sexuée », c’est-à-dire « masculine ou féminine (…) de par la naissance », et doit accepter cette « caractéristique de son être » pour grandir « de façon harmonieuse et heureuse ». L’homme et la femme sont ainsi définis par leurs organes génitaux, ainsi que le ferait sans doute la sagesse populaire ; l’homme est le « mâle » et la femme la « femelle », pour reprendre une caractérisation animale. Cette qualification apparemment basique est imprécise et erronée.

Les termes de « masculin » et de « féminin » semblent emporter, dans la bouche de l’évêque, à la fois une réalité biologique, des normes sociales et des orientations sexuelles que rien, pourtant, ne force à coïncider. Les études menées sur le genre, dans le cadre des sciences sociales, nous poussent à affiner cette vision naïve. Il convient en effet de distinguer le sexe biologique de ce qu’on appelle le « genre », et qui n’est rien d’autre qu’une construction culturelle. De la sorte, l’identité sexuelle s’établit dans un dialogue constant entre des qualités biologiques et un contexte socioculturel. L’influence de ce contexte se ressent, par exemple, dans la place accordée aux femmes, qui diffère selon les sociétés et les époques. « La différence des sexes n’est pas une donnée de nature immuable, explique le sociologue Éric Fassin ; elle n’existe que dans l’histoire. Ce que c’est qu’être un homme, ou une femme, ne peut donc être abstrait du contexte social. Le sexe est indissociable des normes sexuelles, qui, par définition, ne sont pas naturelles. »2 Les raisons qui poussent à offrir des poupées aux jeunes filles et des voitures aux garçons, ou encore celles qui font que le salaire des femmes est moindre que celui des hommes, relèvent de l’histoire, et ne sont pas inscrites dans la biologie de chacun.

Bien sûr, les conservateurs ont tôt fait de stigmatiser ces études scientifiques, en les qualifiants absurdement de « théorie du genre » comme ces créationnistes qui insistent, outre-Atlantique, sur la « théorie » de l’évolution pour susciter la suspicion. Ce rejet n’a cependant aucune valeur, puisqu’il n’est soutenu par aucun argument scientifique. Il est même ridicule ; qui nierait la part de culture qui réside dans l’identité sexuelle de chacun en arguant, par exemple, que la biologie explique le salaire moindre des femmes ? Ce rejet n’est toutefois pas sans rappeler un obscurantisme venu de temps que nous pensions révolus. La sociologie nous apprend donc bien que la naissance ne définit pas notre identité sexuelle à elle seule : nous ne sommes pas des animaux mais des êtres de culture. Voilà qui peut se résumer en adaptant un peu la célèbre phrase de Simone de Beauvoir : on ne naît pas femme ou homme, on le devient.

D’autre part, la conception naïve et naturalisante avancée ignore qu’en biologie, le sexe n’est pas une évidence. Il n’y a pas un sexe, mais au moins trois : le sexe chromosomique, le sexe gonadique et le sexe phénotypique, qui ne coïncident pas forcément. On se souvient par exemple de cette athlète indienne accusée par ses concurrentes d’être un homme, et dont la justice fut bien en peine de déterminer le genre3.

L’évêque de Metz avance ainsi une conception infondée des sexes, au mépris de la biologie et de la sociologie. Il pose comme un dogme un concept pourtant erroné et le défend au mépris de la vérité comme on soutint, jadis, que Galilée se trompait en dépit des preuves qu’il amenait car la Bible le démentait.

Le dogme de « la » famille

À partir de sa conception obscure de l’homme et de la femme, M. Raffin poursuit l’exposition de son modèle familial en définissant « la famille » comme « un homme et une femme qui s’aiment et qui s’engagent à s’aimer dans la durée, en prenant soin d’élever les enfants qui peuvent naître de leur union ». On savait l’Église déconnectée des résultats de la science, on la découvre ici ignorante de la société du moment. Bien loin de « la » famille dépeinte par l’évêque, force est de constater la diversité des familles de notre pays, sans que cela ne suscite de problème. Aujourd’hui nous divorçons, nous nous remarions, nous adoptons (des orphelins ou les enfants du conjoint). Les couples se marient plus tard, quand ils se marient encore, et les enfants naissent majoritairement hors d’un mariage. Beaucoup décident désormais de se pacser, qu’il s’agisse d’homosexuels ou d’hétérosexuels. De plus en plus de frères et de sœurs n’ont plus exactement les mêmes parents. Il existe des familles monoparentales, soit qu’un parent soit décédé, soit qu’une personne seule ait décidé d’adopter. Il existe aussi des familles homoparentales que la loi ignorait jusqu’ici, et des couples homosexuels qui ne désirent ni adopter, ni se marier. C’est là le visage de la France d’aujourd’hui.

On peut le déplorer, avec l’évêque, mais il faut s’en expliquer, car les trompettes de Jéricho ne résonnent pas à nos portes. Or, comme toujours, le discours ecclésial manque cruellement de justifications. Jusqu’à preuve du contraire, cette diversité n’est pas un problème ; c’est même, à l’inverse, la noblesse d’une société libérale que de permettre à chacun de construire son bonheur comme il l’entend. Voilà l’un des problèmes majeurs du discours moralisateur de l’Église : elle prétend savoir mieux que chacun ce qui est bon ou mauvais pour lui. Elle s’arroge cette prééminence que rien, absolument rien, ne lui confère.

Une fois encore, c’est comme un dogme que M. Raffin avance sa conception de « la » famille, que rien n’étaye, révélant ainsi la sempiternelle prétention paternaliste de l’Église qui prétend savoir mieux que quiconque ce qu’il est bien de faire et bon d’éviter. Mais le meilleur reste, pour ainsi dire, à venir…

L’enfant a-t-il besoin d’une mère et d’un père ?

Dans ce dogme de « la » famille fondé sur une conception erronée des sexes, M. Raffin propose sa vision de l’enfant, « fruit d’un amour entre un homme et une femme », qui « a besoin d’un père et d’une mère » pour « sa croissance humaine et spirituelle ». Il qualifie, sans rire, cette conception de « réalité fondamentale » ; analysons donc cette thèse selon laquelle l’intérêt de l’enfant requiert qu’il ait un père et une mère.

Elle semble d’abord s’enraciner dans quelque croyance populaire née de l’habitude : on a toujours vu des enfants élevés par un père et une mère, aussi nous semble-t-il qu’il s’agit là d’une évidence. On prétend parfois que c’est dans « l’ordre des choses ». On présuppose que « la Nature est bien faite », à l’image du cosmos qu’imaginaient les premiers Grecs, parce qu’elle serait par exemple l’œuvre d’un Dieu. C’est sans doute l’arrière-pensée de l’évêque et de bon nombre de catholiques opposés à la loi, mais cette arrière-pensée ne résiste pas à l’analyse philosophique. D’abord parce que l’homme n’est pas un animal soumis aux diktats de je ne sais quelle loi naturelle ; c’est, au contraire, un être de culture. « Il n’y a aucune nature humaine sur laquelle je puisse faire fond »4, écrivait Jean-Paul Sartre, car l’homme s’invente lui-même et n’a donc qu’une histoire. Il construit des maisons et il écrit des livres, il peint des fresques et voyage en avion. L’évêque lui-même prêche dans une cathédrale. L’homme surmonte la nature.

Mieux encore, le modèle proposé n’a pas toujours eu cours, ce qui amoindrit d’autant la force de ce prétendu fait naturel. Des nourrices qui élevaient les fils des citoyens Romains de l’antiquité, allant jusqu’à leur donner le sein, aux enfants abandonnés au temps de Rousseau (à qui l’on reproche souvent le délaissement de ses cinq enfants sans souligner que c’était, à l’époque, monnaie courante), en passant par ces tribus du Vanuatu qui s’échangent leurs progénitures à dessein diplomatique, l’histoire humaine contredit cette permanence. Il en va de même de l’histoire naturelle : combien d’espèces animales, en effet, ne revoient jamais leurs petits ? Qu’on pense seulement aux tortues de mer qui pondent leurs œufs sur la plage puis s’en vont. Si l’on croit qu’il est naturel pour l’enfant d’être élevé par deux parents de sexes opposés, c’est seulement parce que « toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue »5, selon les mots de La Boétie. Notre vision étriquée nous conduit à voir un fait culturel comme s’il relevait de la nature ; elle nous fait prendre des vessies pour des lanternes.

La nature n’est pas la suprême loi d’un genre humain qui la surmonte et, de toute façon, la naturalité même de la thèse avancée est battue en brèche. Dès lors, considérer que l’état de fait justifie ce qui doit être est, bien sûr, une lourde faute de raisonnement ; qu’on songe, par exemple, à ces Romains persuadés que leur monde était plat seulement parce qu’ils n’avaient jamais rien vu d’autre. L’habitude de voir le soleil se lever a suscité, bien des siècles après mais au même endroit, un rejet des thèses héliocentriques que Galilée dut abjurer, alors même que la Terre tourne bien. L’habitude est loin d’être un gage de vérité. On ne saurait donc déduire le droit du fait. Il a bien fallu qu’un jours certains se lèvent contre l’esclavage qui, jusqu’alors, semblait évident à tous car chacun y était accoutumé. « Notre histoire n’est pas notre code, comme le rappelait Rabaut de Saint-Étienne. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire par ce qui s’est fait, car c’est précisément de ce qui s’est fait que nous nous plaignons. »6

Qui plus est, la nécessité de cette vision de l’enfant ne résiste pas à l’épreuve du réel. Depuis des décennies, des couples homoparentaux élèvent des enfants dans de nombreux pays qui, bien souvent, ne les reconnaissent pas encore. Ces enfants sont adultes aujourd’hui, et ont souvent eux-même déjà fondé d’autres familles. L’évidence, avant d’entrer plus en avant dans l’analyse des faits, c’est que le monde n’a pas cessé de tourner ; que notre planète n’a connu le destin ni de Sodome, ni de Gomorrhe, et que nos sociétés n’en sont pas devenues corrompues pour autant. Plus précisément, ce recul historique a permis de nombreuses études scientifiques sur le destin des enfants élevés par des couples de même sexe. Ces études convergent, et démontrent que ces enfants ne rencontrent, dans leur développement, pas davantage de difficultés que les autres. Citons simplement l’article publié dans la revue scientifique francophone de psychologie la plus « impactée » (comprendre, la plus prestigieuse), L’Encéphale, sous le titre : « Homoparentalité et développement de l’enfant : données actuelles »7. Elle n’est pas une énième enquête, mais une revue de l’ensemble des articles publiés à ce sujet dans la littérature spécialisée, et bénéficie donc à ce titre d’une grande robustesse. Que dit-elle ? Que les nombreuses études menées de par le monde « n’ont pas montré de différence entre les enfants de familles homoparentales et les enfants de familles hétérosexuelles en termes de développement, de capacités cognitives, d’identité ou d’orientation sexuelle. » L’argument dogmatique selon lequel « l’enfant a besoin d’un père est d’une mère » est donc tout bonnement contredit par les faits. Il est battu en brèche par le tribunal du réel. Loin d’être une « réalité fondamentale », comme le soutient l’évêque, c’est un dogme fallacieux de plus.

La Loi avant la foi

Une analyse fine du modèle catholique de la famille avancé par M. Raffin nous révèle combien cette conception insulte la raison. Rien, sinon des dogmes, ne la fonde, et elle est même contredite par la réalité du monde. M. Raffin a visiblement oublié le discours que Jean-Paul II a prononcé en 1992 devant l’Académie pontificale des sciences, et à l’occasion duquel le souverain pontife citait ces mots de saint Augustin : « S’il arrive que l’autorité des Saintes Écritures soit mise en opposition avec une raison manifeste et certaine, cela veut dire que celui qui [interprète l’Écriture] ne la comprend pas correctement. Ce n’est pas le sens de l’Écriture qui s’oppose à la vérité, mais le sens qu’il a voulu lui donner. Ce qui s’oppose à l’Écriture ce n’est pas ce qui est en elle, mais ce qu’il y a mis lui-même, croyant que cela constituait son sens. »8 La conception de la famille que l’évêque prétend lire dans la Bible a vécu, et sa posture contre-factuelle doit être dépassée par les croyants eux-mêmes.

Un tel égarement ne serait toutefois pas si grave s’il ne concernait que les sombres esprits des quelques dogmatiques qui y adhèrent. Seulement, sur la foi de ce modèle, M. Raffin a cru bon de les appeler à la « résistance », doublant l’insulte faite à la raison d’une insulte à la République. L’évêque remet en cause la prééminence de la loi et, à travers elle, il discute la légitimité des représentants de la Nation, alors même qu’il n’a lui-même aucun mandat du peuple.

En se référant aux chrétiens « morts martyrs pour avoir refusé d’obéir aux lois de l’État qui offensaient leurs convictions », il va jusqu’à placer la foi au-dessus de la loi et inverse ainsi l’ordre qui doit régner dans une République laïque comme la nôtre. Il justifie que l’on résiste à la loi sous prétextes de convictions religieuses. Quelle folie peut bien le conduire à pratiquer ce jeu dangereux ? Permettre à chacun d’opposer sa foi à la volonté du législateur replacerait la France à la merci des fanatismes de tout poil. Pour que la paix civile soit garantie, force doit rester à la Loi, et à elle seule.

La résistance dont il parle, M. Raffin entend qu’elle se traduise en « engagements concrets » ; il attend qu’elle prenne une « dimension politique », et lui assure par avance son « soutien » et son « éclairage ». Ce discours séditieux n’est pas acceptable. Au-delà de la critique philosophique, il nous revient donc de dire ici avec force que ce catholicisme réactionnaire et fanatique n’est pas compatible avec la République.

  1. « Mariage gay : l’évêque de Metz invoque les martyrs chrétiens morts pour s’être opposés aux lois de l’Etat », Rue 89, 26 avril 2013 ; les citations définissant le modèle familial défendu sont extraites de ce communiqué. []
  2. Marie Kirschen, « Eric Fassin: «Les députés confondent genre et sexualité» », Têtu, septembre 2011 []
  3. « Une ex-athlète indienne accusée d’être un homme met en cause des injections », Le Monde, juillet 2012 []
  4. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946 []
  5. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574 []
  6. Jean-Paul Rabaut de Saint-Étienne, Considérations sur les intérêts du Tiers-État, 1788 []
  7. Fond G. et al., « Homoparentalité et développement de l’enfant : données actuelles. », Encéphale, 2011 []
  8. Discours du pape Jean-Paul II aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale des sciences, 31 octobre 1992 []

À la fin tu es las de ce monde ancien…

Tout ce que la France compte de réactionnaires bat donc aujourd’hui le pavé parisien, avec un objectif en tête : empêcher l’ouverture des droits au mariage et à l’adoption pour les couples de même sexe. La Manif pour tous, qui brasse large sans toutefois parvenir à rassembler davantage que quelques dizaines de milliers de conservateurs1, est observée et disséquée sur les plateaux et dans les journaux. Parole est donnée aux partisans et aux détracteurs du mariage pour tous. Le débat est là, et bien là, depuis de nombreuses semaines, n’en déplaise à ceux qui se plaignent de son absence. Il est là à tel point qu’il en lasse les Français pour qui, déjà, la messe est dite.

Dans les cortèges, les arguments font souvent défaut, la place est laissée aux à-priori, aux « je pense que », aux « il me semble ». Car tous ici sont arc-boutés sur des principes présumés vrais, et tiennent ferme en dépit du bon sens, en dépit des études nombreuses au sujet, notamment, de l’homoparentalité. Tous ont ce point commun de nier le réel ; nier la réalité des faits qui leur donnent tort, nier la réalité de la société où les couples homosexuels existent d’ors-et-déjà, et où d’ors-et-déjà ils élèvent des enfants, nier la réalité de l’humain, qui n’est pas qu’un simple animal devant obéir aux diktats de la nature. Dans leur propension à tordre le réel, ils charrient des contre-vérités répétées inlassablement depuis des semaines et dont chacun peut constater par soi-même l’absurdité : on rayerait les mots de « père » et de « mère » du code civil pour les remplacer par « parent 1 » et « parent 2 », comme le soutenait encore en ce jour Monsieur Copé ? Le projet de loi le dément2. Le couple hétérosexuel serait le foyer idéal, il faudrait penser aux droits de l’enfant ? C’est faire fi des études publiées à ce sujet3 ou des témoignages d’enfants qui démontrent à ceux qui auraient l’audace d’en douter qu’un enfant d’homos est… normal.

Paris est piétinée aujourd’hui par le camp du monde ancien, celui qui menace à chaque progrès notre civilisation d’extinction. Les temps ont changé, et avec eux, les modes de conjugalité. « L’humanité n’a cessé d’inventer de nouvelles formes de mariage et de descendance », ainsi que se plaît à le rappeler l’un des plus grands anthropologues français, Maurice Godelier. Le droit a déjà en partie entériné l’évolution qui fait de la relation entre les individus le primat : « ce n’est plus désormais le mariage qui fait le couple, c’est le couple qui fait le mariage. »4 Familles monoparentales ou recomposées, hétérosexuelles ou homosexuelles, unions libres ou pacs, faire famille se caractérise aujourd’hui par la diversité. Ainsi, des dizaines, voire des centaines de milliers d’enfants sont élevés dans des familles homoparentales5, soit autant d’enfants sur lesquels pèse un risque juridique en cas de décès de leur parent légal, autant d’enfants pour qui l’un des parents est transparent aux yeux de la loi, autant de cas où la succession pose problème. Cette situation n’est pas acceptable, il faut donc légiférer. Le mariage pour tous, c’est donc d’abord la protection des intérêts de l’enfant. C’est, ensuite, la reconnaissance de toutes les formes de familles.

Nous pensions qu’après les débats sur le Pacs, fin du XXe siècle, l’affaire était entendue et l’homosexualité n’était plus vue comme une tare. Nous espérions que, depuis, l’homophobie avait reculé. Les débats sur le mariage pour tous auront prouvé que l’abcès ne s’était totalement vidé de son pus. Les piétons de ce dimanche, quoi qu’ils en disent, n’estiment pas l’homosexualité. Il sourd dans les cortèges ce sentiment désagréable que les homosexuels ne sont pas comme les autres. Certains, ici, les jugent contre-nature – et on tente de les faire taire. D’autres, là, prétendent n’avoir rien contre l’amour que se portent deux homos, mais qu’il ne faut pas pour autant leur permettre de se marier. Cette mise à l’écart sous une illusion de tolérance est une stigmatisation pire encore6. Dans les deux cas, l’homosexuel n’est pas jugé normal, on le pense incapable et, souvent, contraire à l’ordre des choses. Pour être tu, par force précautions de la part des organisateurs, ce rejet n’en est pas moins omniprésent. Depuis des semaines, ceux de nos compatriotes qui sont homosexuels prennent ces postures en pleine figure. La violence des manifestants est immense sans même, semble-t-il, qu’ils ne s’en rendent compte. Derrière les arguments anthropologiques, les principes d’origines divine ou naturaliste, il oublient trop souvent qu’il y a des hommes, qui souffrent d’autant plus qu’on leur donne le sentiment que la société les rejette. Ces gens ne manifestaient pas pour leurs droits : ils manifestaient contre le droit des autres. Tuer dans l’œuf l’homophobie passe par une reconnaissance totale de l’homosexualité par le droit, parce que l’homosexualité est normale. Si la société n’aura aucun mal à évoluer, certaines plaies individuelles mettront du temps à cicatriser.

Le mariage homosexuel s’inscrit dans la dynamique de progrès qui anime les sociétés modernes. Il ne divise, à vrai dire, que de façon bien artificielle ; l’Église se lance, comme souvent, dans un combat déjà perdu. Dans les autres pays où il a été mis en place, il a souvent suscité moins de réactions. Outre-Manche, conservateurs et travaillistes le voteront main dans la main. Outre-Atlantique, Barack Obama ne cesse de répéter à qui veut bien l’entendre qu’il est favorable au mariage pour tous, qui est toutefois de la compétence de chaque État fédéré. Autour de nous, en Europe, l’Espagne, le Portugal, la Belgique ou encore la Suède l’ont légalisé, et ces pays existent encore. Ce mariage est plébiscité par le monde qui vient : 82 % des 18-24 ans l’approuvent, 73 % chez les moins de 35 ans. Idem pour l’adoption, voulue par 66 % des 18-24 ans et 57 % des moins de 35 ans7. Comme pour le Pacs, comme pour l’IVG, comme pour le droit de vote des femmes, le monde ancien finit toujours par être dépassé.

Malgré tout, comment l’Histoire regardera-t-elle cette journée ? Comme une tâche honteuse dont, à l’avenir, on parlera à peine ou avec peine ? Ou comme un épisode dont, au contraire, on rira et se moquera ? Les pays qui ont déjà franchi ce Rubicon nous observent, un brin moqueur. La société, non seulement s’y fera, mais s’y est déjà faite. Comme en Belgique où, depuis près de dix ans, 2 000 couples de même sexe se marient chaque année. Comme dans l’Espagne catholique où, malgré une farouche opposition d’une partie des croyants, la droite revenue au pouvoir n’a pas modifié une virgule du mariage homosexuel aujourd’hui entré dans les mœurs. En France, déjà, des dizaines voire des centaines de milliers de familles sont homoparentales. Autrement plus nombreux sont les couples homosexuels qui ne demandent qu’à s’unir officiellement. Les modes de conjugalité ont changé. Le droit doit acter et reconnaître ce que l’Histoire a d’ors-et-déjà réalisé.

  1. 340 000 personnes ont défilé dans les rues de Paris, selon la préfecture de police ; les organisateurs espéraient secrètement le million et attendaient officiellement 500 000 personnes. []
  2. Projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe []
  3. Fond G, et al. Homoparentalité et développement de l’enfant : données actuelles, Encephale, 2011 ; ou encore : L’intérêt de l’enfant - La Vie des idées []
  4. Tiré de la tribune de Danièle Hervieu-Léger publiée hier dans Le Monde : Mariage pour tous : le combat perdu de l’Église []
  5. L’INED parle de 25 000 à 40 000 enfants, les associations de 300 000 familles. []
  6. Sur la violence symbolique des manifestants, lire par exemple : Mariage pour tous: Vivre avec la violence du «débat» []
  7. Sondage Ifop du 11 janvier 2013 sur un échantillon de 1 008 personnes. []

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén