Étiquette : philo

L’Oubli

« Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »
– Paul Valéry

Naufrage

Nous autres, civilisations, nous avons oublié que nous sommes mortelles. Nous savons bien ce que le vingtième siècle a produit de barbare, nous avons vu dans nos livres d’Histoire ces géhennes des confins de Pologne, nous avons lu Anne Frank et Primo Lévi, entendu ceux qui sont revenus, arpenté avec les parents de nos parents ce souvenir pesant. Nous visitons encore ce qu’il reste de l’abîme. Et certes ces histoires nous emplissent-elles d’effroi, mais elles ne sont justement pour nous plus que des histoires… Les derniers qui ont vu la terre se fissurer sous notre monde finissent de s’éteindre, et ceux qui ont vécu ces temps obscures ne seront bientôt eux-mêmes plus que des souvenirs.

La Shoah, l’occupation, les rafles et la torture, la haine et le rationnement, la peur et les lâchetés, cela a rejoint les guerres puniques, les jardins suspendus de Babylone, les statues de l’île de Pâques et la belle Atlantide. Et s’il est trop tôt pour que nous ayons oublié les détails, déjà avons nous perdu le sens de cet instant. L’Histoire a fait son œuvre. Elle a digéré les faits, les a écrits et réécrits, inscrits dans les mémoires, et elle les a couverts de sa patine. Parce qu’il n’est plus actuel, notre possible impossible a quitté nos consciences. Nous savons encore le chaos, mais sans mesurer que ce chaos voulait dire la disparition de notre monde. L’éloignement temporel semble avoir aboli toute concrétisation potentielle. C’est, pensons-nous, de l’histoire ancienne.

Au sortir de la guerre, les circonstances à même de disloquer une civilisation étaient dans les journaux ; elles avaient été vécues, senties et ressenties. Elles avaient marqué les corps et les esprits. Au sortir de la guerre, on ne tentait pas de se figurer l’atrocité passée, car on avait vécu cette ineffable horreur. On ne ruminait pas les leçons d’une lointaine Histoire : on avait vu, de nos yeux vu, mourir parents et enfants, amis et amants. Notre Histoire, seuls ceux qui l’ont apprise la savent désormais. Tous avaient, chevillée au corps, l’évidence abyssale d’une fin possible, qui n’est plus que pensable par quelques érudits. Et bientôt ces érudits eux-mêmes, devant la masse des autres faits, délaisseront dans un coin de leur mémoire ces événements pesants que la poussière du temps achèvera d’ensevelir. Quand bien même l’un d’entre eux s’élèverait contre la reconduction des drames, on l’écouterait aussi peu que Cassandre. Tous auront oublié.

Oubli… L’étymologie même de ce mot charrie les ténèbres qui menacent ceux qu’il frappe. C’est l’oubli des vraies larmes, l’oubli du vrai sang, l’oubli que les idées, même les plus atroces, se concrétisent lorsqu’elles sont adulées. Dans un monde dépourvu de consciences et sans mémoire, même la bêtise la plus crasse peut prendre le pouvoir. Las, ce monde est le nôtre, englué dans l’instant et noyé par l’urgence.

Nous ne savons pas si l’Histoire suit une loi, s’il se cache en elle un Esprit qui en tire les ficelles. Il semble cependant que la cécité des hommes la contraigne à suivre toujours une même pente vers la désintégration. L’inconscience de l’humanité la rapproche du gouffre et, lorsqu’elle en réchappe, sa mémoire immédiate la tient pour un temps en respect. Mais le temps passe, et avec lui, la mémoire s’efface. La fortune, cependant, ne nous sourit pas à chaque fois.

Paul Valéry écrivait, au sortir de la Grande Guerre : « Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. »1 Nous l’ignorions avant ; nous le sûmes alors, et davantage encore quelques années plus tard. Pourtant, notre imaginaire était déjà peuplé d’effondrements : nous avions, bien rangés quelque part dans nos livres ou nos têtes, les récits de nombre de civilisations disparues. Mais c’était, pensions-nous, de l’histoire ancienne. Et l’Histoire, en fin de compte, nous semble toujours déjà assez ancienne pour qu’on la pense comme une histoire. Pour qu’on la sache sans la vivre. Pour qu’on oublie qu’en fait, elle a vraiment eu lieu. L’oubli de la concrétude du passé autorise sa reconduction. C’est alors la crise, l’instant où tout est possible et où le destin du monde se joue aux dés. Un bon tirage, et il s’en sort, échaudé pour un temps ; un mauvais et il est englouti à jamais. C’est ainsi que les empires s’effondrent.

Lorsqu’on sent que les mondes sont de simples mortels, on vit avec humilité et prudence. On apprend de l’Histoire, d’une part, pour éviter de répéter les erreurs du passé, et on ne cesse de penser pour prévenir toute faute nouvelle. Mais quand les drames, comme les débris d’un navire naufragé, sont portés lentement au large par les flots de l’Oubli, les civilisations s’enhardissent. Elles finissent même par oublier leur inclination à l’oubli, faisant fi de la prudence. Et leur orgueil, alors, provoque d’autres naufrages.

Les Grecs chantaient Léthé, fille d’Éris, qui abreuvait les morts de son eau pour leur faire regagner la Terre vierges de tout souvenir. C’est en fait l’oubli qui engendre la discorde et qui fait trépasser les vivants de ce monde. Les eaux du Léthé désinhibent les civilisations et engendrent l’hybris, productrice de drames aux allures de justice immanente qui anéantissent enfin les civilisations orgueilleuses. « C’est la nature même des choses qui constitue cette divinité justicière que les Grecs adoraient sous le nom de Némésis, et qui châtie la démesure. »2

Il nous faut donc nous souvenir que l’oubli existe ; ne pas oublier cet oubli, sans quoi nous condamnerons notre monde à s’oublier lui-même à défaut de prudence. Car l’oubli de l’oubli prélude à l’anéantissement.

  1. Paul Valéry, La Crise de l’esprit, 1919 []
  2. Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934 []

Le sommeil de la Raison

« Le sommeil de la raison engendre des monstres. » (Francisco de Goya)

Sommeil de la raison

Au lendemain de l’adoption définitive par le Parlement de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, l’Église, par la voix de l’évêque de Metz, a cru bon de revenir à la charge pour défendre une dernière fois son modèle rétrograde. Dans un communiqué d’une page1 qui insulte autant la raison que la République, Monsieur Raffin dépeint son idéal de la famille, avant d’en appeler à la « résistance ». Voyons à quel point la conception catholique de la famille et de la sexualité qu’il véhicule est dogmatique et fausse.

Une conception naïve de l’homme et de la femme

Son modèle de la famille repose d’abord sur une conception naïve de la distinction homme/femme qui ignore les enseignements des sciences sociales et de la biologie. Toute personne est vue comme « sexuée », c’est-à-dire « masculine ou féminine (…) de par la naissance », et doit accepter cette « caractéristique de son être » pour grandir « de façon harmonieuse et heureuse ». L’homme et la femme sont ainsi définis par leurs organes génitaux, ainsi que le ferait sans doute la sagesse populaire ; l’homme est le « mâle » et la femme la « femelle », pour reprendre une caractérisation animale. Cette qualification apparemment basique est imprécise et erronée.

Les termes de « masculin » et de « féminin » semblent emporter, dans la bouche de l’évêque, à la fois une réalité biologique, des normes sociales et des orientations sexuelles que rien, pourtant, ne force à coïncider. Les études menées sur le genre, dans le cadre des sciences sociales, nous poussent à affiner cette vision naïve. Il convient en effet de distinguer le sexe biologique de ce qu’on appelle le « genre », et qui n’est rien d’autre qu’une construction culturelle. De la sorte, l’identité sexuelle s’établit dans un dialogue constant entre des qualités biologiques et un contexte socioculturel. L’influence de ce contexte se ressent, par exemple, dans la place accordée aux femmes, qui diffère selon les sociétés et les époques. « La différence des sexes n’est pas une donnée de nature immuable, explique le sociologue Éric Fassin ; elle n’existe que dans l’histoire. Ce que c’est qu’être un homme, ou une femme, ne peut donc être abstrait du contexte social. Le sexe est indissociable des normes sexuelles, qui, par définition, ne sont pas naturelles. »2 Les raisons qui poussent à offrir des poupées aux jeunes filles et des voitures aux garçons, ou encore celles qui font que le salaire des femmes est moindre que celui des hommes, relèvent de l’histoire, et ne sont pas inscrites dans la biologie de chacun.

Bien sûr, les conservateurs ont tôt fait de stigmatiser ces études scientifiques, en les qualifiants absurdement de « théorie du genre » comme ces créationnistes qui insistent, outre-Atlantique, sur la « théorie » de l’évolution pour susciter la suspicion. Ce rejet n’a cependant aucune valeur, puisqu’il n’est soutenu par aucun argument scientifique. Il est même ridicule ; qui nierait la part de culture qui réside dans l’identité sexuelle de chacun en arguant, par exemple, que la biologie explique le salaire moindre des femmes ? Ce rejet n’est toutefois pas sans rappeler un obscurantisme venu de temps que nous pensions révolus. La sociologie nous apprend donc bien que la naissance ne définit pas notre identité sexuelle à elle seule : nous ne sommes pas des animaux mais des êtres de culture. Voilà qui peut se résumer en adaptant un peu la célèbre phrase de Simone de Beauvoir : on ne naît pas femme ou homme, on le devient.

D’autre part, la conception naïve et naturalisante avancée ignore qu’en biologie, le sexe n’est pas une évidence. Il n’y a pas un sexe, mais au moins trois : le sexe chromosomique, le sexe gonadique et le sexe phénotypique, qui ne coïncident pas forcément. On se souvient par exemple de cette athlète indienne accusée par ses concurrentes d’être un homme, et dont la justice fut bien en peine de déterminer le genre3.

L’évêque de Metz avance ainsi une conception infondée des sexes, au mépris de la biologie et de la sociologie. Il pose comme un dogme un concept pourtant erroné et le défend au mépris de la vérité comme on soutint, jadis, que Galilée se trompait en dépit des preuves qu’il amenait car la Bible le démentait.

Le dogme de « la » famille

À partir de sa conception obscure de l’homme et de la femme, M. Raffin poursuit l’exposition de son modèle familial en définissant « la famille » comme « un homme et une femme qui s’aiment et qui s’engagent à s’aimer dans la durée, en prenant soin d’élever les enfants qui peuvent naître de leur union ». On savait l’Église déconnectée des résultats de la science, on la découvre ici ignorante de la société du moment. Bien loin de « la » famille dépeinte par l’évêque, force est de constater la diversité des familles de notre pays, sans que cela ne suscite de problème. Aujourd’hui nous divorçons, nous nous remarions, nous adoptons (des orphelins ou les enfants du conjoint). Les couples se marient plus tard, quand ils se marient encore, et les enfants naissent majoritairement hors d’un mariage. Beaucoup décident désormais de se pacser, qu’il s’agisse d’homosexuels ou d’hétérosexuels. De plus en plus de frères et de sœurs n’ont plus exactement les mêmes parents. Il existe des familles monoparentales, soit qu’un parent soit décédé, soit qu’une personne seule ait décidé d’adopter. Il existe aussi des familles homoparentales que la loi ignorait jusqu’ici, et des couples homosexuels qui ne désirent ni adopter, ni se marier. C’est là le visage de la France d’aujourd’hui.

On peut le déplorer, avec l’évêque, mais il faut s’en expliquer, car les trompettes de Jéricho ne résonnent pas à nos portes. Or, comme toujours, le discours ecclésial manque cruellement de justifications. Jusqu’à preuve du contraire, cette diversité n’est pas un problème ; c’est même, à l’inverse, la noblesse d’une société libérale que de permettre à chacun de construire son bonheur comme il l’entend. Voilà l’un des problèmes majeurs du discours moralisateur de l’Église : elle prétend savoir mieux que chacun ce qui est bon ou mauvais pour lui. Elle s’arroge cette prééminence que rien, absolument rien, ne lui confère.

Une fois encore, c’est comme un dogme que M. Raffin avance sa conception de « la » famille, que rien n’étaye, révélant ainsi la sempiternelle prétention paternaliste de l’Église qui prétend savoir mieux que quiconque ce qu’il est bien de faire et bon d’éviter. Mais le meilleur reste, pour ainsi dire, à venir…

L’enfant a-t-il besoin d’une mère et d’un père ?

Dans ce dogme de « la » famille fondé sur une conception erronée des sexes, M. Raffin propose sa vision de l’enfant, « fruit d’un amour entre un homme et une femme », qui « a besoin d’un père et d’une mère » pour « sa croissance humaine et spirituelle ». Il qualifie, sans rire, cette conception de « réalité fondamentale » ; analysons donc cette thèse selon laquelle l’intérêt de l’enfant requiert qu’il ait un père et une mère.

Elle semble d’abord s’enraciner dans quelque croyance populaire née de l’habitude : on a toujours vu des enfants élevés par un père et une mère, aussi nous semble-t-il qu’il s’agit là d’une évidence. On prétend parfois que c’est dans « l’ordre des choses ». On présuppose que « la Nature est bien faite », à l’image du cosmos qu’imaginaient les premiers Grecs, parce qu’elle serait par exemple l’œuvre d’un Dieu. C’est sans doute l’arrière-pensée de l’évêque et de bon nombre de catholiques opposés à la loi, mais cette arrière-pensée ne résiste pas à l’analyse philosophique. D’abord parce que l’homme n’est pas un animal soumis aux diktats de je ne sais quelle loi naturelle ; c’est, au contraire, un être de culture. « Il n’y a aucune nature humaine sur laquelle je puisse faire fond »4, écrivait Jean-Paul Sartre, car l’homme s’invente lui-même et n’a donc qu’une histoire. Il construit des maisons et il écrit des livres, il peint des fresques et voyage en avion. L’évêque lui-même prêche dans une cathédrale. L’homme surmonte la nature.

Mieux encore, le modèle proposé n’a pas toujours eu cours, ce qui amoindrit d’autant la force de ce prétendu fait naturel. Des nourrices qui élevaient les fils des citoyens Romains de l’antiquité, allant jusqu’à leur donner le sein, aux enfants abandonnés au temps de Rousseau (à qui l’on reproche souvent le délaissement de ses cinq enfants sans souligner que c’était, à l’époque, monnaie courante), en passant par ces tribus du Vanuatu qui s’échangent leurs progénitures à dessein diplomatique, l’histoire humaine contredit cette permanence. Il en va de même de l’histoire naturelle : combien d’espèces animales, en effet, ne revoient jamais leurs petits ? Qu’on pense seulement aux tortues de mer qui pondent leurs œufs sur la plage puis s’en vont. Si l’on croit qu’il est naturel pour l’enfant d’être élevé par deux parents de sexes opposés, c’est seulement parce que « toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue »5, selon les mots de La Boétie. Notre vision étriquée nous conduit à voir un fait culturel comme s’il relevait de la nature ; elle nous fait prendre des vessies pour des lanternes.

La nature n’est pas la suprême loi d’un genre humain qui la surmonte et, de toute façon, la naturalité même de la thèse avancée est battue en brèche. Dès lors, considérer que l’état de fait justifie ce qui doit être est, bien sûr, une lourde faute de raisonnement ; qu’on songe, par exemple, à ces Romains persuadés que leur monde était plat seulement parce qu’ils n’avaient jamais rien vu d’autre. L’habitude de voir le soleil se lever a suscité, bien des siècles après mais au même endroit, un rejet des thèses héliocentriques que Galilée dut abjurer, alors même que la Terre tourne bien. L’habitude est loin d’être un gage de vérité. On ne saurait donc déduire le droit du fait. Il a bien fallu qu’un jours certains se lèvent contre l’esclavage qui, jusqu’alors, semblait évident à tous car chacun y était accoutumé. « Notre histoire n’est pas notre code, comme le rappelait Rabaut de Saint-Étienne. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire par ce qui s’est fait, car c’est précisément de ce qui s’est fait que nous nous plaignons. »6

Qui plus est, la nécessité de cette vision de l’enfant ne résiste pas à l’épreuve du réel. Depuis des décennies, des couples homoparentaux élèvent des enfants dans de nombreux pays qui, bien souvent, ne les reconnaissent pas encore. Ces enfants sont adultes aujourd’hui, et ont souvent eux-même déjà fondé d’autres familles. L’évidence, avant d’entrer plus en avant dans l’analyse des faits, c’est que le monde n’a pas cessé de tourner ; que notre planète n’a connu le destin ni de Sodome, ni de Gomorrhe, et que nos sociétés n’en sont pas devenues corrompues pour autant. Plus précisément, ce recul historique a permis de nombreuses études scientifiques sur le destin des enfants élevés par des couples de même sexe. Ces études convergent, et démontrent que ces enfants ne rencontrent, dans leur développement, pas davantage de difficultés que les autres. Citons simplement l’article publié dans la revue scientifique francophone de psychologie la plus « impactée » (comprendre, la plus prestigieuse), L’Encéphale, sous le titre : « Homoparentalité et développement de l’enfant : données actuelles »7. Elle n’est pas une énième enquête, mais une revue de l’ensemble des articles publiés à ce sujet dans la littérature spécialisée, et bénéficie donc à ce titre d’une grande robustesse. Que dit-elle ? Que les nombreuses études menées de par le monde « n’ont pas montré de différence entre les enfants de familles homoparentales et les enfants de familles hétérosexuelles en termes de développement, de capacités cognitives, d’identité ou d’orientation sexuelle. » L’argument dogmatique selon lequel « l’enfant a besoin d’un père est d’une mère » est donc tout bonnement contredit par les faits. Il est battu en brèche par le tribunal du réel. Loin d’être une « réalité fondamentale », comme le soutient l’évêque, c’est un dogme fallacieux de plus.

La Loi avant la foi

Une analyse fine du modèle catholique de la famille avancé par M. Raffin nous révèle combien cette conception insulte la raison. Rien, sinon des dogmes, ne la fonde, et elle est même contredite par la réalité du monde. M. Raffin a visiblement oublié le discours que Jean-Paul II a prononcé en 1992 devant l’Académie pontificale des sciences, et à l’occasion duquel le souverain pontife citait ces mots de saint Augustin : « S’il arrive que l’autorité des Saintes Écritures soit mise en opposition avec une raison manifeste et certaine, cela veut dire que celui qui [interprète l’Écriture] ne la comprend pas correctement. Ce n’est pas le sens de l’Écriture qui s’oppose à la vérité, mais le sens qu’il a voulu lui donner. Ce qui s’oppose à l’Écriture ce n’est pas ce qui est en elle, mais ce qu’il y a mis lui-même, croyant que cela constituait son sens. »8 La conception de la famille que l’évêque prétend lire dans la Bible a vécu, et sa posture contre-factuelle doit être dépassée par les croyants eux-mêmes.

Un tel égarement ne serait toutefois pas si grave s’il ne concernait que les sombres esprits des quelques dogmatiques qui y adhèrent. Seulement, sur la foi de ce modèle, M. Raffin a cru bon de les appeler à la « résistance », doublant l’insulte faite à la raison d’une insulte à la République. L’évêque remet en cause la prééminence de la loi et, à travers elle, il discute la légitimité des représentants de la Nation, alors même qu’il n’a lui-même aucun mandat du peuple.

En se référant aux chrétiens « morts martyrs pour avoir refusé d’obéir aux lois de l’État qui offensaient leurs convictions », il va jusqu’à placer la foi au-dessus de la loi et inverse ainsi l’ordre qui doit régner dans une République laïque comme la nôtre. Il justifie que l’on résiste à la loi sous prétextes de convictions religieuses. Quelle folie peut bien le conduire à pratiquer ce jeu dangereux ? Permettre à chacun d’opposer sa foi à la volonté du législateur replacerait la France à la merci des fanatismes de tout poil. Pour que la paix civile soit garantie, force doit rester à la Loi, et à elle seule.

La résistance dont il parle, M. Raffin entend qu’elle se traduise en « engagements concrets » ; il attend qu’elle prenne une « dimension politique », et lui assure par avance son « soutien » et son « éclairage ». Ce discours séditieux n’est pas acceptable. Au-delà de la critique philosophique, il nous revient donc de dire ici avec force que ce catholicisme réactionnaire et fanatique n’est pas compatible avec la République.

  1. « Mariage gay : l’évêque de Metz invoque les martyrs chrétiens morts pour s’être opposés aux lois de l’Etat », Rue 89, 26 avril 2013 ; les citations définissant le modèle familial défendu sont extraites de ce communiqué. []
  2. Marie Kirschen, « Eric Fassin: «Les députés confondent genre et sexualité» », Têtu, septembre 2011 []
  3. « Une ex-athlète indienne accusée d’être un homme met en cause des injections », Le Monde, juillet 2012 []
  4. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946 []
  5. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574 []
  6. Jean-Paul Rabaut de Saint-Étienne, Considérations sur les intérêts du Tiers-État, 1788 []
  7. Fond G. et al., « Homoparentalité et développement de l’enfant : données actuelles. », Encéphale, 2011 []
  8. Discours du pape Jean-Paul II aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale des sciences, 31 octobre 1992 []

Le syndrome de Galilée

« Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. »
– Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation

Galilée

22 juin 1633, couvent dominicain de Santa-Maria, Rome. Quelque part à l’intérieur de l’édifice chauffé à blanc par le soleil estival, une dizaine de cardinaux s’est rassemblée : il s’agit du Saint-Office, nec plus ultra de l’Inquisition catholique. Le décorum et leurs regards noirs confèrent, paradoxalement, une atmosphère glaciale au collège de ces religieux pressés d’en découdre avec celui qui, quelques années plus tôt, avait ridiculisé un des leurs. Le voilà qui arrive, lentement, la démarche mal assurée. Il sait à quoi s’en tenir : la ville éternelle bruisse de rumeurs et, désormais, le pape est contre lui. Le vent a tourné : Urbain VIII, son ami de toujours, n’a pas goûté l’œuvre qu’il lui avait pourtant lui-même suggéré d’écrire. Le Discours sur les deux grands systèmes du monde, chacun s’en est persuadé, était moins l’exposé attendu des deux thèses alors en discussion (l’héliocentrisme initié par Copernic et l’historique géocentrisme défendu par l’Église) qu’un plaidoyer en faveur d’une Terre tournant autour d’un Soleil immobile. L’homme qui se présente au Saint-Office, quelque peu résigné, porte un illustre nom : Galileo Galilei, le père de la physique moderne, premier à voir l’univers comme un livre écrit en langue mathématique.

À sept années de sa mort, le tribunal religieux ne lui fera pas de cadeau : il le condamne à la prison à vie, bientôt commuée en assignation à résidence, et à l’abjuration de sa thèse héliocentrique. Une main sur la Bible, devant les cardinaux, le vieil homme se résigne à lire le texte qu’ils lui ont préparé, déclarant notamment : « J’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n’est pas le centre, et se meut. »1 Le dogme enseignait l’inverse, et la croyance avait la force pour elle.

Nicolas Copernic, conscient du danger en dépit de son éloignement de Rome, avait déjà retardé la publication de ses œuvres qui démontraient l’héliocentrisme. Galilée, à sa suite, n’eut pas ce tact et en paya le prix fort. Nul ne contredit impunément, à cette époque, les dogmes de l’Église. L’affaire Galilée retentit dans l’Europe entière ; le jeune Descartes, quelque peu échaudé, renoncera même à publier son Traité du monde et de la lumière où, justement, il soutenait les thèses coperniciennes. L’obscurantisme, pour un temps, avait triomphé. Et pourtant, elle tourne…

Cette évidence que la Terre se meut, cette première blessure narcissique qui éjecte l’homme du centre du monde, il fallut plusieurs siècles à l’Église pour l’admettre. Ce n’est que le 31 octobre 1992, après des travaux initiés à la demande du pape Jean-Paul II récemment élu, qu’elle résout définitivement le problème ptoléméo-copernicien en concédant qu’en effet, la Terre tourne. Dans une de ces repentances bien tardives dont l’Église seule a le secret, elle avouait s’être trompée. Au petit jeu qui opposait l’infaillibilité papale (qui ne disait pas encore son nom) à l’évidence, cette dernière l’avait finalement emporté.

 

J’appelle obscurantisme précisément cette force que possède le clergé de s’opposer, sinon au progrès, au moins au changement. L’obscurantisme est un conservatisme, et un conservatisme aveugle qui fonctionne par pétition de principe. J’appelle « syndrome de Galilée » les cas où l’obscurantisme se manifeste, souvent aux dépens d’un homme ou d’un groupe d’hommes, par son inadéquation avec le présent, c’est-à-dire par le nécessaire usage d’une force (armée, politique, d’influence, …) pour rétablir ou au moins défendre un dogme dont le présent s’est éloigné au fil du temps. Les manifestations du syndrome de Galilée sont, on s’en doute, légion (romaine…) : du cas de Galilée à celui de Giordano Bruno, des réactions au darwinisme et à ses lointaines conséquences en termes de thérapie génique au dogme du peuple déicide, en passant par les refus de la contraception, l’avortement ou l’homosexualité.

L’obscurantisme est donc la défense acharnée de dogmes élaborés a priori, parfois de manière intéressée, en tout cas à la lumière des connaissances d’une époque donnée et dans un contexte intellectuel précis qui s’en ressent. Il est un problème car, comme je l’ai dit, il est par essence une pétition de principe ; il suppose vrais et indubitables ces dogmes sans autre fondement qu’un texte proclamé saint… par le dogme. Ayant figé une fois pour toutes la vérité dans ce fondement, il répudie toute tentative de remise en question et toute idée contraire aux dogmes, et définit à partir d’eux ses comportements et ses conduites. Il clôt ainsi le champ des possibles dans un monde pourtant constamment en devenir. Élaborons une brève histoire du dogme pour dire combien sa prétention à la vérité est ridicule.

La première épreuve du monothéisme chrétien fut l’élaboration de son Livre. L’histoire nous enseigne quelles contingences entourent l’émergence des évangiles, les choix plus ou moins arbitraires qui furent faits, ce qui ne manque pas de laisser songeur s’agissant d’un texte prétendument inspiré par Dieu et devant servir de base irréductible à toute la religion chrétienne. On sait quelles considérations politiques ont guidé le choix par l’Église de ses textes canoniques, ce qui montre bien que l’élaboration des saintes écritures est, avant tout, une histoire bien humaine. La lecture littérale prêtant évidemment le flanc à la critique de ses contradictions, incohérences et autres impossibilités, on considéra bien vite que tout était affaire d’interprétation, d’exégèse. L’herméneutique était née. La suite de l’histoire n’est qu’une interprétation de moins en moins littérale du texte. On soutenait encore, du temps de Léon XIII (soit au XIXe siècle), que les saintes écritures fixaient l’apparition de la Terre 4 000 ans plus tôt, alors même que les scientifiques, au premier rang desquels les récents évolutionnistes, donnaient des nombres de loin plus importants. On fit donc bientôt disparaître toute référence à ce chiffrage dans les commentaires (quoique certains créationnistes y croient encore dur comme fer). Et voyez le vrai miracle des religions du Livre : quand la réalité n’est plus conforme à notre interprétation, on révise notre interprétation pour qu’elle s’y conforme à nouveau. On tire donc d’une même source tout et son contraire, c’est-à-dire surtout ce qui nous arrange, en exploitant pour cela les flous d’un texte rempli de symboles, de métaphores et de contradictions. Ex falso sequitur quodlibet. On comprend sans peine, cependant, que ce pas de danse dogmatique gagne à ne pas se répéter trop souvent si l’on tient à garder un soupçon de crédibilité : voilà la première raison de l’inertie ecclésiale.

La somme des hasards que constitue la Bible met en peine celui qui la tient pour une référence absolue mais son caractère abscons permet au moins de lui sauver la mise lorsque les temps changent. C’est ainsi que les dogmes passent comme passent les saisons, se drapant de contingence alors même qu’on les présente et qu’on les tient pour nécessaires. Cette ultime inconséquence, cette relative nécessité des dogmes, en parachève le ridicule et ajoute à leur absence de justification leur inconstance. C’est pourtant d’eux qu’on veut tirer nos lignes de conduite et nos connaissances ; ou dit en langage romain, notre catéchisme. On comprend aisément qu’avec de tels fondements, rien ne tient. Ex falso sequitur quodlibet, une seconde fois : la déraison des dogmes condamne ce qu’on en déduit à une semblable déraison. Ne reste plus au croyant pour sa défense que le mystère de sa foi, derrière lequel il s’abrite bien vite : « credo quia absurdum. »

L’histoire de l’Église catholique est ainsi celle d’une litanie de défaites vite tues, d’une kyrielle de repentances qui sonnent comme autant de constats d’échecs à cacher. Et quoi de plus normal pour un monde sans cesse changeant que de mettre en défaut une force de conservation ? Ces mises en défaut sont, précisément, les manifestations du syndrome de Galilée, et suivent toutes peu ou prou le même schéma : l’Église réprime et condamne – par la force aux siècles passés, en paroles seulement de nos jours –, avant d’être contrainte à accepter le monde tel qu’il se donne pour ne pas apparaître totalement dépassée et/ou ne pas perdre toute trace de crédibilité. Parce que son inconstance lui en coûte, elle rechigne à changer ; parce que sa constance lui en coûte davantage, elle finit tout de même par s’y résigner. Mais l’Église a une repentance de temps long ; trois-cent trente ans pour Galilée. L’espoir qu’elle parvienne, un jour, à accepter que l’homme est un animal comme les autres, demeure donc intact. De l’origine des espèces n’a, après tout, que cent-cinquante ans !

Tout se passe comme si les prétentions de l’Église se réduisaient peu à peu, comme si en définitive elle procédait à l’image d’un coucou intellectuel, nichant dans l’inexplication d’un monde de laquelle la science moderne la déloge doucement. C’est toute l’histoire des mythes : ne sachant pourquoi cela est tel qu’il est, cette saison à cet instant, cet éclair dans la nuit de l’été, l’homme a forgé ses propres explications, mettant en scène la colère de Zeus ou les péripéties de Perséphone. Puis il suivit le conseil des Lumières, sapere aude (ose savoir), et la magie quitta la réalité d’un monde où l’éclair relève de l’électromagnétisme et les saisons de l’obliquité terrestre. On a prétendu, çà et là, que la controverse galiléenne consistait moins en l’opposition de la science et de la foi qu’en l’opposition de ceux qui, d’un côté, cherchent à opposer science et religion et, d’un autre côté, ceux qui voulaient les réunir. Cela n’est pas faux. Il semble que l’Église, tant qu’elle a pu, et donc par coups de force, a tout fait pour garantir la supériorité de la foi sur les sciences, et que la réunion des deux ne prévalut qu’ensuite, une fois son influence définitivement écornée par le progrès humain. Plus le temps passe et plus on nous oppose une conception métaphorique des saintes écritures. L’Église a délaissé le terrain scientifique : le big bang a sans doute eu lieu et il convient plutôt, aujourd’hui, de dire que la Genèse en est un peu le tableau romantique, et Dieu le secret initiateur. Cela se dit dans la langue papale (les mots sont de Jean-Paul II, à propos de « l’affaire » Galilée) : « La majorité des théologiens ne percevaient pas la distinction formelle entre l’Écriture sainte et son interprétation, ce qui les conduisit à transposer indûment dans le domaine de la doctrine de la foi une question de fait relevant de l’investigation scientifique. »2 Même ce qui semble aller contre elle, l’Église est forcée de l’intégrer pour durer, non sans lui résister d’abord en provoquant autant de syndromes de Galilée. On regrette simplement qu’elle ne tire pas toutes les conséquences des paroles de feu son Saint-Père, en concevant par exemple que la vie soit apparue et ait évolué par hasard, sans « dessein intelligent », puisqu’il s’agit là encore de questions de faits relevant de l’investigation scientifique, à mille lieues de la doctrine de la foi.

Qu’on comprenne bien le mouvement profond, qui justifie aussi l’inertie ecclésiale : pour Dieu, dans nos textes, l’homme occupe une place cruciale. Il n’est pas comme ces « animaux-machines » dont parle Descartes parce qu’il possède une âme, partant un libre-arbitre. Il est une création à part du grand architecte et a été placé à dessein par ce dernier dans le monde, sive sur la Terre. Cela, la Genèse le raconte mieux que moi, partageant d’ailleurs d’innombrables similitudes avec les cosmogonies antiques. Leur fatal trait commun est sans doute leur portée réduite, ne traitant que de la Terre et de son voisinage immédiat, et révélatrice en cela de la main humaine, trop humaine, qui a pris part à leurs inventions. En tant qu’elle est perpétuelle déchéance du statut de l’être humain ; en tant, disait Freud, qu’elle procède par « blessures narcissiques »3 de l’espèce humaine, l’histoire de la pensée s’affronte à celle de la religion pour qui, d’une part, l’homme tient une place centrale et, d’autre part, les dogmes ne peuvent être si simplement revus. Souvenez-vous du pas de danse dogmatique : quel croyant accepterait en effet qu’on revienne si facilement sur les bases de sa foi pour suivre les évolutions d’une science qui les contredit, donnant de fait à ces fondements une friabilité effrayante ? Le clergé abhorre le changement qui menace ses dogmes prétendument nécessaires, et il déteste plus encore le progrès, ce changement qui s’effectue dans un sens qui semble s’éloigner résolument de ses dogmes. L’obscurantisme n’est alors que l’autre nom de la lutte contre le changement et le progrès.

L’on perçoit dès lors en quoi l’obscurantisme est inhérent à toute croyance dogmatique. Ce dernier adjectif est important. Il existe en effet des conceptions de la religion, telles que celle de Rousseau dans la Profession de foi du vicaire savoyard4, qui refusent précisément l’autorité des Églises et la bêtise des religions révélées, préférant s’en tenir à ce qu’il appelle une « religion naturelle » accessible à quiconque la recherche aux tréfonds de son cœur. Cette vision n’est pas la nôtre, mais elle a le mérite de balayer les dogmes et, donc, de conjurer l’obscurantisme. Elle montre qu’une religion non obscure est possible. Le germe du mal obscurantiste réside, en définitive, dans l’Église et son autorité plutôt que dans la religion elle-même. Nous aurons contre Dieu d’autres arguments en temps voulu ; l’obscurantisme ne disqualifie, quant à lui, que les institutions qui prospèrent, pour ainsi dire, sur son dos.

C’est ainsi que l’Église cède du terrain mais ne cède pas complètement pour autant, et poursuit la stigmatisation des homosexuels, de l’avortement ou de la génétique, dont le pionnier, Gregor Mendel, fut pourtant un moine autrichien ! Elle ne tire pas les ultimes conséquences de ses revirements et ne mesure pas qu’elle n’est, au mieux des cas, légitime à parler que de Dieu. Les voies du seigneur, selon l’expression-refuge consacrée, sont impénétrables : il est grand temps aujourd’hui de retourner la formule. Si tant est qu’elles existent, cette impénétrabilité implique que personne, pas plus le religieux que l’athée, ne peut sonder les reins et le cœur de Dieu pour savoir ce qu’il juge bon ou mauvais, vrai ou faux. C’est ainsi que les dogmes nous leurrent et qu’ils ne valent pas plus que leurs négations, malgré les airs qu’ils se donnent.

Le 15 août dernier, nous avons pu constater dans l’Église française la résurgence d’un syndrome de Galilée, qui fut répété à l’envi par tous les prêtres (hormis les plus éclairés d’entre eux) à la demande de Monseigneur André Vingt-Trois. Priant « pour celles et ceux qui on été récemment élus pour légiférer et gouverner ; que leur sens du bien commun de la société l’emporte sur les requêtes particulières » (y compris, pensons-nous, les requêtes particulières du lobby catholique), le texte invite notamment à prendre soin des enfants, afin « qu’ils cessent d’être les objets des désirs et des conflits des adultes pour bénéficier pleinement de l’amour d’un père et d’une mère ». Avec toute la délicatesse et le sens de la formule qu’on lui connaît, l’Église a trouvé son Galilée d’un jour : le couple homosexuel qui prétend adopter.

Cette prière ne s’est pas écrite sur un coup de tête, mais elle est la traduction, sinon d’une homophobie plus ou moins dite, au moins d’une réticence à l’homosexualité, déjà stigmatisée dans le catéchisme romain qui parle de « dépravation grave » et d’« actes désordonnés »5. Passons sur le Lévitique où l’on peut lire que « si un homme couche avec un homme comme on fait avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable, ils seront punis de mort »6 ; oublions le peu de cas qu’on promet de faire de Sodome et Gomorrhe dans les évangiles ; ne nous attardons pas sur les épîtres de Paul qui ne présagent rien de bon pour les homosexuels qui prétendaient accéder au royaume de Dieu. Après tout, comme nous l’avons dit, tout est affaire d’interprétation… Et l’interprétation, comme on peut s’y attendre, suit le schéma classique des syndromes de Galilée : d’abord rejet et condamnation de ce « dérèglement de Sodome » (cf. les conciles de Tolède ou Naplouse), avant un début de revirement en 1975. Paul VI approuve alors une déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi7 qui, si elle qualifie encore les relations homosexuelles de « graves dépravations » et en parle comme d’une « triste conséquence d’un refus de Dieu », enjoint tout de même à accueillir ces homosexuels dans l’action pastorale, en insistant toutefois sur la nécessité de n’employer aucune méthode qui « leur accorderait une justification morale ». Le catéchisme de l’Église catholique, promulgué en décembre 1992 par Jean-Paul II et que l’on citait tout à l’heure, reprend exactement cette idée. En 2003, la congrégation précédente récidive : « le respect envers les personnes homosexuelles ne peut en aucune façon conduire à l’approbation du comportement homosexuel ou à la reconnaissance juridique des unions homosexuelles »8. En 2005, sous Benoît XVI, on prend même soin de préciser qu’il convient de refuser aux homosexuels l’accès au séminaire et aux ordres religieux. Début 2012, ce même Benoît XVI déclarait enfin : « les politiques qui portent atteinte à la famille menacent […] l’avenir même de l’humanité »9, rien que cela. Sans l’approbation de l’Église, mais avec celle d’une bonne part de ses fidèles, l’évolution vers un mariage pour tous est en route un peu partout dans le monde et se fera, si l’on en croit le gouvernement, courant 2013 en France.

Contentons-nous de convoquer l’histoire pour exercer notre sens critique. Selon un récent article10 de Julien Dubouloz et Damien Boquet, maîtres de conférences en histoire à l’université d’Aix-Marseille, « l’idée selon laquelle le mariage chrétien hétérosexuel serait une institution ancestrale, aussi ancienne que le christianisme, […] doit être remisée au placard ». Dans leur article, ils rapportent que les unions hétérosexuelles des premiers siècles chrétiens restaient strictement civiles, comme celles de la Rome antique, c’est-à-dire qu’elles ne servaient peu ou prou qu’à la transmission du patrimoine, du nom, etc. À cette époque, l’Église elle-même rechignait de toute façon à sanctifier une institution du mariage, qui serait fondée sur la sexualité. Qui plus est, cela l’obligerait à faire le deuil du rêve de Saint-Jérôme d’un monde peuplé de vierges et de chastes. De manière générale, on n’était pas à cette époque assigné à une identité sexuelle (hétéro- ou homosexualité) mais jugé pour ses comportements sexuels eux-même, et de fait a donc perduré une culture homo-affective que l’on rencontre notamment dans la rhétorique amoureuse des lettrés du Moyen-Âge, « qui est restée une affaire d’hommes entre eux, et dans une moindre mesure de femmes entre elles ». À côté des unions hétérosexuelles « arrangées », il a ainsi longtemps existé, dans l’Occident médiéval de culture chrétienne, des unions entre personnes du même sexe, reconnues par l’Église. L’article cite en exemple cette cérémonie :

« Selon le déroulement le plus attesté, les deux compagnons devant être unis sont placés dans l’église, parfois devant l’autel, par le prêtre qui leur remet un cierge dans la main. Tandis que les deux hommes manifestent leur engagement en posant leur main droite sur l’Évangile, le prêtre prononce plusieurs prières, engageant les deux hommes à s’aimer tous les jours de leur vie sans jalousie ni tentation. À l’issue de la cérémonie, le couple échange un baiser sur la bouche et reçoit la communion du prêtre. »

Sur la foi du même texte sacré, on a donc pu reconnaître et célébrer des unions entre personnes du même sexe tout en condamnant fermement le fameux « dérèglement de Sodome ». Voilà la preuve, en tout cas, que même lorsque l’institution du mariage n’était ni sacrée, ni chapeautée par l’Église, et laissait l’amour aux amis, très souvent du même sexe, le monde n’a pas cessé de tourner, et l’humanité ne s’est pas éteinte pour autant. Le mariage homosexuel sonnerait le glas de notre civilisation, soutiennent sans rire ses détracteurs : voilà qui devrait, s’ils sont honnêtes, les rassurer. Mais agiter le chiffon rouge d’une probable mort de la civilisation pour susciter les peurs, c’est avouer en creux n’avoir pas d’argument convainquant. C’est, aussi, refuser de voir ce que rapporte l’histoire.

Nous sommes ici à un tournant : les fidèles, de plus en plus, se disent favorables au mariage homosexuel. Quoi de plus légitime que les mentalités évoluent dans un monde qui évolue aussi ? Si elle ne veut pas s’en couper définitivement, l’Église sait à quel pas de danse elle doit désormais se livrer. Elle n’a d’une certaine façon plus le choix : ite, missa est.

L’Église n’a jamais été de son temps, mais enfin, il fut un temps où elle imposait son intemporalité aux hommes. Aujourd’hui, elle ne peut plus imposer ses dogmes ; voilà qu’ils s’effondrent donc. Lui revient comme un boomerang son archaïsme essentiel. Elle qui pensait l’homme comme création de Dieu, au centre d’un monde apparu en six jours, doit souffrir la place réelle qui est en fait celle de l’humain : perdu dans un Univers immensément grand qui ne saurait avoir de centre, résultat hasardeux d’une vie qui émergea, d’abord, sous forme de bactéries. L’homme est un animal comme les autres, sans place privilégiée dans un « monde » qui n’est plus réduit aux systèmes planétaires des siècles révolus. Dans ces conditions, les textes sacrés et les dieux paraissent bien trop locaux pour receler encore une once de vérité. Les monothéismes ont fait leur temps. Qu’ils rejoignent les dieux de l’Olympe au rang des mythes et des merveilles.

  1. D’après Maurice A. Finocchiaro, The Galileo Affair : A Documentary History, Berkeley : University of California Press, 1989 []
  2. Discours de Jean-Paul II aux participants à la session plénière de l’académie pontificale des sciences, 31 octobre 1992 []
  3. Sigmund Freud, Une difficulté de la psychanalyse, 1917 []
  4. In Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’Éducation, 1762 []
  5. Catéchisme de l’Église catholique, article 2 357 []
  6. Lévitique 20.13 []
  7. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration Persona Humana, 29 décembre 1975 []
  8. Congrégation pour la doctrine de la foi, Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles, 3 juin 2003 []
  9. Présentation des vœux du Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège par Benoît XVI, 9 janvier 2012 []
  10. Julien Dubouloz et Damien Boquet,  Mariage pour certains, mariage pour tous ? Réflexions actuelles à partir de l’Antiquité romaine et du Moyen Âge occidental, août 2012 []

J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant…

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Et j’ai beaucoup rêvé, et je rêve même encore. Quoi de plus étonnant que le rêve ? Quoi de plus mystérieux ? On se souvient tous de certains de ses rêves, qu’il serait d’ailleurs parfois plus juste d’appeler cauchemars ; on s’est tous réveillé au moins une fois en sueur, en pleine nuit, par leur faute. Et pourtant, le rêve est très obscure, on ne le cerne pas bien : on n’arrive pas à le comprendre. D’où vient-il ? Que nous dit-il, si tant est qu’il nous dise quelque chose ? Le rêve a de quoi fasciner ; il me fascine…

Quand j’étais jeune, j’ai l’impression que je rêvais plus. En tout cas, les rêves de mon enfance m’ont plus marqué : il y a quelques jours, le souvenir d’un rêve que j’ai l’impression d’avoir souvent fait m’est revenu. Je suis seul dans ma maison, et j’ai l’impression que quelqu’un, ou quelque chose me veut du mal. Me poursuit, même. Je fuis. J’ai intensément peur. La chose se rapproche, je n’ai aucune idée de ce que c’est. Une masse sombre, dans mon esprit, mais j’en ai peur, peur au point de ne même pas oser la regarder ensuite. Car, désespéré, je finis par me rouler en boule sur un tapis, à cacher ma tête dans mes bras, à fermer les yeux, fort. Je me livre à la « bête », mais je suis tellement angoissé que je tremble, me resserrant en boule encore plus, forçant encore plus mes yeux à rester clos, ma tête à se cacher. La chose semble se rapprocher, je l’entends, je la sens. Et quand elle parvient à moi, dès l’instant où, semble-t-il, elle allait s’attaquer à moi, je me réveillais.

En achevant de le décrire, il me fascine plus encore. C’est une tragédie décapitée : toujours le même scénario où je ne peux pas fuir, où j’ai peur et tente de me faire tout petit, de disparaitre ; et toujours à l’instant fatidique, quand mon poursuivant m’atteignait, je me réveillais. Je me demande quand précisémment je l’ai fait, et combien de fois. J’ai le sentiment de l’avoir fait à de nombreuses reprises, à une certaine période, mais tout est flou : n’est-ce pas, au fond, inhérent au rêve ; ce qui le rend par ailleurs si enthousiasmant ? Ce scénario onirique est « typique » pour Freud, qui cède sans doute, comme à son habitude, à une de ces sur-interprétations sexuelles dont lui seul a le secret. À vrai dire, je ne sais même pas ce qu’il en écrit, mais une hypothèse toute autre est avancée par Antonio Fischetti dans un hors-série de Science et Avenir sur le rêve, publié en décembre 1996 : « le scénario de poursuite serait dû au relâchement musculaire qui accompagne le sommeil, la sensation de paralysie déclenchant un désir instinctif de fuite hérité de nos ancêtres des savanes. » On le voit bien : on est loin d’éclaircir définitivement la question de l’origine de ce rêve. Il en va de même pour tous les rêves, et c’est peut-être ce doux brouillard qui les entoure qui les rend si fascinants.

Je me souviens maintenant d’un autre rêve que j’ai fait, plus jeune, et qui m’a profondément marqué. Il est d’un autre genre ; plus précis, plus complexe aussi. J’étais à l’école primaire à l’époque, mais le traumatisme de ce cauchemar fut tel que je m’en souviens très précisémment, alors que je ne l’ai fait qu’une fois. J’étais de nouveau chez moi, avec mes parents et mon frère. Tous avaient l’air tristes et pour cause : le journal télévisé annonçait un compte à rebours avant la « fin du monde », ni plus, ni moins. Il devait rester quelques jours, nous étions donc tous inquiets, même le présentateur à la télé paressait grave. Dans le même temps, il semblait que ce compte à rebours était matérialisé par un système ahurissant (c’était un rêve…), qui devait trôner sur la table de notre salon : une bougie allumée, et une petite bille à l’image de la Terre qui lévitait à la hauteur de la flamme, distante d’elle de quelques centimètres, et de laquelle elle semblait inexorablement se rapprocher. Et c’est là que je pêche : par curiosité, peut être, je touche la bille, mais je lui donne alors involontairement une impulsion vers la flamme où elle termine, précipitant l’apocalypse. Alors, dehors, le vent s’est levé. La « fin du monde » se révélait être une tempête venteuse extrême. Tandis que tout à l’extérieur était battu par des bourrasques meurtrières, dans notre foyer, c’était la panique. Je crois que l’on me tançait d’avoir accéléré la destruction de la Terre, je devais pleurer d’ailleurs. Mais finalement, le vent se tut. Nous avions survécu à l’apocalypse, nous sommes donc sortis, devant la maison, pour constater les ravages de la tempête. Je me souviens, et c’est à nouveau incohérent, qu’une brique était un peu sortie de notre mur, mais il semblait que c’était le seul dégât. Deux voisines remontaient la rue, tout sourire ; c’était une mère et sa fille. Elles semblaient même n’avoir rien subi, le monde d’ailleurs semblait n’avoir en fait rien subi. « C’était juste ça la fin du monde ? », s’étaient-elles amusées à nous dire, en substance. Et je me réveillais. Plusieurs jours, ensuite, ce rêve me hantait ; j’avais été déconcerté par lui, je déprimais par la faute de ce cauchemar.

Ce qui est fascinant, avec tous ces mauvais rêves, c’est la puissance créative du cerveau ; le dernier scénario en est un exemple troublant. Il semble que, pendant le sommeil, notre créativité est sublimée, libérée et se déploie jusqu’à notre réveil. N’a-t-on pas d’ailleurs entendu cette légende selon laquelle Cardan a trouvé la solution de l’équation du troisième degré dans un songe ? « La nuit porte conseil », dit-on… Mais outre cette puissance, c’est ce sentiment de ne plus nous appartenir qui est marquant. Quand nous rêvons, nous ne sommes plus nous-même ; nous ne sommes plus maîtres de nous. Nous ne choisissons en effet pas le rêve, nous ne le modelons pas à nos désirs (pour preuve, nos cauchemars) : nous le subissons. Nous le subissons comme s’il était un démon qui viendrait nous posséder, alors qu’il n’est que notre création à nous, mais une création qui nous dépasse. Le rêveur nocturne est son propre tortionnaire.

C’est assez étonnant, d’ailleurs, que je ne me souvienne que de mes cauchemars. Ce n’est même pas tout à fait vrai : je me souviens aussi de quelques rêves plutôt neutres (un très court, par exemple ; j’étais dans la peau d’un Mario, ce héros de jeux vidéos de Nintendo, et je sautais d’une île à une autre, tout simplement), mais ceux qui m’ont le plus marqué sont des cauchemars. Bien sûr, je rêve encore, et je n’ai pas fait que des cauchemars. Il m’arrive souvent (mais cela doit avoir une raison biologique qui m’échappe) que, réveillé un peu plus tôt que d’habitude le matin, somnolent dans mon lit, je me rendorme en me mettant à rêver, tiré ensuite brusquement du rêve par quelque réveil bruyant ; la ponctualité devient une dictature dans nos sociétés modernes.

D’ailleurs, à ces instants là, il est très désagréable d’être extirpé d’un rêve, fût-il banal. Il est amusant de constater à quel point être tiré d’un rêve en étant réveillé brusquement, sans que le rêve n’ait pu se terminer, est vexant, énervant même. Combien de fois je me suis réveillé, le matin, à l’appel de ma mère qui coupait brusquement la projection de mon film onirique, déçu qu’il ne se soit pas terminé. Déçu, presque, de ne pas pouvoir connaître la fin. C’est extraordinaire de pouvoir être surpris par soi-même ; ce rêve, qui était ma création, j’aurais aimé en connaître la conclusion ! Comme si l’auteur d’un livre le lisait en le découvrant ; comme si le réalisateur d’un film à suspens succombait à sa propre création en ne connaissant pas le fin mot de l’histoire. C’est le paradoxe du rêveur nocturne que d’être à la fois le créateur et le spectateur ; au fond, le rêve est cette partie de nous qui est seule capable de nous surprendre nous-même.

Gaston Bachelard a écrit ce texte sublime à propos du rêve :

« Dans les quarante ans de ma vie de philosophe, j’ai entendu dire que la philosophie reprenait un nouveau départ avec le cogito ergo sum de Descartes. J’ai dû aussi énoncer moi-même cette leçon initiale. Dans l’ordre des pensées, c’est une devise si claire ! Mais n’en dérangerait-on pas le dogmatisme si l’on demandait au rêveur s’il est bien sûr d’être l’être qui rêve son rêve ? Une telle question ne troublait guère un Descartes. Pour lui, penser, vouloir, aimer, rêver, c’est toujours une activité de son esprit. Il était sûr, l’heureux homme, que c’était lui, bien lui, lui seul qui avait passions et sagesse. Mais un rêveur, un vrai rêveur qui traverse les folies de la nuit, est-il sûr d’être lui-même ? Quant à nous, nous en doutons. Nous avons toujours reculé devant l’analyse des rêves de la nuit. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés à cette distinction un peu sommaire qui cependant devait éclairer nos enquêtes. Le rêveur de la nuit ne peut énoncer un cogito. Le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur. Au contraire, le rêveur de la rêverie garde assez de conscience pour dire : c’est moi qui rêve la rêverie, c’est moi qui suis heureux du loisir où je n’ai plus la tâche de penser. »

Le rêve est un marteau qui casse le cogito, cette idole intouchable de la philosophie moderne. Car le rêveur de la rêverie ne veux pas dire « je pense », alors que celui de la nuit, c’est-à-dire moi poursuivi ou dans les tourments d’une fin de monde, ne peut plus dire « je suis ». C’est cela, au fond, le rêve. C’est une libération du monde matériel, une libération du rationnel ; un espace hors de l’espace, un endroit à part. Un endroit intime, aussi. C’est, chaque nuit, chaque instant que l’on se prend à rêvasser, notre imagination qui se venge de la raison.

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén