Nous pensions connaître des choses sur les élections, les dynamiques de vote, la manière dont fonctionne la démocratie et les outils qui permettent d’en prendre le pouls. Force est de constater que nous péchions largement par optimisme. Beaucoup de nos certitudes en sciences politiques s’avèrent, à l’aune de la folle nuit électorale de mardi, qui a vu la victoire inattendue de Donald Trump, de bien piètres prétentions.

Nous avions pourtant connu des signes avant-coureurs : avant les élections législatives israéliennes du 17 mars 2015, les sondages promettaient tous la victoire à l’Union sioniste, liste de centre-gauche qui rassemblait le parti travailliste et Hatnuah, mais c’est bien le Likoud nationaliste de Benjamin Netanyahou qui l’a emporté. Quelques mois après, au Royaume-Uni, toutes les enquêtes anticipaient une percée du Labour, et laissaient entrevoir un Parlement divisé, travaillistes et conservateurs au coude-à-coude. Au soir du 7 mai, le Labour s’est effondré et les conservateurs de David Cameron raflaient même la majorité absolue des sièges. Toutefois, ces contre-performances sont à nuancer : il faut admettre le relatif succès prévisionnel des enquêtes dans la plupart des autres scrutins. Lors du Brexit, les sondages, serrés, n’ont pas dépareillé tant que cela avec le résultat final d’un Royaume légèrement favorable à la sortie de l’Union – l’élection était serrée et les sondages, également. En Allemagne, ils ont bien pris en compte les poussées de l’AfD aux élections régionales de 2016. Même dans ces surprenants États-Unis, les projections effectuées pour le Sénat et la Chambre des représentants se sont avérées plutôt correctes.

Néanmoins, de lourdes erreurs ont été commises, qui invitent à s’interroger sur la qualité des enquêtes. Les différents modèles donnaient entre 70 % et 99 % de chances de victoire à Hillary Clinton. À la lumière de ces prévisions, il y a une manières d’expliquer le résultat de mardi : aucun modèle ne donnait une victoire certaine à Clinton, et on peut fort bien estimer que nous étions dans la réalisation d’un événement statistiquement improbable – mais non impossible. Cela dit, le modèle de FiveThirtyEight donnait Clinton victorieuse dans la Pennsylvanie (77 %), dans le Michigan (79 %), et lui donnait également un léger avantage en Caroline du Nord (56 %) et en Floride (55 %). Elle a perdu tous ces États. Par ailleurs, elle avait près d’un tiers de chances de remporter l’Ohio, l’Iowa ou l’Arizona – et elle n’a remporté aucun de ceux-là. Les modèles prédictifs seraient-ils donc mauvais ? En réalité, il y a tout lieu de penser que c’est la matière première qu’ils exploitent, à savoir les sondages d’opinion, qui ont principalement péché. On peut raffiner autant qu’on veut un modèle : si sa base empirique est mauvaise, il ne prédira rien de consistant. En Pennsylvanie, par exemple, seul un sondage sur les vingt-huit menés au moins en partie en novembre donnait l’avantage à Trump. Les autres donnaient en moyenne trois points d’avance à Clinton. Trump l’a finalement emporté avec plus d’un point d’écart.

Les enquêtes d’opinion reposant sur l’interrogation directe des électeurs potentiels, les sources d’erreurs ne peuvent être que de deux natures : soit (1) le sondé ne vote finalement pas comme il l’avait prétendu, soit (2) l’échantillon n’est pas représentatif de la population. Dans le premier cas, le sondé peut mentir sciemment ou inconsciemment (on parle de shy factor, d’effet Bradley ou d’effet Wilder, par exemple). Ce facteur peut prendre des tournures plus raffinées : en n’osant pas, consciemment ou non, avouer un vote anti-establishment, un électeur peut se déclarer plutôt indécis, alors qu’il est déjà destiné à voter pour l’un ou l’autre candidat. Dans le second cas, l’échantillon n’est pas représentatif soit parce qu’il n’est pas fidèle à la population, soit plus finement parce qu’il n’anticipe pas l’abstention de manière adéquate, par exemple. Ces deux causes, avec leurs diverses déclinaisons, sont théoriquement aussi valables l’une que l’autre.

Le facteur (2) est un facteur technique. C’est lui que privilégie le British Polling Council (BPC), dans une enquête ouverte suite à la catastrophe des élections législatives, affirmant que « la cause essentielle des erreurs de sondage de 2015 réside dans des échantillons non-représentatifs ». Cependant, la constitution des échantillons est un problème bien étudié. Difficile d’imaginer que des échantillons stratifiés conformes à la population donnent durablement des résultats erronés, si tous les individus disent exactement ce qu’ils vont faire le jour du vote.  La cause (1) me semble bien plus éclairante pour expliquer les écarts observés : ce n’est pas la science statistique qui est en cause, mais sa naïveté quant à l’électorat.

Un tel biais n’est pas inconnu des sondeurs : il s’agit du biais de désirabilité sociale. Inconsciemment ou non, nous cherchons à nous présenter sous un jour agréable aux autres. En France, par exemple, cela a longtemps conduit les sondages à sous-estimer le vote FN (mais il semblerait que, ces dernières années, le vote frontiste soit de moins en moins honteux). Une étude menée par Morning Consult avant les élections semblait toutefois indiquer que le « facteur honte », s’il existe bel et bien pour Trump, n’était pas de nature à affecter le résultat du scrutin. Reste cependant que cette étude se contentait de mesurer la différence entre enquête téléphonique et enquête sur le net, la dernière étant prétendument moins sujette au biais en question ; elle ne mesurait jamais l’écart entre la déclaration et le résultat final. À l’aune des résultats finaux, et après avoir exclu les autres hypothèses possibles, il semble bien qu’un bon nombre d’électeurs de Trump ne déclaraient pas voter pour lui lors des enquêtes, qu’il s’agisse d’enquêtes téléphoniques ou numériques.

Cela ne signifie pas que les électeurs de Trump mentaient ouvertement. Comme le notent trois chercheuses en sciences politiques, se révéler indécis ou refuser de prendre part au sondage sont des stratégies que peut mobiliser ce « vote honteux ». De fait, comme elles le soulignent, il y a eu probablement plus d’indécis cette année qu’il y a quatre ans (15 % fin octobre, contre 5 % en 2012 à la même époque). Du reste, il n’est pas nécessaire que ce vote inavoué soit de grande ampleur : Trump n’a finalement fait basculer que six États, Clinton remporte le vote populaire, et l’erreur des sondages n’est que de l’ordre de deux ou trois points. Il ne s’agit donc pas d’imaginer que la moitié de l’Amérique a tu son opinion ; mais un certain nombre d’Américains l’a fait, et cela a suffi à renverser la tendance. Si de plus les électeurs de Trump nourrissent à l’égard des sondages la même suspicion qu’envers les élites, il y a fort à parier que cela les a conduits à raccrocher le téléphone bien plus que d’autres, et donc à refuser de répondre. On peut aussi estimer sans trop s’avancer qu’une partie du vote honteux est en réalité une abstention honteuse : certains démocrates désabusés par Clinton n’ont probablement pas osé affirmer qu’ils escomptaient s’abstenir, ce qui renforce encore la dynamique d’un vote caché en faveur de Trump.

Durant la campagne, des Républicains mettaient en avant la timidité d’une partie de l’électorat de Trump à avouer son vote. On a pu estimer que cet effet serait marginal. Il ne l’a finalement pas été. Cela n’indique pas les raisons qui ont poussé les électeurs de Trump à voter pour lui – c’est un autre problème. Ce que cela révèle, cependant, c’est la faiblesse des sondages comme outils de mesure : ils n’ont pas permis d’anticiper les soubresauts de la démocratie américaine. Même des analystes aussi fins que David Plouffe, qui a joué un rôle clé dans les campagnes présidentielles d’Obama, s’y sont laissé prendre : « Il semble qu’il y a vraiment eu des électeurs de Trump cachés […] Et des millions d’électeurs potentiels de Clinton, dont les modèles suggéraient la participation, sont restés à la maison. » L’investigation uniquement quantitative trouve ici ses limites. À l’ère du big data, ces élections sonnent comme un rappel à l’ordre : les campagnes data-driven peuvent être battues par de vieilles recettes (sans que cela ne signifie toutefois que ces dernières soient plus efficaces que les premières) ; les modèles qui agglomèrent des centaines de données peuvent se tromper en manquant des éléments qualitatifs difficiles à prendre en compte.

L’élection de Donald Trump nous rappelle ainsi une sagesse élémentaire : l’étude quantitative ne peut pas tout. Il faut aussi prendre le temps de l’écoute et de l’enquête qualitative, comme s’y attelle Arlie Russell Hochschild. Elle tente de cerner les sentiments des gens qu’elle rencontre en mettant sur pieds des histoires profondes (deep stories) ;

Une histoire profonde (deep story) est une histoire qui sonne vrai. Elle élimine le jugement. Elle élimine les faits. Elle nous dit comment les choses sont ressenties. Une telle histoire permet à chacun, quel que soit son bord politique, de prendre du recul et d’explorer le prisme subjectif à travers lequel le parti adverse voit le monde. Et je suis persuadée qu’on ne peut comprendre la politique de quiconque, à droite comme à gauche, sans elle. Puisque nous avons tous une histoire profonde.

Ces blancs en colère qui se sentent dépossédés, clé du scrutin présidentiel, Hochschild les a côtoyés en Louisiane. Elle a senti, là-bas, le « secret du succès de Trump ». Elle a saisi l’histoire profonde qui a fait cette élection, et que nombre de sondages ont manquée : ces hommes blancs en colère se sentent comme dans une procession à l’assaut d’une colline. De l’autre côté de la colline, il y a le rêve américain, mais la file n’avance que très peu en dépit de tous les efforts et de tous les sacrifices qu’ils concèdent. Ils ne sont pas du genre à se plaindre, mais la file paraît irrémédiablement bloquée. Soudain, certains semblent sortir du rang et dépasser ceux qui demeurent sagement dans la queue. Ce sont des Noirs aidés par la discrimination positive ; des femmes, des immigrants, des réfugiés, des travailleurs du secteur public. Tous leur passent devant, et ils se sentent lésés. Ils tiennent leur coupable : le gouvernement, l’establishment, et ce président noir, Barack Obama. Il est du côté de ceux qui les dépassent. Voilà l’histoire profonde qui traduit les sentiments intimes de ceux qui sentent l’Amérique leur filer entre les doigts.

« Je reviens vers mes nouveaux amis et mes nouvelles connaissances, en Louisiane, pour savoir si cette histoire profonde résonne en eux, narre ensuite Hochschild. Quand je la raconte à Lee Sherman, il me dit, “Vous avez lu dans mon esprit.” » En prenant le temps du dialogue, le temps de l’analyse qualitative, mais en relevant aussi le défi de la complexité des sentiments et des émotions, on peut découvrir les limites de l’analyse quantitative. Il ne s’agit pas de dénier à cette dernière tout intérêt, mais de l’articuler intelligemment avec une vision globale et une prise en compte des causalités multiples. Après tout, on le sait depuis Pascal : l’esprit de géométrie est efficace et utile ; il s’égare cependant sans un peu de finesse.