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Abolir l’impôt, liturgie et évergétisme gréco-latins

La démocratie athénienne avait recours, jusqu’à l’époque hellénistique, à un mode de financement original : la liturgie. Elle consistait à confier à un riche citoyen – le liturge – une charge publique (organisation de festivités, construction d’édifices, entretien de navires de guerre, …) pour qu’il la finance et en assure la réalisation. Au lieu d’un impôt passif et déconnecté de la charge, que n’aurait de toute façon pas permis la désorganisation des premiers temps de la démocratie, la liturgie permettait de conserver une forme de liberté pour les citoyens tout en simplifiant l’organisation budgétaire de la cité.

Si l’on en croit Matthew Christ1, il faut penser la liturgie un peu sur le mode de nos délégations de service public contemporaines, la rémunération du délégataire en moins : c’est bien la cité qui définit la charge, dont elle confie l’exécution à un prestataire privé. Elle lançait pour chaque charge un appel au volontariat (une forme d’appel d’offre) à laquelle les liturges pouvaient postuler. Des magistrats s’assuraient ensuite de sélectionner le candidat le plus à même de financer et d’organiser la charge en question, comme on attribuerait aujourd’hui une concession ou un marché. Les charges non pourvues étaient attribuées d’office par les magistrats à certains liturges.

  1. Matthew R. Christ, « Liturgy Avoidance and Antidosis in Classical Athens », Transactions of the American Philological Association, Vol. 120 (1990), pp. 147-169. []

Les deux chagrins d’Alexandre, l’amour en Grèce à l’âge classique

À Jérémy Moreau, καλὸς κἀγαθός.

Alexandre le Grand a pleuré au moins deux morts : celle de Bucéphale, sa monture qui était réputée ne craindre que son ombre, et celle d’Héphaistion, son camarade de toujours. Son plus fidèle animal et son meilleur amant. Le premier, emporté dans la sanglante bataille des éléphants, sur les rives de l’Hydaspe ; le second, anéanti par le périple du retour à travers l’aride Gédrosie. Pour célébrer Héphaistion, Alexandre multiplie les références à la mort de Patrocle : il lui dresse un fastueux bûcher funéraire, coupe quelques-uns de ses cheveux bouclés comme ceux d’Achille. À Bucéphale, il rendit plus d’honneurs qu’aux centaines de soldats tombés lors de la même bataille ; non loin du lieu de sa mort, il fit même édifier une de ses fameuses « Alexandrie ». Comme l’Achille du plus célèbre aède, dont l’amour est surtout signifié par l’immense chagrin qui entoure le deuil, c’est par l’ampleur de la tristesse que se manifestent les deux grandes passions d’Alexandre ; un amour inconditionnel pour la bête qui partagea ses joies et ses doutes depuis sa plus tendre enfance ; un amour érotique pour son plus vieil ami qui l’accompagnait déjà aux leçons d’Aristote.

L’Oubli

« Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »
– Paul Valéry

Naufrage

Nous autres, civilisations, nous avons oublié que nous sommes mortelles. Nous savons bien ce que le vingtième siècle a produit de barbare, nous avons vu dans nos livres d’Histoire ces géhennes des confins de Pologne, nous avons lu Anne Frank et Primo Lévi, entendu ceux qui sont revenus, arpenté avec les parents de nos parents ce souvenir pesant. Nous visitons encore ce qu’il reste de l’abîme. Et certes ces histoires nous emplissent-elles d’effroi, mais elles ne sont justement pour nous plus que des histoires… Les derniers qui ont vu la terre se fissurer sous notre monde finissent de s’éteindre, et ceux qui ont vécu ces temps obscures ne seront bientôt eux-mêmes plus que des souvenirs.

La Shoah, l’occupation, les rafles et la torture, la haine et le rationnement, la peur et les lâchetés, cela a rejoint les guerres puniques, les jardins suspendus de Babylone, les statues de l’île de Pâques et la belle Atlantide. Et s’il est trop tôt pour que nous ayons oublié les détails, déjà avons nous perdu le sens de cet instant. L’Histoire a fait son œuvre. Elle a digéré les faits, les a écrits et réécrits, inscrits dans les mémoires, et elle les a couverts de sa patine. Parce qu’il n’est plus actuel, notre possible impossible a quitté nos consciences. Nous savons encore le chaos, mais sans mesurer que ce chaos voulait dire la disparition de notre monde. L’éloignement temporel semble avoir aboli toute concrétisation potentielle. C’est, pensons-nous, de l’histoire ancienne.

Au sortir de la guerre, les circonstances à même de disloquer une civilisation étaient dans les journaux ; elles avaient été vécues, senties et ressenties. Elles avaient marqué les corps et les esprits. Au sortir de la guerre, on ne tentait pas de se figurer l’atrocité passée, car on avait vécu cette ineffable horreur. On ne ruminait pas les leçons d’une lointaine Histoire : on avait vu, de nos yeux vu, mourir parents et enfants, amis et amants. Notre Histoire, seuls ceux qui l’ont apprise la savent désormais. Tous avaient, chevillée au corps, l’évidence abyssale d’une fin possible, qui n’est plus que pensable par quelques érudits. Et bientôt ces érudits eux-mêmes, devant la masse des autres faits, délaisseront dans un coin de leur mémoire ces événements pesants que la poussière du temps achèvera d’ensevelir. Quand bien même l’un d’entre eux s’élèverait contre la reconduction des drames, on l’écouterait aussi peu que Cassandre. Tous auront oublié.

Oubli… L’étymologie même de ce mot charrie les ténèbres qui menacent ceux qu’il frappe. C’est l’oubli des vraies larmes, l’oubli du vrai sang, l’oubli que les idées, même les plus atroces, se concrétisent lorsqu’elles sont adulées. Dans un monde dépourvu de consciences et sans mémoire, même la bêtise la plus crasse peut prendre le pouvoir. Las, ce monde est le nôtre, englué dans l’instant et noyé par l’urgence.

Nous ne savons pas si l’Histoire suit une loi, s’il se cache en elle un Esprit qui en tire les ficelles. Il semble cependant que la cécité des hommes la contraigne à suivre toujours une même pente vers la désintégration. L’inconscience de l’humanité la rapproche du gouffre et, lorsqu’elle en réchappe, sa mémoire immédiate la tient pour un temps en respect. Mais le temps passe, et avec lui, la mémoire s’efface. La fortune, cependant, ne nous sourit pas à chaque fois.

Paul Valéry écrivait, au sortir de la Grande Guerre : « Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. »1 Nous l’ignorions avant ; nous le sûmes alors, et davantage encore quelques années plus tard. Pourtant, notre imaginaire était déjà peuplé d’effondrements : nous avions, bien rangés quelque part dans nos livres ou nos têtes, les récits de nombre de civilisations disparues. Mais c’était, pensions-nous, de l’histoire ancienne. Et l’Histoire, en fin de compte, nous semble toujours déjà assez ancienne pour qu’on la pense comme une histoire. Pour qu’on la sache sans la vivre. Pour qu’on oublie qu’en fait, elle a vraiment eu lieu. L’oubli de la concrétude du passé autorise sa reconduction. C’est alors la crise, l’instant où tout est possible et où le destin du monde se joue aux dés. Un bon tirage, et il s’en sort, échaudé pour un temps ; un mauvais et il est englouti à jamais. C’est ainsi que les empires s’effondrent.

Lorsqu’on sent que les mondes sont de simples mortels, on vit avec humilité et prudence. On apprend de l’Histoire, d’une part, pour éviter de répéter les erreurs du passé, et on ne cesse de penser pour prévenir toute faute nouvelle. Mais quand les drames, comme les débris d’un navire naufragé, sont portés lentement au large par les flots de l’Oubli, les civilisations s’enhardissent. Elles finissent même par oublier leur inclination à l’oubli, faisant fi de la prudence. Et leur orgueil, alors, provoque d’autres naufrages.

Les Grecs chantaient Léthé, fille d’Éris, qui abreuvait les morts de son eau pour leur faire regagner la Terre vierges de tout souvenir. C’est en fait l’oubli qui engendre la discorde et qui fait trépasser les vivants de ce monde. Les eaux du Léthé désinhibent les civilisations et engendrent l’hybris, productrice de drames aux allures de justice immanente qui anéantissent enfin les civilisations orgueilleuses. « C’est la nature même des choses qui constitue cette divinité justicière que les Grecs adoraient sous le nom de Némésis, et qui châtie la démesure. »2

Il nous faut donc nous souvenir que l’oubli existe ; ne pas oublier cet oubli, sans quoi nous condamnerons notre monde à s’oublier lui-même à défaut de prudence. Car l’oubli de l’oubli prélude à l’anéantissement.

  1. Paul Valéry, La Crise de l’esprit, 1919 []
  2. Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934 []

حرية

Il y a des questions auxquelles il faut admettre ne pas savoir répondre, des faits dont l’origine à jamais nous échappe ; il arrive un moment où l’Histoire s’accélère et semble soudain prendre sens un court instant, se déroulant avec une clarté déroutante sous nos yeux mais s’estompant bien vite, avant même qu’on ait eu le temps de bien s’en rendre compte. Ce que nos médias ont d’ors-et-déjà baptisé la « Révolution de Jasmin » en est, aujourd’hui, un puissant exemple. Les Tunisiens étouffaient depuis bon nombre d’années, méprisés par un pouvoir devenu oligarchique autant qu’oppressés par une vie trop chère et un chômage trop grand. Dans ce pays qui avait revêtu tous les costumes de la dictature, affichant en grand et partout le portrait d’un Ben Ali sans cesse réélu par des scores incroyables, et où la presse même ne pouvait être libre, le peuple paraissait impuissant, délaissé à lui-même. L’horizon des Tunisiens se perdait dans le vide désespérant du désert saharien : pour eux, il n’y avait d’avenir que leur présent de plomb.

Et de ce statu quo, personne ne s’inquiétait. Ni les vacanciers qui profitaient du climat sans se soucier des Hommes, barbotant dans le bleu turquoise d’une mer réchauffée par un soleil léger ; ni bon nombre de nos dirigeants, qui entretenaient avec le dictateur de coupables relations. Les premiers pêchaient par une triste ignorance de la souffrance des autres, les seconds fautaient pour leurs intérêts, oubliant leurs valeurs. On revoit poindre, ici les déclarations d’un député (M. Raoult) en 2009 qui se réjouissait de la victoire absolue (avec près de 80 % des voix) de Ben Ali aux élections, alors même que le journaliste qui l’interrogeait insistait sur les problèmes de liberté de la presse, là une vidéo de notre président en visite chez le dictateur et qui déclarait qu’on était trop sévère avec lui, il y a de cela seulement trois ans. Certes, on en trouvait aussi qui s’indignaient de la situation ; Delanoë, Dufflot, et d’autres, mais rares furent les médias qui leur accordèrent la place pour le faire correctement. Il y a un peu d’hypocrisie à danser aujourd’hui avec le peuple de Tunisie autour du cadavre fumant de leur chimère d’État alors qu’avant, on en parlait à peine.

Mais, il est vrai, il n’y a rien de plus beau ni de plus réjouissant qu’un peuple qui conquiert sa liberté, a fortiori au moment où on ne s’y attend pas, où l’espoir ne semble pas permis ; où la révolte apparait déraisonnable. Cette révolution, comme toutes les révolutions, fait exploser une passion sublime. Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi cela a-t-il marché cette fois mieux que d’autres ? Ces questions sont insolubles car le soulèvement nait dans la communion soudaine et imprévue d’une passion qui germe dans des milliers de cœurs en même temps. On serait bien ridicules à prétendre enfermer dans des concepts et des mots cet élan des cœurs, proprement imprévisible, et qu’on ne peut tenter que de décrire. Il y a eu des soubresauts, des premiers symptômes ; les grèves de Gafsa en 2008. Mais c’est un événement apparemment bien dérisoire qui a pourtant cristallisé la révolte et rempli les hommes de courage. Et parce que cet événement est beau, tragiquement beau, on ne peut l’omettre : il s’est produit à Sidi Bouzid, le 17 décembre de l’année passée.

Mohamed Bouazizi, comme beaucoup de ses compatriotes, tentait de gagner sa vie comme il le pouvait. Survivant plus que vivant, il vendait des fruits et des légumes et tirait de cette activité ses seuls revenus. Cependant, dans un État qui a glissé vers l’autoritarisme, ses ventes sans autorisation conduisirent bien vite les employés municipaux à lui confisquer ses fruits et ses légumes, une fois, puis une autre. Harassé d’être sans cesse dépossédé de ses stocks, il finit par aller protester, d’abord au niveau de la ville, puis du gouvernorat, mais aucun ne voulut l’écouter. Dans ce pays gangréné par la corruption, Mohamed heurtait le mur froid du déni du peuple et prenait brusquement conscience du drame de sa condition. Épuisé par le désespoir, ce jeune homme abandonne le combat pour la vie : il s’asperge d’essence et, aux yeux de ceux qui ne lui prêtèrent pas l’oreille, c’est-à-dire sous les fenêtres du gouvernorat, s’immole par le feu. Le 4 janvier de cette année, il trouve finalement la mort, dix jours avant le départ de son diable. À sa mère, il ne laissera que ces quelques mots sur Facebook, préludant du rôle que vont jouer les réseaux sociaux dans l’organisation de la révolte : « […] Maman, pardonne-moi, les reproches sont inutiles, je suis perdu sur un chemin que je ne contrôle pas, pardonne-moi, si je t’ai désobéi, adresse tes reproches à notre époque […] ».

Cet événement fut l’étincelle qui a embrasé la poudrière de frustrations trop longtemps contenues. Quelques personnes, d’abord, se réunirent pour protester, avant que d’autres ne les rejoignent. Puis le mouvement a fait tâche d’huile et s’est étendu, en quelques jours, à d’autres villes, puis au pays tout entier, mobilisant notamment les avocats. Exhorté à la révolte par la tentative de suicide d’un homme, le peuple a libéré toute la colère intériorisée depuis une vingtaine d’années. On ose remettre en cause l’autorité, la contester. La peur est sans doute toujours là, mais elle est dépassée, mise de côté, rejetée. Et si la peur n’existe plus, alors tous les espoirs sont permis. La répression policière a été terrible : on a tiré sur la foule à balles réelles, mais il était trop tard. Déjà, le peuple marchait vers sa liberté et ni le sang versé, ni les morts ne l’ont arrêté. Le pouvoir, finalement, a vite pris peur : esquissant des reculs dans l’espoir d’apaiser les tensions, l’ex-président ne fit que raviver les espoirs de la foule, et Ben Ali dût finalement abandonner les rênes du pays ce vendredi. Depuis, la situation est encore trouble, mais l’organisation d’élections présidentielles transparentes semble acquise désormais et, même si des tensions subsistent, la révolution de Jasmin semble être un succès qu’il faut dédier à ceux qui ont donné leur vie pour cette liberté nouvellement conquise.

On le voit, tout parait si fragile, si improbable ; et pourtant cela s’est produit. Nous vivons d’ordinaire une Histoire que l’avenir juge et éclaire, et il est bien rare de sentir l’Histoire se faire lorsqu’elle se fait. Cet épisode sublime de la course du monde ravive des espoirs et doit insuffler aux cœurs de ceux qui n’ont pas encore le bonheur d’être libres la volonté de se battre. Retenons quant à nous cette leçon et tâchons, comme nous n’avons pas su le faire ou si peu avec cette révolution, de nous battre aux côtés de ceux qui sont encore, de par le monde, sous le joug de tyrans.

« La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme », peut-on lire dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 dont le dernier article est encore plus fort, et les Tunisiens ont su s’en rendre dignes : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

(Le titre signifie « Liberté » en arabe.)

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