Les deux chagrins d’Alexandre, l’amour en Grèce à l’âge classique

À Jérémy Moreau, καλὸς κἀγαθός.

Alexandre le Grand a pleuré au moins deux morts : celle de Bucéphale, sa monture qui était réputée ne craindre que son ombre, et celle d’Héphaistion, son camarade de toujours. Son plus fidèle animal et son meilleur amant. Le premier, emporté dans la sanglante bataille des éléphants, sur les rives de l’Hydaspe ; le second, anéanti par le périple du retour à travers l’aride Gédrosie. Pour célébrer Héphaistion, Alexandre multiplie les références à la mort de Patrocle : il lui dresse un fastueux bûcher funéraire, coupe quelques-uns de ses cheveux bouclés comme ceux d’Achille. À Bucéphale, il rendit plus d’honneurs qu’aux centaines de soldats tombés lors de la même bataille ; non loin du lieu de sa mort, il fit même édifier une de ses fameuses « Alexandrie ». Comme l’Achille du plus célèbre aède, dont l’amour est surtout signifié par l’immense chagrin qui entoure le deuil, c’est par l’ampleur de la tristesse que se manifestent les deux grandes passions d’Alexandre ; un amour inconditionnel pour la bête qui partagea ses joies et ses doutes depuis sa plus tendre enfance ; un amour érotique pour son plus vieil ami qui l’accompagnait déjà aux leçons d’Aristote.

Dans la trajectoire filante du conquérant, aussi, quels symboles font ces deux départs ! Alexandre s’empare de la Grèce, de l’Égypte, de la Perse ; il pacifie l’Asie centrale avant d’envahir l’Inde. Il veut aller toujours plus à l’est, là où le soleil se lève chaque jour. Tel est le destin de cet enfant qui, alors qu’il entre à peine dans l’adolescence, parvint à dompter Bucéphale : le cheval d’un noir d’encre résistait aux meilleurs cavaliers du royaume de Macédoine, et Alexandre qui observait la scène demanda à Philippe II, son père, le droit d’essayer à son tour. Il s’était rendu compte que Bucéphale demeurait rétif non par fougue, mais par peur – par peur de sa propre ombre. Alors il le tourna face au soleil, qui l’éblouit mais, surtout, lui masqua cette ombre ; et il put le monter sans encombre. Comment ne pas songer, dès alors, qu’il faudrait toujours que ce cheval galope plus à l’est, face au soleil levant car, comme Orphée aux Enfers, il ne pouvait se retourner de peur de revoir l’ombre ? La chute de l’ombrageux Bucéphale coïncide presqu’exactement avec la fin du périple du conquérant. C’est la dépouille noire de sa monture qui constitue le vrai jalon où il est symboliquement inscrit : « Ici s’est arrêté Alexandre. » Et qui ignore qu’Achille, une fois Patrocle tué, devait mettre toutes ses forces dans la bataille, et finalement lui sacrifier sa vie ? Plus rien, aucun amour, ne le retenait sur Terre – et il pouvait alors mourir en héros. La fin d’Héphaistion semble autoriser le même genre de destin au fils de Zeus. Et de fait, il ne tarda guère longtemps à le suivre aux Enfers. Plutarque rapporte qu’Alexandre laissa éclater au grand jour sa violente douleur, et qu’il chercha dans la guerre une distraction à sa peine. Il mima la colère d’Achille en mettant à mort toute une peuplade, et s’éteignit bientôt d’un accès de fièvre. La mort de Bucéphale mit fin à toutes les conquêtes ; et celle d’Héphaistion sonna le glas d’Alexandre.

Héphaistion

La sexualité d’Alexandre le Grand est peu documentée – il préféra sans doute qu’on chante ses batailles victorieuses. Il semble en tout cas que les plaisirs charnels ne l’attiraient pas outre mesure. Inquiète de son manque d’intérêt pour les femmes, sa mère Olympias fit même mettre dans son lit une courtisane thessalienne réputée pour sa beauté… avec laquelle il ne se passa sans doute rien. Alexandre voulait faire montre d’une grande maîtrise de ses passions ; d’aucuns diront peut-être qu’elles étaient d’autant plus aisées à contenir qu’elles étaient quasi inexistantes. En réalité, il aima sincèrement Roxane, une captive perse dont il fit son épouse, mais sans doute pour des raisons politiques autant qu’émotionnelles. Ceux à qui il préférait réserver son amour, c’étaient ses plus proches compagnons d’arme, au premier rang desquels figurait bien sûr Héphaistion. On aurait probablement tort, toutefois, de conclure de tout cela à l’homosexualité d’Alexandre. S’il ne fait guère de doute qu’il entretenait des relations que nous pouvons qualifier a posteriori d’homosexuelles, c’est-à-dire des relations affectives et sexuelles avec ses amis du même sexe, il n’en demeure pas moins que le concept même d’homosexualité peine à prendre sens dans la Grèce de l’époque classique.

Pour le comprendre, il faut se déprendre de tous nos préjugés modernes : le mariage n’était pas l’institution de l’amour, mais bien plutôt une institution patrimoniale (dans laquelle l’amour trouvait cependant sa place) ; la sexualité n’était pas quadrillée par le genre des personnes impliquées comme elle l’est de nos jours, mais plutôt par des institutions comme la pédérastie ; l’exclusivité amoureuse semblait revêtir d’autres enjeux qu’aujourd’hui, partant elle paraissait tout à la fois moins répandue et sa violation, moins (sinon pas) grave. Pour le résumer en peu de mots : le couple n’existait pas réellement, et le mariage n’était pas (seulement) le lieu de l’amitié et de l’érotisme. On aimait une belle personne, quelqu’un de « beau et bon » (καλὸς κἀγαθός), quels que soient son genre ou son statut marital (mais pas son rang social ou son âge). À bien des égards, l’amour grec était plus libre que l’amour des sociétés post-chrétiennes – mais il avait ses corsets, lui aussi ; difficile d’imaginer, dans une relation homosexuelle masculine, la passivité du prince et l’activité de l’esclave. Difficile de songer aussi à l’égalité de l’éraste et de l’éromène. Si la sexualité était plutôt libre, au moins au sein de la noblesse qui en avait le loisir, l’acte sexuel lui-même demeurait pourvoyeur d’une symbolique de pouvoir.

Certains paraissent cependant penser que les relations homosexuelles étaient restreintes aux liens pédérastiques, et que les hommes « faits » étaient hétérosexuels – ils dépeignent ainsi une espèce d’idéal, où le jeune homme vend son corps pour s’éduquer, mais finit bien marié à une femme ; idéal qui masque mal leur volonté de sauver un modèle moderne qui ne correspond en rien aux modes de vie grecs, ignorants comme on l’a dit des concepts comme l’homosexualité, le mariage d’amour ou l’exclusivité sexuelle. L’institution pédérastique, quant à elle, est d’abord une institution initiatique qui lie un homme mûr (l’éraste) à un jeune homme (l’éromène). L’éraste est chargé d’éduquer l’éromène, de lui transmettre son savoir dans une relation de confiance et de complicité qui laissait très souvent l’espace pour la sexualité – ne serait-ce que d’un point de vue initiatique. A posteriori, on peut voir cela comme un échange de bons procédés. D’un rapport d’abord initiatique, très institutionnalisé, la pédérastie s’est muée, notamment à Athènes, en quelque chose de moins formel, davantage centré sur l’aspect sexuel. On se focalise bien souvent sur cette institution comme si elle résumait à elle seule toute l’homosexualité de la Grèce antique. En réalité, la sexualité n’a jamais été vécue, dans aucun lieu ni à aucune époque, sur un seul mode. Même les héros Grecs sortent parfois du cadre : les exégètes de l’Iliade ont souvent été bien en peine de faire entrer Achille et Patrocle dans le schéma pédérastique. Achille est le plus vaillant, si bien qu’on voudrait en faire l’éraste d’un Patrocle plus gracile – mais c’est Patrocle qui porte la barbe, et Achille en est dépourvu, comme souvent les éromènes. Que dire d’ailleurs de la différence d’âge entre eux deux ? On ne sait pas bien au premier coup d’œil qui est l’homme mûr, et qui le jeune homme. En fait, la volonté rarement démentie de vouloir à tout prix faire rentrer le couple dans le modèle pédérastique témoigne d’un désir de normaliser cette fameuse relation, mais il y a fort à parier qu’elle n’a rien à voir avec la pédérastie.

L’ambiguïté de la relation d’Achille et de Patrocle se retrouve chez Alexandre et Héphaistion, non sans avoir été délibérément imitée par les deux hommes. Comme les héros homériques, les combattants macédoniens échappent donc au modèle pédérastique ; ils sont, peut-on imaginer, des égaux dans la sphère érotique, même si en société le roi Alexandre commande à Héphaistion. À vrai dire, c’est avec son second qu’il passe le plus clair de son temps, sur les champs de batailles, dans les orgies ou, parfois, sous la même tente – et s’il avait à choisir, par impossible, qui sauver entre l’une de ses épouses, même Roxane, la seule qu’il ait jamais aimé vraiment ; et Héphaistion, c’est assurément ce dernier qu’il préférerait. Il est son meilleur ami, son amant, son confident – ils portent l’un et l’autre les fardeaux de chacun. Et il a le temps de la relation à son avantage. L’univers d’Alexandre peut se passer de Roxane, ou d’un(e) autre ; il ne parviendra plus à tourner sans Héphaistion. Cette union profonde nous en apprend long sur l’amour de la Grèce classique ; Héphaistion et Alexandre ne devaient, après tout, pas être les seuls à faire écho à Patrocle et Achille – et d’ailleurs, ce sont les amants imaginaires qui ont dupliqué un art d’aimer qui avaient cours dans la société archaïque, plutôt que l’inverse. Ce que les guerriers macédoniens nous disent de l’amour grec (mais en réalité, cela demeure vrai de bien des amours courantes dans les sociétés pré-chrétiennes), c’est qu’il entretenait la confusion entre l’amitié, la sexualité et la passion érotique ; mais qu’il les séparait du mariage et de la famille. Voilà pourquoi il ignore nos institutions modernes – couple, mariage d’amour, exclusivité. Il faut le penser en d’autres termes.

L’amour, c’est d’abord le lieu du souci de l’autre et du souci de soi. On a souvent dépeint ces deux affections comme d’exacts contraires ; altruisme et égoïsme ou, pour Sartre, masochisme et sadisme. En réalité, ils ne sont contradictoires que s’ils ne sont pas associés en un même geste : lorsque le souci de l’autre permet qu’autrui finisse par se soucier de nous, il répond au manque qui hante l’être. Donner du sens à la vie chacun à travers le regard de l’autre, c’est s’en soucier de cette manière. C’est finalement l’amitié qui illustre au mieux ce genre d’inclinations : les amis sont ceux qui se soucient l’un de l’autre sans se soucier des autres. De prime abord, cette relation se conjugue difficilement au pluriel : de nature aristocratique, elle implique que les amis se choisissent, et plus ils sont nombreux moins le consentement de chacun pour chaque autre paraît aisé à obtenir. Difficile, qui plus est, de ne pas privilégier l’un au détriment des autres. Et de fait, Achille n’a qu’un Patrocle. Reste cependant qu’en droit, la pluralité demeure possible, et Alexandre s’entoure bien de plusieurs compagnons, non sans susciter au passage quelques jalousies. Plutarque nous apprend ainsi qu’Héphaistion et Cratère étaient les deux meilleurs amis qu’eut jamais le roi, et qu’ils en vinrent un jour aux mains tant ils se jalousaient l’un l’autre. Alexandre mit un terme à la querelle sans prendre vraiment parti. Il les aimait tous deux, non d’un amour égal, mais d’amours incommensurables.

Le désir sexuel vient ensuite, qui semble pouvoir être assouvi à la fois hors de toute institution patrimoniale – il n’a pas forcément vocation à procréer, et donc à transmettre ; et hors du souci de l’autre – il est alors égocentré, soit qu’il relève du viol des esclaves ou des prises de guerre, soit qu’il résulte d’un accord commercial, comme c’est le cas de la prostitution. Qu’est l’érotisme, cependant, sinon l’occasion d’un plaisir partagé ? Et n’est-ce pas, dès lors, une belle opportunité de se soucier mutuellement l’un de l’autre ? Si l’amour est le lieu du souci (de l’autre et de soi), la sexualité en est un moyen par excellence. Le souci de l’autre ne saurait s’y réduire – mais peut-être bien qu’il ne saurait pas non plus s’en passer complètement. Voilà sans doute le cœur de l’amitié grecque, dont les échos rebondissent sur les contreforts de l’Histoire et parviennent jusqu’à nous, comme par Montaigne et la Boétie. Dans cette perspective déconnectée de toute filiation et de toute transmission, le genre n’intervient plus, et la question de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité se trouve d’emblée dépassée. Tant que l’on confond le lieu du patrimoine et celui du souci, cet amour semble lointain et laisse circonspect – il cesse de l’être lorsqu’on trace, avec les Grecs, cette ligne de séparation. Elle n’a rien d’évident : dissocier la sexualité de la procréation relève d’un tour de force proprement contre-nature ; mais cette révolte culturelle ouvre la porte à l’amitié authentique. Notre époque, depuis l’ère chrétienne, prétend masquer cette frontière culturelle toute grecque et nous replonger dans la nature, faisant de nous des surhommes : les conjoints doivent aussi être des amants. Faire famille, transmettre et aimer, c’est pour nous, modernes, un seul et même geste, si complexe qu’il nous est difficile de nous montrer à sa hauteur. Ou bien qu’on y parvient au prix de bien des malheurs.

Bucéphale et Péritas

Venons-en au cheval. Si l’“amitié” d’Alexandre et d’Héphaistion ne choquait guère leurs contemporains, parce qu’elle devait témoigner d’un art d’aimer alors fort courant, au moins parmi la noblesse grecque, le désespoir et la tristesse qui saisirent le cavalier voyant périr sa monture laissèrent les phalanges plus circonspectes. On estime généralement que plus de quatre mille soldats d’Alexandre ont trouvé la mort durant la sanglante bataille de l’Hydaspe, qui emporta aussi Bucéphale. Pourtant, aucun n’eut droit aux honneurs que le roi réserva à ce dernier : il lui édifia un tombeau et ordonna qu’on bâtisse, au lieu de sa mort, une ville entière, Alexandrie Bucéphale (Bucéphalie). Plutarque rapporte qu’Alexandre vécut la perte du cheval comme celle d’un ami et d’un compagnon fidèle ; à bien des égards, elle marque les prémices de sa chute. L’armée macédonienne était lasse des conquêtes, et des voix toujours plus nombreuses s’élevaient pour réclamer qu’on regagne la Grèce. La différence de traitement entre le cheval et les milliers de soldats morts n’a probablement pas été, dans ce contexte, de nature à apaiser les troupes.

À peu près à la même époque, un autre animal non-humain qu’Alexandre affectionnait tout particulièrement périt : son chien Péritas, que l’Histoire oublie souvent à l’ombre de Bucéphale. La tristesse du roi fût tout aussi importante qu’à la mort de sa monture, et il réserva au chien un traitement analogue à celui du cheval : à l’endroit de sa mort, non loin de Bucéphalie, il ordonna qu’on bâtisse une autre cité à la mémoire de son fidèle compagnon, qui porterait son nom. Deux villes presque voisines, établies sur les bords de l’Hydaspe, dans le Pakistan actuel, viennent ainsi rappeler que l’amour d’Alexandre pouvait ignorer les barrières de l’espèce, dut-il en choquer ses propres troupes. Ce que ses contemporains jugèrent sans doute pour le moins étonnant, nous avons encore plus de mal à le comprendre aujourd’hui : l’ère chrétienne est passée par là, qui s’est évertuée à faire de l’homme un être à part, maître et possesseur de la nature ; un non-animal, en somme, qui ne peut nouer de lien avec les animaux que sur le mode de la possession et de la domination.

Une fois encore, pour comprendre l’amour d’Alexandre pour ses compagnons non-humains, il faut nous déprendre de nos préjugés. Avec Héphaistion et nombre des compagnons qui l’entourèrent toute sa vie durant, Alexandre a suivi pendant sa jeunesse l’enseignement d’Aristote. Le Stagirite aimait à éduquer ses disciples en cheminant à travers la nature afin d’illustrer in situ son discours. On souligne trop peu la tournure naturaliste de la pensée du philosophe, mais l’essentiel de sa production est bien constitué d’ouvrages à propos des animaux et des plantes, dont il examinait finement la vie. Certains de ses étudiants répugnaient probablement à l’observation des larves, des mollusques, ou d’êtres qu’ils jugeaient indignes de leur temps. À ceux-là, Aristote répondait par l’anecdote : un jour, narrait-il, certains visiteurs d’Héraclite le découvrirent dans sa cuisine (ou plus probablement, aux toilettes, une querelle demeurant sur le mot grec), et voulurent repartir – mais le penseur les retint en disant : « Ne partez pas ! Ici aussi, il y a des dieux. » Par là, il voulait signifier qu’il ne faut pas se laisser duper par le dégoût, et chercher à comprendre même ce qui nous paraît vil. Dans toute forme de vie se loge ainsi quelque chose de beau, de divin. Et qu’apprend-on en observant la nature avec le Stagirite, sinon que tous les vivants, même les humains, fonctionnent de manière semblable ? Dès l’Antiquité, Aristote devait donc enseigner à ses jeunes élèves ce que l’ère chrétienne allait s’échiner à étouffer : que les différences entre l’homme et l’animal ne sont que de degrés, et pas de nature. On peut reprocher à la biologie d’Aristote son fixisme ou la hiérarchisation du vivant, mais il faut lui reconnaître le nivellement de la dignité de la vie : partout dans le vivant, il y a quelque chose de divin, partant de respectable.

Pour Alexandre, qui ne devait rien ignorer de la biologie de son maître, le chien et le cheval avaient des capacités semblables aux nôtres, quoiqu’à des degrés moins importants. Communiquer avec eux, leur porter de l’affection et en recevoir d’eux, ne paraissent donc pas aussi stupides qu’il ne le semblera après Descartes. Alexandre tient d’Aristote que tout ce qui vit a une âme, qui est précisément son principe vital. Il nous aura fallu Darwin pour atteindre à nouveau ce que l’Antiquité nous apprenait déjà, à savoir que la vie est une, et que l’homme n’y tient aucune place privilégiée. C’est sur ce tréfonds métaphysique que se bâtissent les relations d’Alexandre avec ses compagnons non-humains. Sous ce jour, il n’est guère étonnant qu’Alexandre ait particulièrement goûté sa prise de l’Égypte, où s’éleva longtemps sa plus célèbre Alexandrie. Sur les bords du Nil, il rencontra en effet une société où l’animal était souvent sacré : le panthéon égyptien est peuplé des bêtes les plus diverses, certaines sont vénérées comme le taureau Apis au Sérapéum de Memphis, d’autres momifiées en masse. On leur rend des hommages semblables à ceux qu’on fait aux humains morts, et le végétarisme est largement répandu, ce qui est fort logique étant donné que la mise à mort d’un animal se retrouvait assimilée à un meurtre et punie de mort, si l’on en croit Hérodote. Du reste, la consommation carnée d’Alexandre lui-même était probablement fort épisodique ; non en raison d’un engagement éthique, il est vrai, mais parce que le régime alimentaire de la Grèce laissait peu de place à la viande hors des banquets festifs ou des milieux riches, ce qui était d’autant plus vrai en campagne militaire.

Le conquérant n’avait pas la volonté d’helléniser l’ensemble du monde connu. À bien des reprises, il laissa en place les rois et princes qu’il a défaits, restaura souvent la démocratie étouffée par la domination perse, et se refusait à imposer le mode de vie grec aux Perses, aux Indiens ou aux Égyptiens. Bien plutôt, il souhaitait réaliser un syncrétisme, voulut s’inspirer des us des terres conquises, allant parfois jusqu’à blesser l’amour-propre de ses compagnons – les noces de Suse et l’affaire de la proskynèse témoignent des résistances auxquelles le cosmopolitisme d’Alexandre se heurta au sein de sa propre armée. Dans cette veine, il se fit proclamer pharaon et honora Apis ainsi que les autres divinités égyptiennes. Nul doute qu’il s’inspira, dès cet instant, du respect tout égyptien pour les animaux non-humains, contribuant à renforcer les liens tissés avec Bucéphale et, plus récemment, avec Péritas. On peut ainsi imaginer qu’il leur parlait, jouait avec eux, les étreignait comme des enfants et les respectait comme des personnes. Sans trop s’avancer, on peut aussi estimer qu’il aurait livré la vie de bien des soldats pour épargner son chien ou son cheval. Alexandre aimait ses compagnons non-humains comme en témoigne l’ampleur de sa douleur lorsqu’il les perdit. Il les aimait comme un père ses fils, se souciant d’eux et appréciant qu’ils se soucient de lui. Il avait étendu sa sollicitude au-delà des frontières grecques et traitait avec respect et curiosité les sociétés qu’il découvrait, non comme des barbares à civiliser ; il aura su, aussi, étendre son amour par-delà l’espèce.

Les leçons d’Alexandre

Alexandre avait ses défauts – il était humain, après tout, ne lui en déplaise. Il abusait du vin et faisait montre d’un orgueil sans borne. Comme les Grecs de l’âge classique, il considérait probablement que les esclaves l’étaient par essence, et que les femmes étaient par nature dans un état de minorité et de dépendance vis-à-vis des hommes, ce en quoi il se montrait fidèle aux enseignements qu’Aristote livre dans la Politique. Malgré tout son amour pour ses compagnons non-humains, il devait aussi reconnaître une forme de supériorité aux hommes et se satisfaire de l’usage dominateur qu’on faisait des bêtes. Comme toutes les personnalités, celle d’Alexandre est complexe ; et la dépeindre, c’est toujours-déjà la manquer. L’humilité nous oblige à reconnaître que l’exemple d’Alexandre, Alexandre lui-même l’a souvent éconduit. Alexandre lui-même n’a pas toujours été à la hauteur de cet Alexandre idéal que j’ai décrit. Reste que la plupart des faits historiques évoqués ici sont avérés, et se retrouvent chez Pline, Plutarque ou Quinte-Curce. Là où le matériau historique pèche, c’est aux informations les plus fiables à propos de la société grecque qu’il m’a fallu puiser. L’imagination comble les manques, ce qu’elle ne peut réussir parfaitement, ni sans projeter çà et là mes lubies et mes fantasmes. J’espère cependant avoir été le plus fidèle possible à l’esprit qui animait la vie du conquérant.

Se dégage alors un portait lissé de l’amour alexandrin, porteur de bien des leçons pour nous, modernes. Il serait absurde de vouloir revivre comme les Grecs, mais pourquoi ne pas saisir les éclats du miracle grec, ternis pas les siècles, et reprendre à notre compte ce qu’ils avaient trouvé d’excellent ? La première leçon que nous livrent Héphaistion et Alexandre, c’est que l’amour moderne fond dans un même être des aspirations que l’on peut dissocier. Faute de le reconnaître, nous poursuivons de nos jours un idéal inatteignable, celui du couple où chacun est pour l’autre tout à la fois : son meilleur ami, son confident le plus intime, son seul amant, le seul co-gestionnaire de son foyer, et le parent de ses enfants. Patrimoine et sentiments se mêlent, sexualité et procréation également. Cette multiplication des aspirations est, aussi, une multiplication des défis ; il faut en chaque cas se montrer à la hauteur. Seconde leçon que nous livrent les deux amants : l’amour, cet enfant de bohème, ne connaît pas de loi et se rit des barrières. Au temps de la Grèce classique, ces barrières étaient de pouvoir, de rang social, de richesse, de race. Celles-là sont tombées aujourd’hui, peu ou prou ; mais d’autres, que les Grecs méconnaissaient, ont pris leur place. C’est la barrière du genre, et celle du nombre. Mais l’amour doit déborder les ornières : le souci de l’autre humain trouve une concrétisation par excellence dans la sexualité, qui que soit cet autre, et même, qui que soient ces autres. L’amour se défait des corsets, et cela conduit à la troisième leçon que nous livrent Alexandre, Bucéphale et Péritas : il peut exister, entre l’être humain et les animaux non-humains, des liens forts qui font un amour d’un genre maternel. Cet amour dont parle Kundera à la fin de L’insoutenable légèreté de l’être, qu’il estime même meilleur que celui qui unit deux êtres humains, car c’est un amour désintéressé, sans affliction, volontaire et fiable. Au fond, un amour consolateur. Même le plus fidèle des amis humains nous plonge parfois dans des abîmes de perplexité – m’aime-t-il ? se questionne-t-on. Et dans ces moments où Alexandre pouvait douter d’Héphaistion, jalouser sa proximité avec un(e) autre, et se laisser aller à quelque élan mélancolique, il avait Péritas et Bucéphale pour le consoler ; la chaleur de leur contact, la douceur de leurs regards, simples reflets de l’amour qu’Alexandre lui-même leur portait, sans fard.

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  1. DUCASSOU MArc

    Qui est l’auteur ?
    On a un dédicataire.

    Très intéressant.
    Je travaille à une :

    Fable de Geste.

    … la Mort, Bucéphal.

    Merci de me donner un nom à citer

    Marc DUCASSOU
    studia.coranica@gmail;com

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