Peut-on recourir aux mères porteuses ? Le suicide doit-il être permis, voire assisté ? Les animaux ont-ils des droits ? Le médecin témoin de violences conjugales doit-il les dénoncer, au risque de trahir la confiance de sa patiente ? La prostitution est-elle un travail comme un autre ? Quelles limites faut-il imposer aux modifications génétiques, dont le champ des possibles s’est récemment accru ? Est-il mal de mentir, même pour sauver des vies ? Le don d’organes devrait-il être obligatoire ? Est-il légitime d’interdire aux hommes homosexuels de donner leur sang dès lors qu’ils ont des relations sexuelles ?

Ces questions ne sont qu’un faible échantillon des nombreuses interrogations auxquelles nous faisons face lorsqu’on s’intéresse à la morale ou à l’éthique. Comme son étymologie l’indique – elle provient du latin moralis, qui signifie « relatif aux mœurs » –, la morale désigne l’ensemble des règles qu’une société s’est donnée plus ou moins implicitement, et qu’il convient à ses membres de suivre. Le latin mos, qui a donné mœurs, désigne d’ailleurs la loi non écrite, la coutume, par opposition à la loi positive, la lex. La morale est donc avant tout un ensemble de normes. La philosophie morale, dont l’enjeu est d’élucider ces normes, cherche à rationaliser ces règles et à les justifier : elle entend établir une science des fins désirables et des moyens d’atteindre ces fins.

Pendant que nous sommes dans la définition des termes, soldons immédiatement une querelle sémantique de peu d’intérêt : la morale et l’éthique, même s’il est possible qu’elles éveillent en nous des connotations différentes, désignent en général la même chose. Certains auteurs ont certes cherché à les distinguer, mais il convient de remarquer qu’éthique et morale ont le même sens, le premier terme en latin (moralis voulant dire « relatif aux mœurs », comme on l’a vu), le second en grec, puisqu’ηθική provient d’ήθος, qui signifie « habitudes, mœurs ». Notre tendance à utiliser le grec pour désigner les termes techniques et/ou scientifiques n’est probablement pas étrangère à l’intuition selon laquelle la morale tend à désigner l’ensemble des règles et des biens à proprement parler, alors que l’éthique serait le discours sur la morale. Cette distinction n’a cependant pas grand intérêt et, comme la plupart des auteurs contemporains, je me contenterai pour ma part d’utiliser indifféremment « morale » ou « éthique », avec une petite préférence pour ce dernier qui ne charrie pas tout l’imaginaire métaphysique et théologique du mot « morale ».

La morale, au moins dans une première approche, consiste essentiellement à définir ce qu’il convient de faire et d’éviter ; elle est le revers d’une pièce dont l’action et la liberté paraissent constituer l’avers. Il n’y aurait pas de morale si l’homme n’était pas un agent. C’est bien parce qu’il peut, et souvent même qu’il doit, choisir entre plusieurs actions possibles, que la question du meilleur choix se pose. Qu’est-il bon de faire ? Que doit-on faire ? Qu’est-il utile de faire ? Voilà les questions morales par excellence, questions auxquelles toute philosophie morale se doit de répondre d’une façon ou d’une autre. L’éthique n’est pas qu’une philosophie de l’action : c’est une philosophie de l’action bonne. Comprendre ce qu’est le bien est donc primordial dans l’élaboration d’un discours sur sa promotion ou sa recherche.

On le voit d’emblée, deux régimes de discours s’entremêlent alors : d’un côté, il s’agit de savoir ce qu’est la justice, le bien, l’utile, d’où ils émanent et tirent leur autorité morale ; d’un autre, il s’agit de dire comment agir pour être fidèle à ces sources de la morale. Le premier type de discours est métaphysique, et il peut même confiner à la théologie. Le second est pratique et ressort davantage d’une logique rationnelle. Il est d’usage d’appeler méta-éthique ce premier domaine d’investigation, ou éthique descriptive, et d’appeler éthique normative le second champ d’enquête.

Une troisième branche vient compléter l’éthique, lorsqu’on l’applique à des cas concrets : il s’agit de l’éthique appliquée. Ainsi, les normes exhibées en éthique normative, fondées sur des valeurs décrites en méta-éthique, doivent nous permettre de statuer ici et maintenant sur des questions très terre à terre, comme la peine de mort, la prostitution, le droit à mourir ou encore le véganisme (le fait de ne consommer aucun produit d’origine animale).

Bien évidemment, le discours de la philosophie morale n’est pas aussi cloisonné que cette division le laisse penser : souvent, des cas concrets permettent d’éclairer les normes, et les tentatives de réduire les normes aux valeurs, ou les valeurs aux normes, ne sont pas rares. Le formalisme kantien, tirant les enseignements de la critique, délaisse largement le champ méta-éthique, puisqu’il demeure inconnaissable, tandis que les utilitaristes adoptent une éthique normative étriquée qui se contente de promouvoir les biens. On est donc largement revenu d’une partition rigoureuse du domaine de l’enquête morale.

Qui agit ? Comment ? En vue de quoi ? Chacune de ces trois questions peut nous entraîner sur des chemins intellectuels différents. Car voilà un autre constat qu’il nous faut accepter dès maintenant : les philosophes ont été prolixes et le nombre des théories morales qui s’affrontent en éthique à de quoi laisser perplexe le citoyen en quête d’une réponse ferme aux problèmes qu’il rencontre. Trois grandes familles de théories morales ont ainsi été distinguées au fil du temps : l’éthique des vertus, qui s’enracine dans la pensée grecque ; l’éthique déontologique dont on fait généralement de Kant le penseur paradigmatique ; et l’éthique conséquentialiste dont les utilitaristes sont les représentants classiques.

Trois théories de la morale

La réflexion sur le bien et le mal est consubstantielle de la pensée réflexive elle-même : dès lors que l’on tient une pensée sur soi et ses actions, que l’on constate le succès de certaines d’entre elles et l’échec d’autres, on s’interroge. Aussi loin que l’on remonte dans l’Histoire humaine, on parviendra à trouver des traces d’une pensée morale. Celle-ci entretient souvent d’intimes relations avec les divinités et les forces transcendantes, comme s’il fallait asseoir l’autorité des règles morales dans des sphères absolues pour en garantir le respect. Il n’est donc guère étonnant que la naissance d’une philosophie morale coïncide avec la naissance de la philosophie tout court.

Ce n’est pas ici le lieu de dresser une histoire exhaustive de la philosophie morale grecque, mais il convient tout de même d’en souligner la grande richesse. Au fond, la plupart des positions éthiques sont représentées au fil des siècles, depuis le conventionnalisme sophistique jusqu’aux fameuses écoles épicuriennes ou stoïciennes, en passant par la morale naturaliste d’un Platon ou l’éthique des vertus d’un Aristote. De cette diversité naît une question : pourquoi continuons-nous largement, sinon intégralement, à penser l’éthique dans les termes de la Grèce antique, et avec les concepts des premiers philosophes – volonté, vertu, … –, alors que nous avons depuis bien longtemps abandonné les théories et le vocabulaire des Grecs lorsqu’il s’agit de médecine ou de science physique ? Sans doute est-ce là l’indice d’une tâche encore à accomplir, et qui le fut déjà en sciences. Mais n’anticipons pas : nous y reviendrons bientôt.

Sous la plume du Stagirite naît une première théorie morale, qu’il est devenu commun d’appeler « l’éthique des vertus ». Comme on s’en doute, le concept de vertu y joue un rôle fondamental. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote définit justement la vertu comme « une disposition à agir d’une façon délibérée »1. Une disposition, c’est-à-dire une habitude, et plus précisément une habitude de l’action. On dira de quelqu’un qu’il est vertueux s’il a coutume de se comporter d’une manière particulière, conforme à un modèle. La question de savoir quel modèle prendre en compte reste cependant ouverte. Pour Aristote, la vertu est la conformation à notre nature : est vertu l’habitude d’action qui nous permet d’atteindre le bonheur. Ruwen Ogien et Christine Tappolet définissent ainsi l’éthique des vertus : « Un agent doit accomplir une action si et seulement si cette action est celle qu’accomplirait un agent vertueux dans ces circonstances. »2

Plus que sur l’action ou son résultat, c’est sur l’agent que se focalise l’éthique des vertus. Il suffit qu’un agent ait le caractère adéquat pour que son action soit bonne. Si la générosité est une vertu, tout acte guidé par elle est bon. Mais se montrer vertueux, c’est parfois se jouer de ses obligations ou méconnaître les conséquences : accepter généreusement de procéder à un faux témoignage pour aider son voisin, par exemple, nous conduit à qualifier de bon un acte contraire à la loi ou au bon sens. De même, donner généreusement de l’argent à un inconnu dans le besoin pourra permettre à cet inconnu d’acheter des armes et de devenir criminel. Le tenant des vertus répondrait sûrement qu’en s’attachant à la forme de l’obligation ou à ses conséquences extérieures, on se méprend sur la morale : ce qui importe, ce sont les conséquences internes, sur soi-même. L’éthique centrée sur les vertus est une éthique du sujet.

Une deuxième famille de théories morales a vu le jour au tournant de l’époque moderne : l’éthique déontologique, dont Kant est présenté comme le parent, mais qu’on peut également rattacher aux penseurs du contrat comme Rawls et ses épigones. Pour Kant, c’est l’intention qui compte : « Agis, nous dit-il, de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »3 Ce qui compte, c’est donc la détermination de la volonté : si la volonté qui guide mon action, ou encore mon intention, est conforme à mes devoirs, alors l’action sera bonne quelle qu’en soient les conséquences. Kant parle donc d’impératif catégorique. La question de savoir quels critères permettent de juger de la bonté d’une volonté reste cependant ouverte – pour Kant, comme on l’a vu, il s’agit de la possibilité d’universalisation. Ogien et Tappolet définissent ainsi l’éthique déontologique : « Un agent doit accomplir une action si et seulement si cette action est requise par des principes moraux absolus, qui s’appliquent quelles que soient les conséquences. »4

L’éthique déontologique est donc une éthique des devoirs et de la volonté. Elle se focalise sur l’action elle-même (sur la « maxime de ta volonté »), indépendamment du caractère de l’agent ou des résultats de l’action. Pour ce genre d’éthique, si mentir est immoral, il sera toujours mal de mentir, même si le mensonge permettrait de sauver des innocents (lorsqu’on cache des Juifs persécutés durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple). Inversement, il suffit d’agir conformément aux devoirs pour agir moralement : même si mon action échoue, le simple fait d’avoir voulu faire le bien suffit à la qualifier de morale. Pour le tenant des devoirs, il y a plus de risques à transiger une fois avec la loi morale, même pour des raisons apparemment bonnes, que de la respecter scrupuleusement même si cela conduit parfois à des actions douloureuses. L’éthique déontologique est une éthique centrée sur l’intention.

Vient enfin un troisième type de théories morales, largement inspiré par l’école anglaise : l’éthique conséquentialiste. Comme son nom l’indique, le conséquentialisme valorise les actions permettant de promouvoir, selon le mot de Bentham, « le plus grand bonheur du plus grand nombre »5. En la matière, la fin justifie les moyens : cette fois c’est le résultat de l’action qui doit être fidèle au bien. La question de savoir ce qu’est le bien en question reste ouverte, bien entendu ; il peut s’agit du bonheur, de la justice, et la coexistence de plusieurs biens n’est éventuellement pas un problème. Pour la tradition utilitariste, c’est le bien-être qui sert de bien suprême ; c’est lui que l’on cherche à maximiser. Tappolet et Ogien définissent ainsi le conséquentialisme : « Un agent doit accomplir une action si et seulement si cette action promeut le bien. »6

Le conséquentialisme focalise toute son attention sur le monde et les résultats de l’action, indépendamment du caractère de l’agent ou de son intention. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les services britanniques avaient cassé les codes utilisés par les nazis pour chiffrer leurs communications. Cela a pu permettre de prévoir l’attaque d’un navire allié. Il aurait été possible d’en sauver l’équipage mais les Allemands auraient immédiatement compris que leurs codes étaient cassés, et en auraient changé. Il a donc été décidé, pour garder cette longueur d’avance cruciale pour la victoire, de sacrifier l’équipage. Une action mauvaise dans l’absolu peut ainsi avoir des conséquences positives. L’éthique conséquentialiste est une éthique du résultat.

Cette présentation, rapide et nécessairement simpliste, permet toutefois de comprendre pourquoi trois familles de théories morales ont vu le jour. L’action est classiquement la réalisation mondaine d’un pouvoir d’agir : c’est l’opération d’un sujet, l’agent, qui concrétise une intention dans le monde au sens large, qu’on peut appeler le patient (au sens où il subit l’action, où il en pâtit). Pour qu’il y ait une action, il faut donc un agent, une intention et un patient (il peut arriver que le patient soit l’agent lors d’actions envers soi-même). L’éthique, qui cherche à savoir quelles actions sont bonnes, peut se focaliser sur l’un de ces trois termes.

Courant éthiqueFocalisationAgir…Penseur emblématique
Éthique des vertusAgent… comme agirait un agent vertueuxAristote
DéontologieIntention… selon une règle impérativeKant
ConséquentialismePatient… pour promouvoir le bienBentham, Mill

On peut remarquer que certaines de ces éthiques sont attractives ou téléologiques, parce qu’elles se focalisent sur le bien et son désir comme les éthiques grecques, tandis que d’autres sont impératives, comme le déontologisme, parce qu’elles se focalisent sur l’obligation. Le conséquentialisme, qui renferme indéniablement une composante téléologique, en ceci qu’il s’attache aux conséquences, donc aux buts de l’action, demeure une théorie impérative, étant donné qu’il s’appuie sur cette téléologie pour en induire un impératif de maximisation. Il est intéressant de noter que les théories attractives grecques, polarisées par le bonheur (εὐδαιμονία), sont largement étrangères aux normes. À l’inverse, toutes les théories issues de la modernité semblent essentiellement se réduire à l’édification de normes, soit fondées sur la maximisation du bien (utilitarisme), soit fondées sur la forme elle-même, indépendamment de tout contenu (devoir kantien).

Dans ces deux derniers cas, la morale est clairement rationnelle, bien plus qu’elle ne l’était en Grèce. On a substitué des théories abstraites et générales à des formes de savoirs pratiques plus concrets. Dans le sillage d’une remise en cause post-moderne des idées de raison, de vérité ou de rationalité, ces éthiques de la modernité se sont trouvées battues en brèche, en l’on a pu assister à une forme de retour aux Antiques. Ce chemin a été emprunté par des auteurs aussi divers que Nietzsche ou Elizabeth Anscombe, à qui l’on doit la remise au goût du jour de l’éthique des vertus. Tous, cependant, n’ont pas suivi cette voie, loin s’en faut : au côté de ces remises en cause, le développement de systèmes déontologiques (Thomas Nagel, David Ross, …) et, plus encore, conséquentialistes (Karl Popper, Peter Singer, Philip Pettit, Ruwen Ogien, …) démontre qu’aujourd’hui, plus que jamais, le pluralisme est la règle. C’est sans doute la tension principale de l’éthique contemporaine.

Le défi du pluralisme

Confrontés au même problème, l’éthicien des vertus, celui des devoirs et celui des conséquences tiendront des discours distincts, et souvent opposés. Au sein même de chaque famille, par ailleurs, ce genre d’oppositions se répète7 : certains prétendent que les vertus doivent s’accorder à notre nature, d’autres qu’elles doivent correspondre aux intuitions morales ordinaires, d’autres encore qu’elles doivent conduire à renforcer la communauté sociale. Kant estime que le devoir s’impose à travers l’universalisation, mais certains croyants pourront plutôt estimer que les devoirs sont transcendants et révélés, comme c’est le cas avec le Décalogue. Enfin, si les utilitaristes cherchent à maximiser le bien-être, d’autres conséquentialistes défendent l’idée qu’il faudrait plutôt minimiser les maux. Ce qui constitue un bien à promouvoir, un devoir à suivre ou une vertu à acquérir est largement indéterminé par les théories. On peut ainsi s’accorder sur les moyens d’atteindre les fins qu’on se donne, c’est-à-dire sur les normes, mais diverger sur ces fins elles-mêmes, c’est-à-dire sur les valeurs.

On peut aussi, à l’inverse, s’accorder sur les valeurs, mais diverger sur les normes. Quand bien même on accepterait que le bonheur est la valeur finale, on disposerait encore de trois types de chemins pour y parvenir : l’atteint-on en travaillant sur soi et en adoptant les bonnes habitudes d’action ? L’atteint-on plutôt en respectant strictement des obligations ? L’atteint-on encore en promouvant le bien-être ? De prime abord, ce qui différencie les trois grands courants de l’éthique, ce sont les normes prescrites par rapport aux valeurs : les respecter pour le déontologue, les promouvoir pour le conséquentialiste, y être disposé pour le tenant des vertus. Si par exemple la liberté d’opinion est une valeur, le déontologue dira qu’il ne faut pas l’enfreindre, jamais, nulle part, le conséquentialiste qu’il faut maximiser cette liberté, et l’éthicien des vertus qu’il faut défendre les caractères qui sont compatibles avec elle.

Nous pouvons entretenir deux attitudes à l’égard de la pluralité des théories morales. On peut d’abord estimer qu’il existe quelque chose comme une théorie morale vraie, et que toutes les autres sont fausses. Dans cette optique, on va s’attacher à défendre l’une ou l’autre des conceptions présentées, en montrant que les autres lui sont inférieures. C’est notamment le parti-pris de Ruwen Ogien et Christine Tappolet, qui entendent défendre le conséquentialisme en montrant qu’il est le seul analytiquement cohérent. On peut, à l’inverse, estimer que la coexistence de plusieurs théories signifie l’existence de plusieurs biens contradictoires, et qu’il s’agit moins de trancher entre différentes théories morales que de transformer notre conception de la morale elle-même. C’est le chemin suivi, notamment, par John Dewey, ou plus près de nous par Amartya Sen.

Il y a cependant des raisons de résister à la première tentative, la principale étant sans doute qu’aucun consensus ne se fait vraiment jour pour trancher définitivement les querelles éthiques. Une manière de s’en rendre compte est qu’aucune théorie morale ne semble totalement exempte de conséquences inacceptables. À vrai dire, une large part du travail des philosophes contemporains se résume à imaginer des expériences de pensée qui mettent dos au mur les tenants de telle ou telle doctrine, en exposants les conclusions inacceptables auxquelles elles conduisent. Une telle stratégie d’élucidation des théories les met en conflit avec nos intuitions morales. Si l’on accepte de conférer quelque valeur à ces dernières, il devient alors difficile de souscrire à la déontologie, au conséquentialisme ou à l’éthique des vertus.

C’est contre la morale kantienne que s’est largement développée cette stratégie argumentative. Il faut dire qu’elle y prête volontiers le flanc ! En soutenant que le devoir s’impose de manière absolue, Kant devait défendre l’impossibilité de transiger avec la loi morale, quand bien même il en résulterait de meilleures conséquences. L’exemple fameux du mensonge l’illustre : Benjamin Constant estime qu’il est possible de mentir par humanité, par exemple lorsqu’on cache chez soi quelqu’un dont un ennemi veut la mort. C’est ce que firent, au XXe siècle, l’ensemble des femmes et des hommes qui abritèrent des Juifs pour leur épargner les camps de la mort. Mais pour Kant, qui écrit D’un prétendu droit de mentir par humanité en réponse à Constant, cela n’est pas défendable. Même si l’on sauve une vie – ce qui reste d’ailleurs à prouver –, on porte atteinte, nous dit Kant, à l’humanité tout entière puisqu’on remet en cause la fiabilité de l’honnêteté, des contrats, et finalement de tout ce qui fait société. L’argument kantien ne convainc guère, mais il a le mérite d’être cohérent avec le formalisme de son auteur. Au fond, donc, Kant suggérerait probablement que les intuitions ne devraient pas avoir droit de cité en philosophie morale ; qu’imaginer un impératif catégorique relatif serait une contradiction dans les termes ; et que dès lors, même si les conséquences peuvent paraître contre-intuitives, il convient de respecter sans exception la loi morale.

Fait intéressant, l’argumentation du philosophe allemand en appelle çà et là aux conséquences. Certes, la ratio essendi du respect inflexible est purement rationnelle, et réside dans le formalisme ; mais sa ratio cognoscendi, pour ainsi dire, met en jeu les résultats de l’action morale : remise en cause de la société de la confiance, risque juridique pour le menteur, etc. Cela montre à tout le moins qu’il n’est jamais possible, en fait, de se séparer complètement du monde et des effets de nos actions. Dans la même veine, il a souvent été reproché à la “morale de Kant”, si tant est que cette expression ait un sens, son absence d’efficacité. Puisque c’est l’intention qui est bonne, et non l’agent ou le résultat, on peut imaginer que l’intention soit sans cesse humiliée par la réalité sans pour autant remettre jamais en cause le caractère moral de l’action. Dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant le soutient sans détour :

Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l’avare dotation d’une nature marâtre, cette [bonne] volonté serait complètement dépourvue de pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors même que dans son plus grand effort elle ne réussirait à rien ; alors même qu’il ne resterait que la bonne volonté toute seule […], elle n’en brillerait pas moins, ainsi qu’un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière.8

C’est Charles Péguy qui a probablement forgé la formule la plus cruelle pour discréditer, sur cette base, l’éthique kantienne : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »9

Le conséquentialisme n’est pas en reste : contre lui également, on a forgé des expériences de pensée qui tendent à exhiber ses aspects contre-intuitifs. Supposons par exemple qu’un viol a été commis par un noir, mais qu’on ne connaisse pas précisément l’identité du coupable – l’exemple est de McCloskey10. La foule manifeste sa colère, et la situation menace de dégénérer en conflits inter-ethniques sanglants, alors même que le shérif n’a aucun indice lui permettant de remonter la piste du violeur. Il décide alors d’accuser un noir au hasard, de lui faire porter le chapeau et, ainsi, d’apaiser la colère de la foule en lui offrant un coupable idéal. Bien sûr, nous trouvons cela choquant, car le coupable ainsi désigné n’est responsable de rien et subit de plein fouet l’arbitraire. Pourtant, le conséquentialiste peut défendre ce choix, en arguant que le sacrifice d’une vie a permis d’en épargner de nombreuses autres, qui auraient été enlevées au cours des scènes de guérilla urbaine.

D’autres expériences de pensée sont plus précisément dirigées contre l’utilitarisme, c’est-à-dire une forme hédoniste de conséquentialisme, qui cherche à maximiser les plaisirs. Dans son ouvrage Anarchie, État et utopie11, Robert Nozick note que, si l’objectif de l’utilitarisme est seulement de maximiser les plaisirs, alors un individu dont le cerveau serait connecté à une machine à plaisir, qui lui donnerait le sentiment d’être heureux sans expérience réelle, suffirait. Une réalité simulée et procurant plus de plaisirs serait préférable à la réalité quotidienne. Nous avons des raisons de résister à cette thèse et, s’il en est ainsi, cela signifie que nous ne pouvons pas nous contenter de maximiser seulement les plaisirs, mais que d’autres biens doivent entrer en ligne de compte.

On pourrait imaginer alors se tourner vers les éthiques de la vertu. C’est même précisément sur les ruines des éthiques impératives qu’Elizabeth Anscombe a remis au goût du jour les vertus12, comme j’en parlais tout à l’heure. Le retour aux Grecs coïncide largement avec une remise en cause, qui n’est pas totalement dénuée de sens, d’un rationalisme étriqué hérité des Lumières. L’éthique des vertus, si tant est qu’elle soit réellement une théorie morale, n’est toutefois pas exempte de critiques, elle aussi.

J’ai d’abord dit « si tant est qu’elle soit une théorie », car il est permis d’en douter. La cible de bon nombre de philosophes qui cherchent à revitaliser les vertus, c’est l’idée même qu’une théorie morale en général est possible : ce qui est bon pour certains, à certains moments, ne l’est pas forcément pour d’autres à d’autres instants. Dans cette perspective, que l’on appelle particulariste, la connaissance morale n’est pas conceptuelle ou propositionnelle. On ne peut pas en faire la théorie. On parle donc également d’anti-théorie. Ainsi, selon la fameuse distinction de Ryle13, l’éthique serait un savoir-faire, un knowledge how, et non un savoir que, un knowledge that. On serait juste, courageux ou généreux comme l’on sait faire du vélo ou un gâteau au chocolat, et cela ne dépendrait d’aucun contenu propositionnel. La morale ne serait pas affaire de principes ou de justifications, mais d’éducation, ou encore d’une imagination empathique. Cela n’est guère satisfaisant, car non seulement avons-nous envie de parler et de débattre des conduites à tenir, mais encore cela nous semble-t-il nécessaire. En réalité, les défenseurs de l’anti-théorie manquent la distinction conceptuelle entre le contexte de découverte et le contexte de justification, comme le propose Ruwen Ogien14 : certes, nos sentiments, notre éducation, notre vie mentale et sociale au sens large peuvent nous permettre de prendre conscience de certaines valeurs ou de certaines normes, mais cela ne nous permet guère de les justifier, et de confronter ces normes ou ces valeurs, lorsqu’elles deviennent contradictoires, au sein d’une analyse rationnelle.

Rien n’indique forcément que toute éthique des vertus soit particulariste dans ce sens, mais en se focalisant sur le sujet et en délaissant l’argumentation rationnelle, le risque de sombrer dans l’anti-théorie guette. Si l’on accepte cependant que l’éthique des vertus est une théorie à part entière, elle n’en demeure pas moins problématique15. On peut imaginer qu’il faut énormément de courage pour s’élancer sur un champ de bataille et y risquer sa vie, mais n’aurait-il pas été préférable que les soldats du IIIe Reich manquent justement de courage ? Plus prosaïquement, comme nous l’avions déjà entrevu, la générosité nous conduit à donner de l’argent aux plus démunis, sans nous préoccuper de ce qu’il en fera. Il pourra s’acheter à manger, au mieux des cas, mais aussi de l’alcool et s’enfermer dans la dépendance ou, à la limite, utiliser cet argent pour commettre un crime. Rien n’indique avec évidence que les vertus sont en elles-mêmes bonnes.

L’expérience morale

Où que l’on porte notre regard, donc, on trouve plus d’impasses que de solutions, et le pluralisme éthique témoigne davantage de l’inadéquation de toutes les théories prises individuellement, que de la force de l’une qui viendrait écraser toutes les autres. Pourtant, toutes semblent receler une part de la vérité, et traduire une facette de notre expérience morale ordinaire. Nous voulons certes prendre soin des conséquences, mais pas à tous les prix, et la dignité de la personne humaine ne semble pas pouvoir être mise en balance. À l’inverse, les devoirs généraux qui s’imposent à nous, et qui garantissent en partie la solidarité de la société, ne peuvent être absolus sans générer quelque absurdité. Enfin, la perfection de soi nous apparaît souhaitable, mais elle ne paraît pas suffire à dire ce que l’on doit faire et ce que l’on doit éviter. Cela suggère donc qu’il s’agit moins de trancher entre différentes théories morales rivales que de transformer notre conception de la morale elle-même pour embrasser cette diversité. Refuser de conférer à ses propres croyances et à ses jugements la valeur de vérités éternelles et absolues, sans pour autant sombrer dans un relativisme complet pour lequel tout se vaudrait : voilà le défi de la philosophie contemporaine, qui prend une acuité toute particulière en éthique.

Dans l’introduction de son ouvrage sur L’idée de justice, l’économiste et philosophe Amartya Sen livre un exemple frappant16 : trois enfants, Anne, Bob et Carla, se disputent une flûte. La première prétend que c’est à elle qu’elle revient car elle est la seule des trois à savoir en jouer. Bob, quant à lui, argue de sa pauvreté : il n’a aucun jouet, alors qu’Anne et Carla ont déjà d’autres instruments avec lesquels ils peuvent s’amuser. Carla, enfin, rappelle que c’est elle qui a fabriqué cette flûte des mois durant. Si chaque argument pris isolément apparaît acceptable, il n’y a qu’une flûte, et quel que soit le choix opéré, il demeurera imparfait. Sen appelle cette coexistence de valeurs et de normes, souvent contradictoires, la « pluralité des raisons » :

Les raisons peuvent parfois rivaliser entre elles, tenter de nous orienter dans un sens ou dans un autre lors d’une estimation particulière, et, quand elles produisent des jugements contradictoires, on a bien du mal à déterminer quelles conclusions crédibles on peut tirer après avoir pesé tous les arguments.17

La théorie se déplace alors vers la tentative d’agréger ces différents points de vue, ces différentes valeurs contradictoires, ce qui passe pour Sen par le développement de la délibération collective, c’est-à-dire de la démocratie. Deux éléments méritent d’être notés dans le sillage de Sen : en premier lieu, il faut tenir compte de la pluralité des raisons morales, sans chercher à simplifier artificiellement le problème en se focalisant sur une phase seulement de l’expérience morale ; ensuite, il faut remarquer que la délibération morale est moins affaire de discrimination du bien et du mal que de hiérarchisation de différents biens concurrents.

Les vertus, les devoirs et les conséquences sont des moments de l’expérience morale, puisque comme nous l’avons vu toute action implique un agent, qui a ses dispositions et ses caractères ; un objet de l’action qui va en subir les conséquences ; et une intention qui est précisément ce que cherche à réaliser l’agent. L’erreur des théories dont nous parlions, c’est de sélectionner l’une de ces facettes de l’action et de réduire toute moralité à elle – l’éthique des vertus ne voit que l’agent, le conséquentialisme que le patient, et le déontologisme que l’intention. Ce qui n’est, dans la morale ordinaire, qu’un épisode de l’expérience morale, devient dans le cadres de ces théories revêtues d’œillères un absolu garantissant la moralité de l’expérience elle-même.

Il y a fort à parier cependant que la définition d’un bien transcendant ne sera pas d’un grand secours pour résoudre les problèmes de valeurs que nous rencontrons dans ce monde. Comme l’écrit Sen : « Si nous essayons de choisir entre un Picasso et un Dali, rien ne sert de renvoyer au fait que le tableau idéal est La Joconde »18. En s’attachant à définir l’idéal de la moralité, l’ensemble de nos théories semblent manquer leur cible, ou plutôt : elles s’avèrent inutiles pour résoudre nos problèmes éthiques concrets. Tant qu’on les juge comme transcendantes, ces théories n’éclairent pas l’expérience morale.

Pire : elles l’obscurcissent. La définition une fois pour toutes des valeurs, dans le cadre de ces théories transcendantales de l’éthique, empêche tout mouvement, tout progrès, et toute discussion. L’éthique devient alors dogmatique et se heurte souvent à l’expérience ordinaire, parce que l’expérience ordinaire est changeante, précaire et contingente. Une morale de la perfection est une morale d’un autre monde, qui peine à avoir réellement prises sur ce monde-ci. Si l’on veut réellement penser une morale qui soit utile et nous parle de notre existence, il faut accepter qu’elle embrasse la précarité de la réalité elle-même. Si les valeurs existent à même le monde, elles ne peuvent pas être absolues. Les constats de Sen esquissent donc un projet de naturalisation des valeurs et de l’éthique, qui a été mené par anticipation au sein de l’œuvre de John Dewey. Pour le philosophe pragmatiste américain, l’éthique ne doit plus proposer un critère ultime et unique qui permettrait de décréter a priori les conduites bonnes et mauvaises, mais indiquer au contraire des méthodes qui permettent, dans chaque conflit de valeurs concret, de rendre les choix plus intelligents.

La première étape consiste à redéfinir les valeurs pour qu’elles ne soient plus transcendantes, mais naturelles. Une valeur, très simplement, c’est une chose à laquelle on tient ; une chose qui a de la valeur. Être une valeur n’est donc pas une propriété antécédente de la chose, ni une chose en soi, mais une qualité qui naît dans l’interaction entre nous-mêmes et cette chose. Au commencement de toute valeur, il doit donc y avoir une forme de satisfaction. John Dewey pointe cependant la différence entre « ce qui nous satisfait et ce qui est susceptible de nous satisfaire, le désiré et le désirable, ce qui procure une satisfaction (satisfying) et ce qui est satisfaisant (satisfactory) »19. Pour que la satisfaction ait de la valeur, il faut qu’on puisse comprendre d’où elle vient, ce qui implique une enquête intellectuelle. Si l’on fait le lien entre la nourriture et le plaisir de manger, alors la nourriture peut constituer les tréfonds d’une valeur.

Dès lors que l’on comprend l’objet d’une satisfaction quelconque, il peut devenir un but : il peut être un objectif qui va polariser nos comportements et nos actions. Lorsqu’on prend conscience d’une fin et des moyens de réaliser cette fin, peut naître un désir. On agit avec l’objet de la satisfaction comme but, et on attribue de la valeur à cet objet. Nous le valuons. La valeur des objets dépend des situations, et elle n’est pas donnée de façon transcendante ; la valeur d’une pomme dépendra de mon état de faim.

Tout ce que nous apprécions n’est cependant pas forcément digne d’être apprécié. Les plaisirs immédiats de l’alcool ou du chocolat, lorsqu’ils ne sont pas soumis à une discipline, peuvent dégénérer en maux sévères et remettre en cause notre santé, à laquelle on attribue sans doute plus de valeur qu’à notre plaisir gustatif. L’enquête morale commence précisément lorsque les biens identifiés entrent en conflit, et comme Sen, Dewey remarque que « [la] plupart des conflits d’importance opposent, non pas le bien et le mal, mais des choses qui sont ou ont été satisfaisantes »20. S’interroger sur la valeur de nos valeurs, dans une situation donnée ; pondérer les différents biens pour chercher à les hiérarchiser selon les circonstances, Dewey nomme cela évaluer. Alors que la valuation avait un caractère immédiat, l’évaluation constitue proprement le lieu de la réflexion éthique. Des biens qui nous paraissaient, simplement valués, comme importants, pourront s’avérer mineurs une fois évalués, et réciproquement.

Tout l’enjeu de la philosophie morale, c’est alors de devenir une discipline de l’évaluation des valeurs dans des situations données. Et les théories rationnelles absolues, que nous avions évacuées par la porte, peuvent être réintroduites par la fenêtre, comme autant de manières de poser le problème et de diversifier notre jugement moral. Il n’est plus question de souscrire à la morale de Kant, à celle de Bentham ou à celle d’Aristote, car toutes reposent sur la définition illusoire d’un bien absolu ; mais il est plus utile que jamais de porter un regard aristotélicien, benthamien ou kantien sur nos questions pratiques, pour exhumer des conséquences jusqu’alors insoupçonnées de nos valeurs, et permettre de délibérer sur les conflits qui les opposent. Ces édifices théoriques cessent d’être l’architecture d’une vérité morale absolue, pour servir désormais à éclairer l’expérience morale. Un journaliste québécois a dit un jour : « Les chiffres sont aux analystes ce que les lampadaires sont aux ivrognes : ils fournissent bien plus un appui qu’un éclairage. » Longtemps, les théories morales traditionnelles ont été, pour les penseurs, comme ces lampadaires pour les ivrognes ; l’enjeu, désormais, c’est qu’elles éclairent réellement l’expérience ordinaire.

Lorsque nous sommes confrontés à un bien que nous voulons préserver ou promouvoir, à une souffrance qu’il nous apparaît primordial d’éviter à soi ou à autrui, ou encore à une injustice criante qui nous met hors de nous, notre expérience prend une coloration éthique. Lorsque plusieurs valeurs s’opposent, qu’il devient nécessaire de réfléchir et de hiérarchiser ces biens pour solder la tension, comme dans l’exemple de Sen, notre expérience est plus éthique que jamais. Évaluer la valeur des valeurs qu’on value, voilà la tâche essentielle de la philosophie morale. Elle n’implique pas qu’on dévalue certaines valeurs comme autant d’idoles à faire tomber, ni que l’on en consacre une jusqu’à l’élever dans une sphère au-delà de l’existence. Au contraire, elle implique que l’on prenne la pluralité des biens au sérieux, et que l’on se serve des réflexions traditionnelles, non pour discréditer, mais pour éclairer une situation toujours instable et précaire.

L’absence de norme absolue et unique n’est pas une faille de la pensée éthique, comme le suggérait Anscombe. Au contraire, c’est son mode de vie naturel. Cet état où les valeurs ne sont pas données, mais à faire par la discussion, et où donc aucune valeur n’est a priori interdite, Jean-Marie Guyau le qualifie d’anomique :

… ce qui est de l’ordre des faits n’est point universel, et ce qui est universel est une hypothèse spéculative. Il en résulte que l’impératif, en tant qu’absolu et catégorique, disparaît des deux côtés. Nous acceptons pour notre propre compte cette disparition, et au lieu de regretter la variabilité morale qui en résulte dans de certaines limites, nous la considérons au contraire comme la caractéristique de la morale future ; celle-ci, sur divers points, ne sera pas seulement αὐτὁνομος, mais ἅνομος.21

Dans un tel régime, la quête du philosophe ne s’interrompt jamais. Jamais ne trouvera-t-il un principe, une loi, une valeur suprême à partir desquels déployer la morale une fois pour toutes. Cependant, la possibilité d’avancer demeurera toujours aménagée, et des solutions partielles mais satisfaisantes pourront sans cesse être trouvées. À l’immobilisme du sceptique qui, devant le pluralisme, a le sentiment que l’humanité piétine, et à la certitude du dogmatique qui s’imagine qu’elle est déjà arrivée, Guyau oppose la marche d’un philosophe guéri des absolus : « il y a un milieu entre ces deux hypothèses : il faut se dire que l’humanité est en marche et marcher soi-même »22. Et pour marcher, il faut faire droit à l’ensemble des moments de l’expérience morale : au caractère de l’agent, qui n’est pas tout mais n’est pas rien ; à l’intention qu’il nourrit, qui ne résume par l’action mais en dit quelque chose ; aux conséquences de l’acte, qui dépassent largement le sujet mais ne sauraient être négligées. Ces trois facteurs indépendants de la morale, comme les a appelés Dewey dans une conférence devant la société française de philosophie23, nous importent tous. Ils ne disent pas précisément ce qui est moral, mais ils disent quelque chose de la morale, et cela suffit à orienter la vie. Je laisse les derniers mots à Guyau :

Nous sommes comme sur le Léviathan dont une vague avait arraché le gouvernail et un coup de vent brisé le mât. Il était perdu dans l’océan, de même que notre terre dans l’espace. Il alla ainsi au hasard, poussé par la tempête, comme une grande épave portant des hommes ; il arriva pourtant. Peut-être notre terre, peut-être l’humanité arriveront-elles aussi à un but ignoré qu’elles se seront créé à elles-mêmes. Nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous ; le gouvernail est brisé depuis longtemps ou plutôt il n’y en a jamais eu, il est à faire : c’est une grande tâche, et c’est notre tâche.24

  1. Aristote, Éthique à Nicomaque, J. Tricot (trad.), Paris, Vrin, 1990, p. 1106b35. []
  2. R. Ogien et C. Tappolet, Les concepts de l’éthique : faut-il être conséquentialiste ?, Paris, Hermann, 2008, p. 148. []
  3. I. Kant, Critique de la raison pratique, J.-P. Fussler (trad.), Paris, Flammarion, 2003, p. [54]. []
  4. R. Ogien et C. Tappolet, Les concepts de l’éthique, op. cit., p. 143. []
  5. J. Bentham, « A fragment on government », dans J. Bowring (éd.), The Works of Jeremy Bentham, Edinburgh, William Tait, 1838, vol. 1/11, p. 227. []
  6. R. Ogien et C. Tappolet, Les concepts de l’éthique, op. cit., p. 133. []
  7. Les exemples sont tirés de : R. Ogien et C. Tappolet, Les concepts de l’éthique, op. cit. []
  8. I. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, P. Bonet (éd.), V. Delbos (trad.), Paris, Nathan, 2006, p. 29-30. []
  9. C. Péguy, Œuvres complètes de Charles Péguy, Paris, Nouvelle Revue Française, 1916, vol. 4, p. 496. []
  10. H. J. McCloskey, « An Examination of Restricted Utilitarianism », The Philosophical Review, vol. 66, no 4, octobre 1957, p. 468-469. []
  11. R. Nozick, Anarchy, State, and Utopia, New York, Basic Books, 1974, p. 42-45. []
  12. G. E. M. Anscombe, « Modern Moral Philosophy », Philosophy, vol. 33, no 124, janvier 1958, p. 1-19. []
  13. G. Ryle, « Knowing How and Knowing That: The Presidential Address », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 46, no 1, 1946, p. 1-16. []
  14. M. Canto-Sperber et R. Ogien, La philosophie morale, Paris, Presses universitaires de France, 2017, p. 95. []
  15. Les arguments suivants s’inspirent de : R. Ogien, L’éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007, p. 67. []
  16. A. Sen, L’idée de justice, P. Chemla et É. Laurent (trad.), Paris, Flammarion, 2012, p. 38-41. []
  17. Ibid., p. 468. []
  18. Ibid., p. 41. []
  19. J. Dewey, La quête de certitude : une étude de la relation entre connaissance et action, P. Savidan (trad.), Paris, Gallimard, 2014, p. 276. []
  20. Ibid., p. 282. []
  21. J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, Payot, 2012, préface. []
  22. Id., conclusion. []
  23. J. Dewey, « Three Independent Factors in Morals », J. A. Boydston (trad.), Educational Theory, vol. 16, no 3, juillet 1966, p. 197-209. []
  24. J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, op. cit., conclusion. []