Justice par-delà l’espèce,
petit essai d’éthique animale

En mémoire de Sammy,
À Loki et Ponpon,
Regards consolateurs…

Il y a chaque jour des animaux qui meurent et qui souffrent injustement, et pourtant nous nous en accommodons, bercés par ce mensonge universel : l’homme est un animal exceptionnel qui a des droits sur l’ensemble de la Création, et tient une place à part au sein de la totalité du vivant. Ce préjugé a pour lui la force tenace de la tradition et, s’il perdure, c’est à la fois parce que les voix qui s’élèvent aujourd’hui contre lui sont trop peu entendues, en particulier par le monde ancien, et parce que le renversement de ce paradigme exceptionnaliste aurait un retentissement sans égal dans l’histoire de l’humanité, remettant en cause nombre de nos certitudes et de nos conforts. Nous ne pouvons donc pas dire que nous ignorons la souffrance animale ; de plus en plus, elle remplit les journaux. En réalité, nous ne voulons pas la voir, car nous estimons n’avoir à prendre en compte que la souffrance et les intérêts des êtres humains. Notre considération éthique s’arrête là où l’humanité prend fin – toute personne, semble-t-il, est forcément humaine et la justice, se dit-on, n’est que l’affaire des hommes.

Le tram végan : une critique

Les choix auxquels nous devons faire face dans la vie courante sont souvent ambivalents, qu’il s’agisse de mener une guerre pour se défendre d’un agresseur, ou de tester des molécules sur des êtres sensibles afin de mettre au point un médicament à même de préserver des millions d’autres vies. Ils ont des conséquences néfastes en même temps que positives : la guerre va mettre en péril des populations innocentes, mais elle est nécessaire pour en sauver d’autres ; et les essais cliniques vont faire souffrir animaux ou humains, même s’ils épargneront à terme souffrances et morts à d’autres. L’action bonne se présente rarement dans sa pureté, sans mélange ; souvent, il faut accepter de mauvais effets pour atteindre un but que l’on estime meilleur. Dès lors, comment distinguer une concession acceptable d’une autre qui ne le serait pas ? Peut-on tuer légitimement l’homme qui menace notre vie ? À quelles conditions ?

Que nous sert-il de vivre ?

« Pour connaître et juger la vie, il n’est même pas besoin d’avoir beaucoup vécu,
il suffit d’avoir beaucoup souffert. »
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

L’humanité s’est longtemps imaginée comme embarquée sur un navire dont le gouvernail ballottait. Au fil de sa longue histoire, elle s’est fixée bien des caps, et a souvent cru voguer vers d’autres vies, guidée par maints soleils – elle croyait aux cieux ou aux utopies, à la vérité ou à la raison. Elle a même cru à l’amour. Mais depuis bien longtemps, la tempête a ravagé l’embarcation : il ne reste désormais plus que quelques radeaux, emportés çà et là par la course des mers ; des débris dispersés et des humains en déshérence. Que savons-nous du monde où nous sommes projetés ? À quels fétus de paille pouvons-nous nous raccrocher, nous qui sommes perdus au beau milieu de l’océan ?

Précarité du monde

Pour juger de l’existence, il faut bien la connaître, et d’abord embrasser ce qu’elle peut rassembler. Je crois opportun de définir ici la nature comme l’ensemble des choses dont on peut faire l’expérience. Ainsi perçue, elle est bien plus riche que les amas d’atomes fantasmés par les matérialistes ou les scientifiques les plus obtus : elle est faite d’objets et d’idées, de passions et de couleurs, d’étoiles et de sang, de logiciels et d’êtres humains, de vie et de pensées, et de bien d’autres choses encore. Elle n’a cependant rien d’un rêve. Son étoffe est tissée de choses qui sont telles qu’elles nous apparaissent – et, puisque nous faisons quotidiennement l’expérience du sang, des couleurs, de la pensée ou de la vie, ces choses existent telles qu’on les perçoit, sans distorsion, et sans nécessiter non plus d’appel à quelque réalité infinitésimale pour en rendre compte.

La question de la guerre

La situation géopolitique du Proche-Orient est d’une inextricable complexité – et c’est pourtant ce qu’il faut comprendre pour saisir à la fois d’où provient le mal qui nous frappe, et commencer à s’interroger sur la manière de le guérir. Sans prétendre simplifier à l’excès un contexte qui ne s’y prête guère, j’aimerais livrer quelques clés pour éclairer les enjeux du monde qui vient. Comprendre la situation, cela passe d’abord par la réponse à cette simple question : qu’est-ce que l’État islamique ?

L’État islamique en Irak et au Levant (Islamic State of Iraq and the Levant, Isis) est un groupe terroriste dont l’influence s’étend principalement en Irak, où il a émergé courant 2006, et en Syrie. L’expansion d’Isis a été favorisée par un contexte local fortement déstabilisé, dû avant tout à l’intervention militaire américaine de 2003 en Irak, et à l’affaiblissement du gouvernement syrien suite aux soulèvements des printemps arabes. Fort des puits de pétrole sur lesquels il a mis la main en Syrie (qui représenteraient près de 40 % de ses revenus), et de la domination qu’il impose aux populations des territoires qu’il conquiert, lui permettant de lever des impôts et d’extorquer des fonds (plus de 10 % de ses revenus présumés), Isis bénéficie d’un flux économique d’importance qui lui permet de financer ses opérations – flux estimé à près de 3 milliards de dollars par an, l’équivalent du PIB de pays comme le Burundi ou les Maldives1. Contrairement aux États classiques, Isis peut consacrer la quasi-totalité de ses fonds à ses actions belliqueuses.

  1. Les données économiques mises en avant sont issues de :  « The Islamic State (IS) - How the World’s Richest Terrorist Organization Funds its Operations », thomsonreuters.com []

L’Amérique et la banalité du mal

« Abyssus abyssum invocat. » (Ps. 42.8)

Drapeau américain

Depuis le 11 septembre 2001, notre monde a changé. La chute du mur de Berlin, il y a vingt-cinq ans, portait la promesse de relations nouvelles, multipolaires. La fin de la guerre froide résonnait comme la fin de toutes les guerres, au moins à l’échelle de la planète. La mondialisation prenait alors son envol. Mais les rêves se sont effondrés dans le verre, la poussière et le sang, à l’orée du XXIe siècle, en plein cœur de Manhattan.

Depuis, nous vivons dans la peur. Peur que cet autre ne cache une bombe dans son sac, par exemple, parce qu’il lit le Coran. Peurs fantasmatiques dans des pays largement épargnés sur leurs sols, ou qui ont su les protéger. Peurs qui inspirent, pourtant, des lois sécuritaires qui marchandent nos libertés. Durant la décennie 2003-2013, le plan Vigipirate s’échelonnait sur cinq niveaux d’alerte : blanc, jaune, orange, rouge et écarlate. Après 2005, il n’est jamais descendu sous le rouge. L’état d’exception, motivé par le risque, est doucement devenu la norme. Depuis février dernier, et la mise en place d’un nouveau code à deux niveaux, le plan rouge d’hier est désormais la vigilance « normale ». Fini, le temps où les militaires ne hantaient pas nos gares et nos aéroports ; où nos déplacements n’étaient pas enregistrés dans leurs moindres détails par des caméras intelligentes ; où le web n’était pas menacé par un filtrage vain ou une surveillance toujours plus intrusive ; où les procédures pénales n’étaient pas contaminées par des régimes d’exception, conçus d’abord pour lutter contre le terrorisme, mais qui finissent souvent par déborder leur but ; où chaque valise perdue ne donnait pas lieu à un périmètre de sécurité destiné presque toujours à prévenir l’explosion… d’une garde-robe. Désormais, tout cela fait partie de la « posture permanente de sécurité » – tout cela est même entré dans les mœurs. On accepte la vidéosurveillance sous prétexte qu’on n’a rien à cacher, l’omniprésence militaire parce qu’elle nous sécurise. Dans leur chute, les deux tours ont aussi entraîné quelques-unes de nos valeurs. Nous les jugions si belles que tout fut sacrifié pour les défendre – tout, y compris une partie d’elles-mêmes.

Souvent, on ne mesure pas les conséquences de notre légèreté avec les libertés. Au lendemain du 11 septembre, le Patriot act et les interrogatoires musclés pouvaient sembler légitimes. Mais l’Amérique qui se regarde comme dans un miroir doit bien admettre ces jours-ci qu’elle a, à cet instant, transigé avec les valeurs qui la fondent ; qu’elle a perdu son âme, sans fracas. Sans même qu’elle ne s’en rende compte. Le rapport rendu public cette semaine1 est accablant : la CIA, avec l’aval de l’administration Bush, a détenu au moins 119 personnes en dehors de tout cadre juridique et au mépris des conventions internationales relatives aux droits humains. Elle les a torturées dans l’espoir d’obtenir des informations utiles à la lutte contre le terrorisme – et malgré la violence, « à aucun moment » les témoignages recueillis n’ont permis de contrecarrer une quelconque menace. L’un des prisonniers, au moins, a succombé à ces traitements. Un quart d’entre eux, au moins, était détenu « par erreur ». Voilà qui montre une fois encore la fragilité, toujours sous-estimée, de nos valeurs et de nos idéaux. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le Bill of Rights ne sont pas des garanties définitives contre l’horreur. Cet événement nous rappelle qu’au fond, il n’y a jamais de bonne raison de transiger avec eux.

On se demande souvent comment la Shoah fut possible. Comment des fonctionnaires, des dignitaires, des soldats nazis – et finalement tout un peuple, ont pu laisser faire, sinon commettre un tel crime. Et l’on se dit parfois que ces nazis devaient être des monstres, qui ne méritaient rien d’autre que l’anéantissement. Mais, quand on y songe : peut-on vraiment penser qu’il y avait, en Allemagne, près de soixante-dix millions de monstres ? Avec une assurance orgueilleuse, nous prétendons que nous aurions agi différemment, si nous avions été Allemands dans les années 30 – mais nous savons bien aussi, au fond de nous, que rien n’est moins sûr, et que les tourments de l’histoire entraînent parfois les hommes bien au-delà de leurs propres limites, lorsqu’ils se laissent aller. Cela se vérifie encore à notre époque. Nous abhorrons la torture et l’arbitraire. Pourtant, au lendemain des attentats de 2001, l’Amérique a laissé torturer et traiter hors du droit des prisonniers de guerre, parmi lesquels des innocents. Ironie de l’histoire, c’est la patrie où Arendt trouva refuge qui illustre à l’orée de ce siècle la banalité du mal. Ce qui caractérisait Eichmann, remarque Hannah Arendt dans La Vie de l’esprit, « ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée ». C’est cette absence de pensée, dont l’abandon des valeurs n’est finalement qu’un avatar, qui autorise le mal. Las, les voix indignées par les dérives sécuritaires ne sont plus entendues à notre époque. L’opinion publique admet bien des reniements. Après tout, comme on l’entend souvent, ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont pas à s’en faire – n’ont même pas à s’y intéresser. Même pas à y penser, en somme.

Nos nations sont fortes. Elles ne se laisseront pas abattre par le fanatisme ou la haine. Cependant, cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas perdre la guerre, car il y a des défaites bien pires que les déroutes militaires. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit : « Que celui qui lutte avec des monstres veille à ce que cela ne le transforme pas en monstre. Et si tu regardes longtemps au fond d’un abîme, l’abîme aussi regarde au fond de toi. » En reniant nos valeurs pour lutter mieux (du moins, le pensons-nous), nous ne vendons pas seulement notre âme, nous exauçons aussi le rêve des fanatiques. Abdiquer la liberté au nom de l’affrontement contre les ennemis de la liberté fait non-sens, finalement. C’est ainsi que gagnent les terroristes.

  1. Le rapport est disponible sur le site du New York Times : http://www.nytimes.com/interactive/2014/12/09/world/cia-torture-report-document.html?_r=0 []

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