Que nous sert-il de vivre ?

« Pour connaître et juger la vie, il n’est même pas besoin d’avoir beaucoup vécu,
il suffit d’avoir beaucoup souffert. »
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction

L’humanité s’est longtemps imaginée comme embarquée sur un navire dont le gouvernail ballottait. Au fil de sa longue histoire, elle s’est fixée bien des caps, et a souvent cru voguer vers d’autres vies, guidée par maints soleils – elle croyait aux cieux ou aux utopies, à la vérité ou à la raison. Elle a même cru à l’amour. Mais depuis bien longtemps, la tempête a ravagé l’embarcation : il ne reste désormais plus que quelques radeaux, emportés çà et là par la course des mers ; des débris dispersés et des humains en déshérence. Que savons-nous du monde où nous sommes projetés ? À quels fétus de paille pouvons-nous nous raccrocher, nous qui sommes perdus au beau milieu de l’océan ?

Précarité du monde

Pour juger de l’existence, il faut bien la connaître, et d’abord embrasser ce qu’elle peut rassembler. Je crois opportun de définir ici la nature comme l’ensemble des choses dont on peut faire l’expérience. Ainsi perçue, elle est bien plus riche que les amas d’atomes fantasmés par les matérialistes ou les scientifiques les plus obtus : elle est faite d’objets et d’idées, de passions et de couleurs, d’étoiles et de sang, de logiciels et d’êtres humains, de vie et de pensées, et de bien d’autres choses encore. Elle n’a cependant rien d’un rêve. Son étoffe est tissée de choses qui sont telles qu’elles nous apparaissent – et, puisque nous faisons quotidiennement l’expérience du sang, des couleurs, de la pensée ou de la vie, ces choses existent telles qu’on les perçoit, sans distorsion, et sans nécessiter non plus d’appel à quelque réalité infinitésimale pour en rendre compte.

Les choses surnaturelles sont, a contrario, celles dont l’expérience est à jamais déçue. Elles sont absolues, au sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire séparées, détachées de l’expérience. On ne fait jamais l’expérience d’un dieu ou d’un principe en tant que tels, mais seulement comme des idées esquissées afin d’expliquer le monde. De même, pour qui suppose que la perception n’est que l’apparence d’une réalité sous-jacente, cette dernière, puisqu’elle échappe définitivement à toute saisie par l’expérience, est surnaturelle.

Je crois qu’en entendant les termes ainsi qu’on se le propose, « la nature, avec les êtres qui la composent, épuise toute l’existence »1. Car en effet les choses surnaturelles, puisqu’elles n’ont aucune incidence empirique, laissent la nature identique qu’elles existent ou n’existent pas. Elles sont superflues, et se trouvent balayées par la parcimonie la plus élémentaire ; elles ne sont par ailleurs d’aucun secours, et postuler leur existence n’a dès lors plus aucun sens. Peirce écrit quelque part :

Mais si l’on nous demandait s’il n’y a pas certaines réalités qui existent, qui sont entièrement indépendantes de la pensée, je demanderais à mon tour : qu’entend-on au juste par une telle expression et que peut-on vouloir dire par elle ? Quelle idée peut s’attacher à ce dont il n’y a aucune idée ? Car s’il existe une idée d’une telle réalité, c’est l’objet de cette idée dont nous parlons, lequel n’est pas indépendant de la pensée. Il est clair que l’esprit n’a absolument pas le pouvoir d’avoir une idée de quelque chose d’entièrement indépendant de la pensée – il devrait pour cela s’extraire de lui-même ; et comme il n’y a aucune idée de ce genre, il n’y a absolument aucune signification dans l’expression.2

Toute expérience, cependant, altère son objet, tant et si bien que tout ce qui existe est soumis au devenir. On a pu croire, jadis, que l’observation était passive, parce que l’altération elle-même était négligeable : l’effet des quelques photons qui rebondissent sur un corps céleste et l’offrent à notre vue est somme toute bien dérisoire. Mais il n’est pas nul. À l’orée du siècle dernier, on a bien dû se résoudre à admettre que l’observation modifie l’observé : affiner la connaissance de la vitesse d’une particule rend par exemple moins précise la détermination de sa position, et réciproquement3.

Pour qu’une chose existe, il faut qu’on puisse en faire l’expérience ; or expériencer une chose, c’est l’altérer4. Tout ce qui existe s’avère ainsi précaire. C’est ce que nous confirme l’expérience la plus triviale, puisque « jusqu’aux rochers tout se change en poussière »5. La vie même finit par s’éteindre, comme les plus belles œuvres humaines connaissent enfin la ruine. La beauté est toujours fugace car la règle, au sein de l’univers, c’est le froid intersidéral. À l’abri des conquêtes de notre civilisation, nourris et choyés, soignés et divertis, au moins pour les plus chanceux d’entre nous, nous avons oublié cette évidence toute animale : « L’homme a peur parce que le monde est un monde épouvantable et terrible. Le monde est précaire et périlleux. »6 Il n’y a rien d’éternel au sein de l’expérience : tout passe, les arbres comme les astres, les peines non moins que les joies. Héraclite nous enseignait déjà que « le soleil est chaque jour nouveau »7 et qu’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »8. Tout ce qui se rencontre dans la nature a un début et une fin. « Toute existence est un événement. »9

La nature, ou l’expérience, car ces deux mots sont finalement l’avers et le revers d’une même réalité, est donc une unité connexe et sans débord. En son sein, tout peut être relié en droit par un arc expérimental, et cette totalisation se suffit à elle-même. N’importe quel élément qui lui serait extérieur serait sans incidence sur elle, et n’existerait donc pas. Mais toute chose naturelle, précisément parce qu’elle est en interaction avec les autres choses et n’est pas détachée de la nature, se trouve altérée sans cesse, et toujours menacée de changement. Rien d’extérieur à la nature ne saurait la réguler, et il ne peut y avoir en elle de repos ou de point fixe. La nature n’est pas κόσμος (cosmos), mais χάος (chaos)10.

Nos rêves évanouis

Méprisant la précarité, on a longtemps cru pouvoir élaborer des refuges au sein du flux de l’expérience. On s’est mis en quête de certitudes, et on a bâti la logique, les mathématiques, les sciences ou les religions. On a rêvé des repos au sein du tumulte du monde, mais ces rêves aussi sont désormais en morceaux. Tout repos est un absolu ; et il n’existe pas d’absolu. Pourtant, depuis qu’il est en mesure de s’interroger sur son existence, l’humain aspire à la quiétude des certitudes11. Dans le Théétète, Platon ne nous invite-t-il pas à « être semblable à Dieu »12 – ce qui ne signifie pas être tout puissant, mais bien parfait et éternel ? Et dans son De Anima, Aristote ne fait-il pas de la reproduction la manière imparfaite, mais toute animale, de « participer à l’éternel et au divin », lorsqu’il écrit qu’elle permet à l’individu de demeurer « non pas lui-même, mais semblable à lui-même, non pas numériquement un, mais spécifiquement un »13 ? L’existence est une mer agitée au sein de laquelle tous ambitionnent une planche de salut.

Mais peu de nos contemporains croient encore qu’il y ait quelque chose comme un Dieu. Chemin faisant, nous avons bien dû nous résoudre à admettre que l’homme est un animal comme les autres, sans place privilégiée dans un monde qui n’est plus réduit aux systèmes planétaires des siècles révolus. Dans ces conditions, les textes sacrés et les dieux paraissent bien trop locaux pour receler encore une once de vérité. Les monothéismes ont fait leur temps. On peut encore se rassurer sur l’au-delà, mais au fond, plus grand monde ne se risquerait à expliquer la nature à partir de ses dogmes. Le temps où l’Église brûlait les hérétiques est bien loin, désormais, et elle doit bien accepter aujourd’hui que les questions de faits échappent à la doctrine de la foi, comme le soutenait déjà saint Jean-Paul II en octobre 1992 à propos de l’affaire Galilée : « La majorité des théologiens ne percevaient pas la distinction formelle entre l’Écriture sainte et son interprétation, ce qui les conduisit à transposer indûment dans le domaine de la doctrine de la foi une question de fait relevant de l’investigation scientifique. »14

Pour autant, on aurait tort d’estimer que la science nous soit d’un quelconque secours pour comprendre l’existence. En définitive, elle est un bon instrument, mais ne nous informe guère sur la nature des choses. A-t-on jamais eu de certitude scientifique positive ? Il y a une asymétrie fondamentale à propos de tout énoncé concernant la nature : sa vérité est toujours en suspens, incertaine, car même ce qu’on appelle des « lois de la nature » ne sont en fin de compte que des hypothèses à son propos ; seule sa fausseté peut valoir certitude15. Le destin de toute théorie scientifique est d’être contredite par l’expérience, tôt ou tard, et c’est précisément ainsi que d’autres théories plus riches pourront s’élaborer – mais elles n’échapperont jamais à cette loi d’airain de la connaissance qu’elles finiront aussi par être démenties. On admet souvent ce point, on tolère que la connaissance physique ou biologique soit révisable précisément parce qu’elle est expérimentale. Mais bien souvent, c’est pour mieux se réfugier derrière ces connaissances plus absolues que nous paraissent être les mathématiques et la logique.

Les mathématiques elles-mêmes doivent bien être certaines, se dit-on ; mais sur quoi se fondent-elles ? De la crise qu’elles ont traversé durant le XXe siècle, elles sont ressorties plus ou moins formalisées et unifiées par le truchement de la théorie des ensembles. Qu’est-ce cependant qu’un ensemble, et qu’est-ce qu’un élément ? Force est de constater, avec Quine, que les axiomes de la théorie des ensembles « ont moins de caractère obvies et certain à invoquer que la majorité des théorèmes mathématiques que nous en dérivons »16. Et quand bien même, ajoute Quine, « nous savons, depuis le travail de Gödel, qu’aucun système d’axiomes non contradictoire ne peut recouvrir les mathématiques »17. Quoiqu’on fasse, on ne parvient jamais à enraciner les mathématiques sur une certitude apodictique – et même la logique, sur laquelle on a longtemps fantasmé cette impossible fondation, n’est pas étrangère à la suspicion. La logique et les mathématiques ne sont pas moins des sciences empiriques que la physique ou la biologie. En tant que telles, leurs résultats sont tout aussi révisables18. « Les mathématiques ne sont pas fondées de façon parfaitement logique », conclut le mathématicien Morris Kline dans un bel article de synthèse19 : « Leur prétention à la vérité a dû être abandonnée. »20

Au fond de tout cela, c’est la vérité qui est battue en brèche, et il nous faut bien accepter avec les pragmatistes qu’elle n’est rien qui se découvre, mais seulement quelque chose qui se fait. Si la vérité est la concordance de ce qu’on pense avec ce qui est, il faut qu’il existe quelque chose comme une réalité indépendante de ce qu’on pense, à quoi ces pensées puissent se conformer – mais une telle réalité, parce qu’elle échapperait à l’expérience et serait absolue, n’est plus possible lorsqu’on décide une fois pour toutes d’être un tant soit peu conséquent. Croire qu’il existe une vérité en soi, qui serait comme une propriété des choses, constitue probablement le dernier hoquet d’absolus qui obscurcissent encore notre vision du monde, et nous consolent aussi des affres de l’existence en nous berçant d’illusions. Lorsque la mer se creuse et que le ciel s’assombrit, les survivants du naufrage se raccrochent à ce qu’ils peuvent : un bout de mât ou des débris de bois, qui offrent un temps de repos et permettent au moins, dans le tumulte, de conserver la tête hors de l’eau. La certitude est le nom qu’on donne à ces adjuvants. Hélas pour nous, elle a tout d’un mirage. L’humanité lucide est comme condamnée à voir se dérober sous elle ces planches de salut, qu’on les appelle sciences, mathématiques, logique ou vérité.

Révolte ?

Face à tant d’humiliations, l’âme sursaute et blêmit. La vie est un état d’équilibre précaire que la mort finit toujours par solder, alors à quoi bon persévérer dans l’existence ? Camus n’a pas tort de placer la question du suicide au premier rang des problèmes philosophiques, et d’en faire finalement le seul vraiment sérieux, car une pensée un tant soit peu conséquente est forcée de sombrer tôt ou tard dans l’abîme21. Le philosophe connaît aussi ses soirs de lassitude et ses nuits de Gethsémani, quand la réalité l’accable tant qu’il se sent abandonné de tout et tous, comme le Christ à l’orée de la Passion. Et lorsqu’il s’en retourne vers ses rêves et ses espoirs, à l’instar de Jésus vers Pierre, Jacques et Jean, il ne les trouve qu’endormis. L’existence devient insupportable, intolérable. Et il a le choix d’y croire encore ou d’en partir. Cela dit, les jours succèdent aux nuits, au moins pour un temps. Le désespoir forcé par la lucidité ne nous tétanise que tant qu’on y succombe. L’âme peut se rebeller contre l’insensé et l’absurde.

Dans un monde définitivement dépourvu de sens, et sans répit ; dans un monde privé d’absolu, nous sommes démunis, mais libres. Ni la nature, ni quoi que ce soit hors d’elle ou en son sein, n’est légitime à nous dire quoi faire – et donc, tout est permis. Protagoras avait raison dès l’origine en affirmant que « l’homme est la mesure de toute chose »22. Au fil de l’existence, nous traversons des instants qui nous comblent de bonheur et d’autres dont nous souffrons, ce qui autorise l’esquisse d’un idéal : combien serait désirable un monde où les soupçons de joie seraient rendus mille fois plus présents, et où les malheurs seraient exorcisés autant qu’on peut ! Dès lors qu’on se fait cette idée, somme toute bien personnelle, on ne peut que vouloir son avènement, et s’atteler à la tâche de sa réalisation. De tels idéaux immanents nous sont propres, à chacun, ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse pas les partager. Ils sont nos choix et reflètent nos vies et nos désirs. La morale du futur « ne sera pas seulement αὐτόνομος, mais ἄνομος »23. À nous de vivre en artistes de nos propres existences.

La liberté a, cependant, ses côtés vertigineux qui peuvent décourager bien des êtres. Quand Bichat tente de définir la vie, au début des Recherches physiologiques sur la vie et la mort, il écrit fort justement que « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »24. La vie est un effort, une lutte que tous ne consentent pas à mener de front. Beaucoup préfèrent se laisser aller au réconfort du doux rêve, mais peut-on dire d’eux qu’ils vivent encore ? Refuser l’absurdité de la condition humaine, rendre le monde habitable par la raison ou la foi, c’est probablement déjà mourir un peu…

Il y a cependant, entre le découragement et l’illusion, un espace pour l’action. Dans un univers passablement absurde, peut-on dire en reprenant des mots qu’on prête à André Malraux, une chose n’est pas absurde : ce que l’on peut faire pour les autres. Le regard d’autrui est probablement la plus belle source de sens dans un monde qui n’en a plus. Il ne s’agit pas, cependant, de s’abriter derrière lui. Dans une lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, Descartes reconnaît qu’« il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier », mais ajoute-t-il cependant, « avec mesure et discrétion »25. Le sacrifice total de soi pour autrui, cet amour abstrait des hommes en général, qu’on nomme çà et là ἀγάπη (agapè), s’il était généralisé, n’aurait plus aucun sens, car il n’y aurait alors plus personne pour qui se sacrifier. À travers le prisme kantien de l’universalisation, un tel sacrifice est immoral et correspond à un don de soi sans mesure ni discrétion. S’il résout le problème de l’existence, c’est en liquidant le sujet torturé par l’absurde. Au contraire, ce à quoi nous invite le courage, c’est à lui faire face. L’amour général n’est rien qu’une religion ; n’est-il pas, d’ailleurs, l’amour des religions ?

L’amour dont j’entends qu’il puisse porter du sens, c’est toujours l’amour d’êtres singuliers qui nous implique nous-mêmes. C’est parce que j’aime autrui, et que je lui donne un sens dans ma vie, que l’amour peut seulement être vecteur de sens. Lorsqu’il m’aime en retour, autrui me confère un sens dans sa vie, et donne symétriquement un sens à ma vie. Tu m’aimes, donc je suis ; je t’aime, donc nous sommes. L’amitié n’est rien qu’une création humaine, mais par sa force, elle semble transcender l’existence et fait figure de fin en elle-même.  Le commerce des âmes qui s’installe ainsi est probablement ce que le monde a de plus beau à nous offrir. Dans l’espace laissé libre par la dissolution des absolus, je crois qu’il est le dernier but encore enviable, le but de toute une vie, comme le note Emerson dans un texte céleste :

Car maintenant, après tant de siècles d’expérience, que savons-nous de la nature, ou de nous-mêmes ? L’homme n’a pas fait un pas vers la solution du problème de sa destinée. Dans une folle condamnation gît tout entier l’univers des humains. Mais la sincérité si douce de la joie et de la paix que je retire de l’alliance avec l’âme de mon frère est la noix même dont toute la nature et toute la pensée ne sont que l’enveloppe et la coquille.26

Vivre, finalement, c’est vivre ensemble. Comme Achille et Patrocle, Montaigne et la Boétie, ou encore Épicure et ses disciples du Jardin. Cet amour électif est un ultime refuge, mais non l’un de ceux qu’on bâtit pour se voiler la face. Au contraire, il est une entente pour affronter ensemble l’insensé de la vie et faire advenir un monde où nos joies partagées seraient rendues mille fois plus présentes. Lorsque la chape de l’occupation s’abattit sur la France, et que « l’univers se brisa / sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent », Aragon trouva encore, comme un ultime refuge, « les yeux d’Elsa »27. « Faire disparaître une souffrance, c’est déjà une fin satisfaisante pour un être humain », écrit pour sa part Guyau, qui conclut :

Même dans le doute on peut aimer ; même dans la nuit intellectuelle qui nous empêche de poursuivre aucun but lointain, on peut tendre la main à celui qui pleure à vos pieds.28

Péroraison

L’année écoulée fût riche d’enseignements. J’ai découvert que, passé vingt ans, on pouvait encore avoir peur du noir. Craindre la nuit et la solitude qu’elle environne. Allumer la lumière pour calmer ses angoisses. J’ai appris que les maux se mêlent dans une même boue informe qui nous attire au sol. Qu’il n’y a plus vraiment de cause au malheur, sinon le malheur lui-même, qui s’entretient et se renforce sans secours. Même ce que nous pensions être la raison de notre détresse s’avère finalement, plutôt, un révélateur. Il y a ce mal, voilà tout. J’ai fait l’expérience qu’on pouvait échapper au sommeil malgré la plus grande des fatigues et, malgré la volonté, il n’est jamais possible d’évacuer les idées sombres de sa pensée sans y penser. J’ai trouvé aussi que l’autre pouvait changer le monde d’un sourire. D’une accolade. En quelques mots. Et par sa présence seule, conjurer à mille lieues cette boue qui nous étouffait.

Il y a des ombres sur la vie, et nous luttons contre à chaque instant. On parvient à les oublier parfois, voire à les dissiper pour un temps. Mais d’autres fois, ce sont elles qui gagnent. Dans cette lutte, nous chantons les batailles, les rois et les éléphants ; et l’amour29. Rien de tout cela ne vainc la nuit, évidemment, mais ce sont autant de victoires de la lumière, des petites forteresses que nous pensons imprenables, mais qui bientôt s’écroulent, elles aussi. Parfois, l’amour ne suffit pas30 – après tout, la nature des choses est étrangère à toute justice et se situe en-deçà du mal et du bien. Mais nous n’avons que ça pour toute richesse, si l’on veut bien regarder le monde en face. Et finalement, c’est la nuit qui gagne toujours, lorsque tout se tait à jamais. Nabokov écrit, dans Autres rivages : « Le berceau balance au-dessus d’un abîme, et le sens commun nous apprend que notre existence n’est que la brève lumière d’une fente entre deux éternités de ténèbres. » Dès lors, on peut rester tétanisé par le silence éternel des infinis qui bornent notre existence31, ou se focaliser sur la lumière en essayant de la rendre toujours plus étincelante. Cette dernière tâche est belle et vaine. Cela s’appelle vivre.

  1. Jean-Marie Guyau, L’irréligion de l’avenir : étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1887, p. 422 []
  2. Charles Sanders Peirce, « Projets pour un ouvrage de logique (extraits) », dans Pragmatisme et pragmaticisme, traduit par C. Tiercelin et P. Thibaud, Paris, les Éd. du Cerf, 2002, p. 183 []
  3. Il s’agit du fameux principe d’indétermination de Heisenberg, qui dit précisément que σp⋅σx ≥ ħ/2 avec σp et σx les écarts-types, respectivement, de l’impulsion et de la position, et ħ la constante de Planck réduite. Cf. Hermann Weyl, The theory of groups and quantum mechanics, Nachdr., Mineola, NY, Dover Publ, coll. « Dover books on mathematics », 2009, p. 76-77, et p. 74ss pour un exposé sommaire des conséquences métaphysiques de la mécanique quantique. []
  4. Dewey donne cet exemple en 1929, qui permet de bien saisir cet aspect : « Nous devrions tous, je le suppose, reconnaître que lorsque nous percevons un objet par le toucher, le contact introduit une légère modification dans la chose touchée. Ce changement, mineur lorsque l’on a affaire à des objets de grande taille, serait considérable pour un corps minuscule ou se déplaçant à grande vitesse. » []
  5. Alfred de Musset, La nuit d’août, 1836 – un poème qu’il faut lire et relire. []
  6. John Dewey, Expérience et nature, Paris, Gallimard, 2012, p. 70 []
  7. ὁ ἥλιος … καθάπερ ὁ Ἡράκλειτός φησι, νέος ἐφ’ ἡμέρῃ ἐστίν, DK B6 []
  8. ποταμοῖσι τοῖσιν αὐτοῖσιν ἐμβαίνουσιν ἕτερα καὶ ἕτερα ὕδατα ἐπιρρεῖ, DK B12 []
  9. John Dewey, Expérience et nature, p. 94 []
  10. En tant qu’unité autonome et dérégulée, on peut prétendre de la nature qu’elle est le seul absolu, ce qui revient à soutenir en des termes différents que la contingence est seule nécessité, et nous mène à une thèse semblable à celle que défend Quentin Meillassoux, quoique pour des raisons et sans doute avec des implications bien distinctes, dans : Quentin Meillassoux, Après la finitude : essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’ ordre philosophique », 2012. []
  11. Karl Jaspers a proposé de nommer « période axiale » le moment de l’histoire où l’humanité a commencé à s’interroger sur son destin, en s’appuyant sur un fait étonnant : ce questionnement a jailli à divers endroits de la planète a priori déconnectés les uns des autres et à un instant plus ou moins précis (la philosophie grecque, Zarathoustra, Confucius, etc.). Cette idée est probablement bien trop schématique, mais en s’appuyant sur elle, on pourrait tout de même penser que l’humanité, en atteignant un stade évolutif qui lui permettait d’être un peu moins acculée par les aléas de la nature, a eu l’opportunité (ou plutôt, le loisir) de s’interroger sur elle-même. Depuis lors, son premier réflexe a semble-t-il toujours été de justifier l’existence par la nécessité – d’un principe, d’un Dieu, ou même de lois naturelles. []
  12. Platon, Théétèe, 176a []
  13. Aristote, De Anima, 415b []
  14. Discours de Jean-Paul II aux participants à la session plénière de l’académie pontificale des sciences, 31 octobre 1992 []
  15. Cf. Karl Popper, La connaissance objective, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 1998, p. 39-78 []
  16. Willard Van Orman Quine, « L’épistémologie naturalisée », traduit par J. Largeault, dans S. Laugier et P. Wagner (éd.), Philosophie des sciences II : Naturalismes et réalismes, Paris, Vrin, coll. « Textes clés de philosophie des sciences », 2004, p. 37-38 []
  17. Quine, op. cit., p. 38. Quine fait allusion aux théorèmes d’incomplétude établis par Gödel en 1931, et plus précisément au second, qui ruine le « programme de Hilbert ». []
  18. Cette thèse est notamment défendue dans : Willard V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », VI : « Any statement can be held true come what may, if we make drastic enough adjustments elsewhere in the system. Even a statement very close to the periphery can be held true in the face of recalcitrant experience by pleading hallucination or by amending certain statements of the kind called logical laws. Conversely, by the same token, no statement is immune to revision. Revision even of the logical law of the excluded middle has been proposed as a means of simplifying quantum mechanics; and what difference is there in principle between such a shift and the shift whereby Kepler superseded Ptolemy, or Einstein Newton, or Darwin Aristotle? » []
  19. Morris Kline, « Les fondements des mathématiques », La Recherche, n° 54, mars 1975, p. 208. Cet article de vulgarisation est probablement le meilleur que j’ai pu lire sur la crise des fondements. []
  20. Idem []
  21. Cf. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe : Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006 []
  22. Cf. le Théétète de Platon, 178b []
  23. J.-M. Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique Payot », 2012, p. 43 []
  24. Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, V. Masson, 1852, p. 1 []
  25. Descartes à Élisabeth, Egmond, 15 septembre 1645 []
  26. Ralph Waldo Emerson, Amitié, 1841 []
  27. Aragon, Les Yeux d’Elsa, 1942 []
  28. Jean-Marie Guyau, Esquisse…, p. 180 []
  29. Rudyard Kipling, Au Hasard de la Vie : « … puisque ce sont des enfants, parle-leur batailles et rois, chevaux, diables, éléphants et anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. » []
  30. Lana Del Rey et Justin Parker, « Born to Die », Born to Die, 2012 : « Don’t make me sad, don’t make me cry / Sometimes love is not enough and the road gets tough / I don’t know why » []
  31. Blaise Pascal, Pensées, Brunschvicg 206 / Lafuma 201 / Sellier 233 : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » []

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  1. Moreau

    C’est un texte magnifique, en plus d’être clair et synthétique. Très efficace, bravo !

  2. Fabius Maximus.

    Certains passages sont très intéressants, dont je serais heureux de pouvoir parler avec vous. En tout cas, pour moi, ce texte n’est ni clair, ni synthétique, ni efficace.
    Un simple remarque, qui m’est venue en vous lisant :
    Ce concept de nature, d’après vous et si je vous lis bien, on pourrait légitimement y rassembler, par exemple, tel ou tel mouvement d’astres, et telle ou telle perception humaine devant votre texte.
    Or si je vous lis, cette fois bien ou mal, c’est avec l’intention de vous comprendre, de vous interpréter. Est-ce aussi avec cette intention qu’a lieu tel mouvement d’astres ?
    La différence mériterait d’être approfondie, qu’en dites-vous ?
    Cordialement,
    FM.

    • Nicolas

      Je suis tout à fait ouvert au dialogue quant aux raisons qui vous poussent à juger ce texte obscure !

      Je ne suis pas sûr de comprendre la distinction que vous esquissez : un mouvement d’astre est un événement naturel, de même qu’une perception humaine. L’intentionnalité peut être la qualité de certains événements, et non de certains autres. Cela peut permettre de distinguer des genres d’événements différents, mais ça ne me pose aucun problème.

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