La Justice qui tue

[MàJ : la manière dont Troy a été exécuté, son exécution suspendue à la dernière minute pour finalement avoir lieu un peu plus de quatre heures après, rajoute de l’inhumanité à l’injustice du traitement qu’il a subi. Ce petit jeu avec la vie du condamné à tort, avec ses espoirs, est scandaleux.]

« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêve de plus noble. » (Jean Jaurès)

Il y a trente ans, le 18 septembre 1981, l’Assemblée nationale votait l’abolition de la peine capitale en France, mettant enfin un terme en Europe occidentale à la barbarie d’une Justice qui tue. Par-delà l’océan, cette nuit, comme un nauséabond écho, la Justice américaine s’apprête à assassiner Troy Davis, noir qu’on accuse du meurtre d’un policier blanc qu’il n’a sans doute même pas commis…

À l’instant où vous lirez ces lignes, Troy Davis sera probablement mort, empoisonné par les bourreaux américains. À l’instant où je les écris, il attend l’issue fatale. Lui qui n’a sans doute rien fait, lui qui n’a eu pour seul tort que d’avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment, attend sa mort dans un état qu’il serait même impossible de décrire par des mots. À l’heure où j’écris ces quelques lignes, Troy vit et respire encore. En Géorgie où il croupit, le ciel se fait menaçant. Derrière les murs de sa prison, des manifestants tentent désespérément de faire entendre raison au système inhumain qui l’oppresse. À travers le monde, d’autres rassemblements s’organisent, comme un début de veillée funèbre aux airs planétaires. Troy sait qu’il va mourir, la fin immuable de sa tragédie se dessine évidente à ses yeux comme aux nôtres ; mais ni lui, puisqu’il est homme, ni nous, devant son courage face à l’injustice, ne saurions nous y résigner…

J’essaie d’imaginer l’état de cet homme, à cette heure, lui pour qui le soleil qui chez moi est déjà couché ne se lèvera plus. Lui qui ne mangera plus. Lui qui ne verra plus ses amis, sa famille. Si l’assassin assassiné, déjà, est un scandale, il n’est pas de mot assez fort pour décrire l’horreur du meurtre par un État d’un citoyen innocent, car son dossier, en effet, est affreusement vide.

Les faits, puisque nous y sommes, se sont produits alors que je n’étais pas encore né. Troy, quant à lui, avait l’âge que j’ai aujourd’hui : dix-neuf ans. Il avait encore pour lui l’avenir, même si la couleur de sa peau devait déjà le handicaper. Mais en août 1989, son destin bascule. Le 19 de ce mois, un jeune policier, qui n’était pas en service, intervient pour mettre un terme à l’agression d’un SDF, mettant en fuite ses trois agresseurs. L’un d’eux, poursuivi, tire sur le policier et le tue. C’était il y a plus de vingt ans, quelque part dans la ville de Savannah, en Géorgie ; à un endroit où Troy eut le malheur de se trouver lui aussi. Bien vite, il fait figure de coupable idéal ; les témoins le désignent et, malgré l’absence de preuve matérielle ; malgré l’absence, même, de l’arme de crime, Troy est condamné à mort. Nous sommes alors en 1991.

Notre homme est donc expédié dans les couloirs de la mort sous la seule foi de neuf témoins, dont sept aujourd’hui ont fait machine arrière sous serment ! Sept de ses neuf accusateurs avouèrent en effet, par la suite, en 2007, avoir subi des pressions policières, ou même avoir eu peur de contredire la « version officielle ». Certains affirmèrent alors n’avoir en fait pas reconnu Troy comme l’agresseur. Pire que cela, un faisceau d’indices tend à montrer qu’un autre homme, Sylvester Coles, serait le meurtrier… « Le meurtrier était gaucher », se souvient un témoin. Troy est droitier ; et ce n’est là qu’un exemple d’incohérence mis au jour depuis l’affaire.

Ces révélations devraient terrifier les juges. Il n’en est rien. Elles ont pourtant secoué les jurés qui, en 1991, avaient condamné à mort Troy Davis. Alors que l’unanimité du jury est nécessaire pour prononcer une telle peine, plusieurs d’entre eux affirment aujourd’hui qu’au vu de ces nouveaux développements, ils n’auraient tout bonnement pas condamné Troy. Le dossier est vide, comme sont forcés de la constater toutes celles et tous ceux qui se penchent dessus quelques instants. C’est le cas par exemple du président Jimmy Carter, qui a fait savoir dans une lettre son opposition à l’exécution de cet accusé qui s’avère bien plutôt victime de la machine judiciaire.

Comme souvent, une fois le crime commis, il fallut pour calmer l’émoi trouver rapidement le coupable. Et à défaut, un coupable. Le noir Troy Davis, qui traînait par là, en fait un idéal ; qu’importe qu’il ne s’agisse pas de lui, l’important pour cette Justice américaine, bien plus que d’exhumer la vérité, c’est de mimer l’efficacité. Alors, selon ce que l’on appelle « l’effet tunnel » qui, déjà, a fait tant de mal à cet autre condamné à tort qu’est Hank Skinner, l’enquête glisse de la recherche du coupable à la recherche de preuves inculpant le coupable que l’on s’est choisi. On n’enquêtait plus, on cherchait juste des éléments accablant Troy Davis. Pauvre Justice…

Troy Davis, nous dit-on, a tué un policier… mais il n’y a pas de preuve ! L’arme du crime ? Volatilisée ! Aucun élément matériel ne vient accuser notre pauvre homme ; seuls l’accablent les témoignages de neuf personnes… dont sept, depuis, se sont rétractées, avouant même avoir menti pour bien paraître ! Condamner quelqu’un dans le doute, a fortiori à mort, est déjà impensable : le condamner alors qu’on a la quasi-certitude de son innocence est un non-sens. C’est un crime exécuté avec froideur par l’État. Malgré cela, malgré les doutes insupportables, pour ne pas dire les failles béantes du dossier, les juridictions de l’État de Géorgie restent sourdes. Les demandes de grâces sont machinalement rejetées.

Alors on mesure l’ampleur du scandale, la révolte qui s’empare de milliers d’hommes et de femmes de par le monde qui ressentent dans leur chair l’horreur de l’Injustice et la colère de l’impuissance. C’est cela qui transpire de ces manifestations dans les grandes villes de France et d’ailleurs, cela qui transparaît dans ces millions de messages sur les réseaux sociaux. Personne n’est indifférent, mais tous, moi le premier, nous sommes gagnés par cette amertume de ne rien pouvoir faire. On assiste au drame, il ne reste maintenant plus que quelques minutes. Je me souviens ici des lignes terribles par lesquelles Robert Badinter décrivait, dans l’Exécution, les derniers instants de Bontems, son client, qui fut guillotiné. Ces instants terribles où la Justice devient bestiale, où les hommes sombrent dans la cruauté légitimée. Quand la lame de la guillotine s’abat, le crime change de camp. Quand l’injection est terminée, l’assassin n’est plus celui qu’on croit. À l’heure qu’il est, on a dû proposer quelque médicament à Troy afin de le décontracter. Il n’est plus qu’à quelques mètres, et à quelques minutes, de sa mort.

Cette Justice qui tue ne grandit pas le « pays des libertés »… Aux États-Unis, secoués par cette affaire, les journaux prennent position. Pour l’abolition.

« Nous ne savons pas si Davis est innocent ou pas. Lui seul le sait, avance le Los Angeles Times que je cite à partir du Monde. Mais tant de doutes ont surgi depuis sa condamnation qu’il est impossible de dire avec certitude s’il est coupable. C’est pourquoi sa peine aurait dû être commuée en prison à vie, sans discussion, et c’est pourquoi la peine de mort doit être abolie. […] Cette exécution, si elle est menée à son terme, doit rappeler à tous les Américains l’injustice inhérente à une méthode de punition primitive. »

« D’un bout à l’autre des États-Unis, le processus légal de la peine de mort a prouvé son caractère discriminatoire et injuste, assène le New York Times. […] Cas après cas, les raisons s’accumulent pour abolir la peine de mort. »

La peine de mort, par essence définitive, ne saurait correspondre à un système humain, trop humain, et donc imparfait. Elle présuppose de plus, comme le rappelait il y a trente ans Robert Badinter, que les hommes puissent être totalement coupables, c’est-à-dire, totalement responsables, ce qui est absurde. La peine de mort est barbare. Des institutions qui tuent ne sauraient se targuer du nom de « Justice ».

Je repense, enfin, à Troy Davis tout près maintenant de son dernier souffle. J’essaie d’imaginer la souffrance mentale d’un homme avec la vie duquel on joue ; que l’on prévoie de tuer un jour pour finalement le tuer le lendemain. Quel est l’état d’esprit de celui qui se sait innocent, contre qui la machine s’abat cruellement, d’autant plus cruellement qu’elle lui procure de faux espoirs ? Troy sait que tout est fini, désormais. Il a adressé une dernière lettre à ses nombreux soutiens, parfois de poids, mais finalement sans effet. Quelques derniers mots d’un courage effroyable :

« There are so many more Troy Davis’. This fight to end the death penalty is not won or lost through me but through our strength to move forward and save every innocent person in captivity around the globe. We need to dismantle this Unjust system city by city, state by state and country by country.

I can’t wait to Stand with you, no matter if that is in physical or spiritual form, I will one day be announcing,

“I AM TROY DAVIS, and I AM FREE!”

Never Stop Fighting for Justice and We will Win! »

Le drame syrien

À une époque où tout s’accélère et où les instants se succèdent dans le chaos d’un fatras d’informations de plus en plus dense ; à une ère gouvernée par ce que Finchelstein appelle la dictature de l’urgence (Gilles Finchelstein, La dictature de l’urgence, Fayard, 2011), les chiffres perdent leur sens et les drames passent, parfois, comme des banalités noyées dans un flot incessant de scoop et de sensationnel. On peut penser par exemple à ces attentats en Irak ou ailleurs qui, devenus habituels, ne choquent plus guère le spectateur d’un journal télévisé qui ne les évoque qu’« en bref ». La mort se banalise, les enjeux s’obscurcissent. L’information n’a, semble-t-il, plus que la gravité de sa fraîcheur. Culte de l’instant et culte de la vitesse, nous dit Finchelstein ; ici, instant du scoop qu’on oublie dès le lendemain, vitesse d’une information qui ne se hiérarchise plus dans l’esprit de spectateurs qu’elle étouffe. La nouvelle victime de ce petit drame de nos sociétés modernes, c’est sans doute la Syrie. L’intérêt porté au massacre d’innocents, d’enfants même, coupables seulement de protester contre un régime tyrannique, est dérisoire. Hier, le 20 heures de France 2 (pour n’en citer qu’un seul, mais tous ou presque sont coupables) n’en parle qu’après Roland Garros, après la cuisine politicienne d’Europe Écologie – Les Verts, après les derniers rebondissements dans notre guerre libyenne, après ce qu’il ne convient même plus d’appeler le concombre tueur, puisque ce pauvre concombre n’y est pour rien. Un sujet, traité comme ces autres. Pour parler d’un drame qui se noue en silence. Le vrai problème tient peut-être dans l’habitude : de la mort, du sang, des guerres, l’individu lambda a désormais l’habitude. Que l’information soit reléguée par un système médiatique surexcité, c’est regrettable : qu’elle ne choque plus ou presque, en voilà une conséquence terrifiante.

Tout commence par ce fameux « printemps arabe », salvateur autant qu’inespéré, qui renverse les tyrans de Tunisie et d’Égypte et secoue bon nombre d’autres pays de la région. Parmi ceux-ci, la Syrie a vu poindre dès février une contestation qui, depuis, n’a cessé de prendre de l’ampleur malgré la rude opposition qu’elle rencontre. À l’image de leurs camarades tunisiens et égyptiens, les manifestants, pacifiques, réclament plus de liberté, plus de démocratie, l’application des « droits de l’Homme ». Ils veulent, à l’image de leurs inspirateurs, renverser leur tyran. On ne peut, sur ce point, que les approuver : la réaction dudit tyran aux manifestations, qui les réprime dans le sang, leur donne raison s’il le fallait encore.

Bachar el-Assad reprend les rênes d’un État autoritaire à la mort de son père, Hafez el-Assad, en 2000. Culte de la personnalité, hyper-surveillance de la société, interdiction de toute opposition : la Syrie que lui laisse son père a tout d’une dictature. En témoigne le massacre de Hama, en 1982, qui vit la mort de dizaines de milliers de Syriens et la destruction du tiers de la ville, dont de nombreux chefs-d’œuvre architecturaux. Pour conserver le pouvoir, el-Assad père a su détruire son patrimoine et tuer son propre peuple, dans un silence coupable, déjà, des médias occidentaux. Son fils, qui commença par donner l’illusion d’un peu plus de liberté avec de timides réformes bien vite interrompues, continuera sur la droite ligne de son père, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy qui lui déroula le tapis rouge le 14 juillet 2008. Moins de dix jours avant que Bachar el-Assad ne prenne place à la tribune aux côtés des chefs d’États invités au défilé annuel de notre armée, entre neuf et vingt-cinq prisonniers politiques qui tentèrent de se révolter furent tués dans la prison de Sednaya. Le pouvoir d’el-Assad fit tout pour étouffer l’affaire. Dans un rapport de juillet 2010, Human Right Watch dresse le sombre bilan des dix années de règne sans partage du fils el-Assad, « dix années entachées par la suppression de droits, les détentions d’activistes, la censure des médias et l’ostracisme des Kurdes », écrit l’ONG. Bien loin de ce qu’a pu tenter de nous vendre notre président, le fils n’a rien à envier à son père.

Face aux révoltes arabes, conscient de la menace, le régime syrien sembla lâcher du leste, annonçant le 17 février des mesures sociales. Mais derrière la façade, le joug sécuritaire s’intensifiait ; la véritable volonté du régime était d’empêcher tout soulèvement. Et le peuple ne s’y trompa guère : dès le 15 mars, suite à un appel lancé sur Facebook, des révoltes prennent place à Damas, avant de s’étendre à d’autres villes du pays. Depuis lors, la contestation n’a pas faibli, s’étendant à tout le pays, mais elle est, immanquablement, réprimée dans le sang. Dans le même temps, le régime tente d’envoyer des signaux positifs (libérations de prisonniers, modifications législatives) qui n’ont, devant la répression accrue, aucune crédibilité.

À l’heure actuelle, sans doute plus d’un millier de personnes ont été tuées par le pouvoir en place, des milliers d’autres sont blessées. Les prisons s’emplissent et la torture fait rage. Les révoltés crient dans un désert et buttent contre le mépris du peuple et de la vie. Ces faits sont effroyables, et justifient à eux seuls l’étiquette de « tyran » collée à el-Assad. Depuis bientôt trois mois, on tue en silence en Syrie : les journalistes ne sont plus les bienvenus, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement mis aux fers, on ne sait donc plus vraiment ce qui s’y passe. Cela explique, en partie, le lourd silence des médias, à l’instant où il faudrait au contraire braquer nos yeux sur la terreur. Il peut être difficile de prendre conscience de l’ampleur de ce drame, qui ne semble qu’un drame parmi d’autres dans le flux des infos, mais c’est une impérieuse nécessité. Car la tragédie syrienne se double d’une autre tragédie, bien antérieure mais qu’elle éclaire d’une lumière crue : celle de la banalisation de l’horreur dans nos esprits, banalisation qui coupe court à toute indignation et fait ainsi courir le risque d’un glissement vers le pire couvert par les silences.

Justice expéditive

Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la télé, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la mort d’Oussama Ben Laden. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que « justice est faite » lorsqu’on assassine celui dont les crimes lui valent d’être partout nié dans son humanité, partout taxé de monstre. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les circonstances, l’immersion du corps, la vocation de justice et les effets meurtriers, les conséquences politiques et même la formation du commando d’élite. Nous nous résumerons en une phrase : une justice qui tue, ce n’est plus la Justice, car même celui que l’on fantasme comme le plus monstrueux des hommes n’en demeure pas moins homme. Il va falloir prendre conscience, dans un avenir plus ou moins proche, qu’infliger un traitement inhumain à celui qu’on dit monstre fait, de nous-même et du même coup, des monstres ; il va falloir choisir entre l’inhumanité collective ou l’humble humanité face aux abîmes des hommes.

En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une mise à mort, qui se met d’abord au service de la plus âpre rage de vengeance dont la Terre a fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, à la merci du fanatisme et du terrorisme, un État se consacre à un meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.

L’homme est condamné à être libre, à se créer lui-même : son existence, nous dit ainsi Sartre, précède son essence. Plutôt que de nature humain, il est dès lors plus à propos de parler de condition humaine. L’homme n’est pas défini au départ ; il se définit lui-même au fil de son existence. Rien en l’homme ne saurait donc être définitif. Il peut de la sorte librement faire le mal, mais il serait absurde de prétendre que les germes du mal sont en lui, qu’il était mauvais dès sa naissance, préformé dans une monstruosité qui l’emprisonnerait. Bien au contraire, le mal consenti par l’homme trouverait sa source dans les conditions où la vie le jette, et dont la pensée seule peut nous prémunir. Arendt le démontre avec force : le mal est banal, et nous qui cessons de penser ou ne pensons pas assez sommes des criminels en puissance. Bien plus, cela conduit aussi et surtout à conclure que les « monstres » n’existent pas. Les criminels ont beau commettre des actes monstrueux, il n’en sont pas pour autant des monstres mais demeurent, bel et bien, des hommes. Et ces hommes ne sont jamais intégralement responsables, car il est des situations (j’entends, par exemple, des conditions socio-économiques insoutenables) qui pèsent comme des fardeaux. À ce titre, la première victime du criminel, bien souvent, c’est lui-même. Vouloir en faire des monstres, c’est en tout cas d’une certaine façon se voiler la face ; rejeter sur ces monstres un mal que nous sommes pourtant tous susceptibles d’entraîner. C’est sans doute Primo Levi qui en parle le mieux, à propos des gardiens du camp de concentration où il fut lui-même retenu : « Ils étaient faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. »

De cela, nous pouvons tirer au moins deux conséquences : la première, que nos criminels, même « de la pire espèce », restent des hommes faits de la même étoffe que nous et qu’ainsi, en les traitant comme des monstres, c’est nous qui devenons à notre tour des bourreaux ; la seconde, que la monstruosité que leur prête le vulgaire n’est, pour ainsi dire, pas définitive, puisqu’elle n’est pas inscrite en eux mais n’est qu’un choix délibéré. Robert Badinter a déjà dit cela dans son discours demandant l’abolition de la peine capitale en France : « Aussi terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n’est point d’hommes en cette terre dont la culpabilité soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. » Il en découle bien évidemment le scandale que constitue la peine de mort, mais aussi le scandale qu’il y a à danser autour du cadavre d’un mort, fut-il le plus grand terroriste de l’Histoire.

Mais il ne faut pas se méprendre ; ce mal banal n’est pas un « mal dilué », il demeure un scandale peut-être plus fort encore, comme je l’ai dit, que lorsqu’il n’était l’apanage que des monstres ; ce mal banal ne disculpe pas non plus les criminels, quels qu’ils soient. Mieux, il nous enjoint à les juger, à les punir, tout en les respectant dans leur humanité. Comprendre le criminel n’empêche pas de le juger, et permet au contraire de le juger humainement. Et le juger humainement est, sans aucun doute, la voie la plus sûre vers le changement et la réinsertion.

Qu’on nous entende bien. Si le terrorisme peut se trouver affaibli après la mort de M. Ben Laden et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable Justice internationale et humaine, où la mort ne sera plus un mur opposé à de prétendus monstres, où l’on saisira qu’on n’est jamais absolument et complètement coupable, où l’on verra enfin derrière le masque du criminel le visage de l’humain qui jamais ne s’efface.

Devant les conditions terrifiantes où l’humanité est jetée, nous apercevons encore mieux qu’une telle Justice humaine indispensable à la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

Les deux premiers et les deux derniers paragraphes sont repris d’un éditorial du journal Combat écrit par Albert Camus au lendemain du bombardement d’Hiroshima. Je ne les ai qu’à peine retouchés tant la situation est similaire. À l’époque, on se réjouissait de l’explosion d’une bombe atomique qui fit des milliers de morts. Aujourd’hui, on ne se réjouit que de la mort d’un seul homme, que le monde haïssait. Mais dans les deux cas, la liesse semble déplacée, elle gêne la conscience. Il est toujours abject de fêter les cadavres.

حرية

Il y a des questions auxquelles il faut admettre ne pas savoir répondre, des faits dont l’origine à jamais nous échappe ; il arrive un moment où l’Histoire s’accélère et semble soudain prendre sens un court instant, se déroulant avec une clarté déroutante sous nos yeux mais s’estompant bien vite, avant même qu’on ait eu le temps de bien s’en rendre compte. Ce que nos médias ont d’ors-et-déjà baptisé la « Révolution de Jasmin » en est, aujourd’hui, un puissant exemple. Les Tunisiens étouffaient depuis bon nombre d’années, méprisés par un pouvoir devenu oligarchique autant qu’oppressés par une vie trop chère et un chômage trop grand. Dans ce pays qui avait revêtu tous les costumes de la dictature, affichant en grand et partout le portrait d’un Ben Ali sans cesse réélu par des scores incroyables, et où la presse même ne pouvait être libre, le peuple paraissait impuissant, délaissé à lui-même. L’horizon des Tunisiens se perdait dans le vide désespérant du désert saharien : pour eux, il n’y avait d’avenir que leur présent de plomb.

Et de ce statu quo, personne ne s’inquiétait. Ni les vacanciers qui profitaient du climat sans se soucier des Hommes, barbotant dans le bleu turquoise d’une mer réchauffée par un soleil léger ; ni bon nombre de nos dirigeants, qui entretenaient avec le dictateur de coupables relations. Les premiers pêchaient par une triste ignorance de la souffrance des autres, les seconds fautaient pour leurs intérêts, oubliant leurs valeurs. On revoit poindre, ici les déclarations d’un député (M. Raoult) en 2009 qui se réjouissait de la victoire absolue (avec près de 80 % des voix) de Ben Ali aux élections, alors même que le journaliste qui l’interrogeait insistait sur les problèmes de liberté de la presse, là une vidéo de notre président en visite chez le dictateur et qui déclarait qu’on était trop sévère avec lui, il y a de cela seulement trois ans. Certes, on en trouvait aussi qui s’indignaient de la situation ; Delanoë, Dufflot, et d’autres, mais rares furent les médias qui leur accordèrent la place pour le faire correctement. Il y a un peu d’hypocrisie à danser aujourd’hui avec le peuple de Tunisie autour du cadavre fumant de leur chimère d’État alors qu’avant, on en parlait à peine.

Mais, il est vrai, il n’y a rien de plus beau ni de plus réjouissant qu’un peuple qui conquiert sa liberté, a fortiori au moment où on ne s’y attend pas, où l’espoir ne semble pas permis ; où la révolte apparait déraisonnable. Cette révolution, comme toutes les révolutions, fait exploser une passion sublime. Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi cela a-t-il marché cette fois mieux que d’autres ? Ces questions sont insolubles car le soulèvement nait dans la communion soudaine et imprévue d’une passion qui germe dans des milliers de cœurs en même temps. On serait bien ridicules à prétendre enfermer dans des concepts et des mots cet élan des cœurs, proprement imprévisible, et qu’on ne peut tenter que de décrire. Il y a eu des soubresauts, des premiers symptômes ; les grèves de Gafsa en 2008. Mais c’est un événement apparemment bien dérisoire qui a pourtant cristallisé la révolte et rempli les hommes de courage. Et parce que cet événement est beau, tragiquement beau, on ne peut l’omettre : il s’est produit à Sidi Bouzid, le 17 décembre de l’année passée.

Mohamed Bouazizi, comme beaucoup de ses compatriotes, tentait de gagner sa vie comme il le pouvait. Survivant plus que vivant, il vendait des fruits et des légumes et tirait de cette activité ses seuls revenus. Cependant, dans un État qui a glissé vers l’autoritarisme, ses ventes sans autorisation conduisirent bien vite les employés municipaux à lui confisquer ses fruits et ses légumes, une fois, puis une autre. Harassé d’être sans cesse dépossédé de ses stocks, il finit par aller protester, d’abord au niveau de la ville, puis du gouvernorat, mais aucun ne voulut l’écouter. Dans ce pays gangréné par la corruption, Mohamed heurtait le mur froid du déni du peuple et prenait brusquement conscience du drame de sa condition. Épuisé par le désespoir, ce jeune homme abandonne le combat pour la vie : il s’asperge d’essence et, aux yeux de ceux qui ne lui prêtèrent pas l’oreille, c’est-à-dire sous les fenêtres du gouvernorat, s’immole par le feu. Le 4 janvier de cette année, il trouve finalement la mort, dix jours avant le départ de son diable. À sa mère, il ne laissera que ces quelques mots sur Facebook, préludant du rôle que vont jouer les réseaux sociaux dans l’organisation de la révolte : « […] Maman, pardonne-moi, les reproches sont inutiles, je suis perdu sur un chemin que je ne contrôle pas, pardonne-moi, si je t’ai désobéi, adresse tes reproches à notre époque […] ».

Cet événement fut l’étincelle qui a embrasé la poudrière de frustrations trop longtemps contenues. Quelques personnes, d’abord, se réunirent pour protester, avant que d’autres ne les rejoignent. Puis le mouvement a fait tâche d’huile et s’est étendu, en quelques jours, à d’autres villes, puis au pays tout entier, mobilisant notamment les avocats. Exhorté à la révolte par la tentative de suicide d’un homme, le peuple a libéré toute la colère intériorisée depuis une vingtaine d’années. On ose remettre en cause l’autorité, la contester. La peur est sans doute toujours là, mais elle est dépassée, mise de côté, rejetée. Et si la peur n’existe plus, alors tous les espoirs sont permis. La répression policière a été terrible : on a tiré sur la foule à balles réelles, mais il était trop tard. Déjà, le peuple marchait vers sa liberté et ni le sang versé, ni les morts ne l’ont arrêté. Le pouvoir, finalement, a vite pris peur : esquissant des reculs dans l’espoir d’apaiser les tensions, l’ex-président ne fit que raviver les espoirs de la foule, et Ben Ali dût finalement abandonner les rênes du pays ce vendredi. Depuis, la situation est encore trouble, mais l’organisation d’élections présidentielles transparentes semble acquise désormais et, même si des tensions subsistent, la révolution de Jasmin semble être un succès qu’il faut dédier à ceux qui ont donné leur vie pour cette liberté nouvellement conquise.

On le voit, tout parait si fragile, si improbable ; et pourtant cela s’est produit. Nous vivons d’ordinaire une Histoire que l’avenir juge et éclaire, et il est bien rare de sentir l’Histoire se faire lorsqu’elle se fait. Cet épisode sublime de la course du monde ravive des espoirs et doit insuffler aux cœurs de ceux qui n’ont pas encore le bonheur d’être libres la volonté de se battre. Retenons quant à nous cette leçon et tâchons, comme nous n’avons pas su le faire ou si peu avec cette révolution, de nous battre aux côtés de ceux qui sont encore, de par le monde, sous le joug de tyrans.

« La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme », peut-on lire dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 dont le dernier article est encore plus fort, et les Tunisiens ont su s’en rendre dignes : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

(Le titre signifie « Liberté » en arabe.)

Physique du scotch

Vous pensiez l’image du scientifique bricoleur qui découvre au hasard de ses manipulations chaotiques ce qui fera avancer la recherche dépassée, voire caricaturale ? Eh bien vous avez dû être « scotchés » par l’attribution du Nobel de Physique aux découvreurs du graphène ! À l’heure où les sciences semblent se faire dans des labos équipés de matériel high-tech hors de porté des esprits populaires, et où les cerveaux chargés de faire progresser nos connaissances paraissent aussi éloignés de la compréhension du vulgaire, scotch et Nobel s’associe pour réaffirmer que la science expérimentale est avant tout affaire de bricolage, de tâtonnement et de hasard heureux.

Le mois dernier, un grand esprit français nous quittait, homme de science distingué en 1992 par le prix Nobel de Physique pour ses travaux sur les détecteurs de particules qui ont permis de sonder plus en détail les mystères de l’infiniment petit, Georges Charpak était aussi un scientifique amoureux de son travail et généreux lorsqu’il s’agissait de transmettre aux jeunes les savoirs actuels (on pense notamment à « la main à la pâte », dont il a été l’initiateur en France). À l’occasion des trop rares hommages que lui ont consacré les médias, on a pu le ré-entendre évoquer ses petits arrangements de dernière minute avec ses détecteurs de particules, déclarant en substance qu’on n’a pas idée de l’importance du scotch dans le développement de ces détecteurs. On imagine, non sans esquisser un sourire admiratif, Georges Charpak aux prises avec ces monstres de complexité armé de son scotch et de son intuition… Ce qu’il n’a jamais su, c’est qu’après sa mort, quelques semaines après seulement, le scotch et le Nobel étaient à nouveau réunis…

Le Nobel 2010, décerné à Andre Geim et Konstantin Novoselov pour leurs travaux sur le graphène, qu’ils furent les premiers à isoler en 2004, semble en effet à mille lieues de toutes les idées qu’on se fait de la physique d’aujourd’hui, et pour cause : leur Nobel ne tient, pour caricaturer, qu’à une mine crayon et un morceau de scotch ! Et c’est avec cela qu’ils ont découvert un nouveau matériau ultra-résistant, qui pourrait même révolutionner l’électronique, rien que ça.

Vous avez sans doute déjà vu du graphite, ne serais-ce que sur une feuille de brouillon où vous auriez crayonné quelques notes : les mines des crayons à papier sont en effet composées de graphite et d’argile, selon des proportions variables qui les font plutôt « grasses » ou plutôt « sèches » (ces fameux HB et autres symboles cabalistiques pour le non-initié aux arts plastiques que je suis). Le graphite est un cristal d’atomes de carbone qui est, depuis longtemps, utilisé pour écrire. C’est aussi un conducteur électrique, dont on se sert par exemple pour fabriquer des électrodes. Le graphène, qui a valu leur prix à nos deux chercheurs-bricoleurs, en est en quelques sortes un proche cousin. En fait, le graphite n’est ni plus ni moins qu’un empilement de couches d’atomes de carbone, ces couches étant le graphène. L’image ci-dessous représente un zoom extrême sur du graphite, mettant en évidence quatre couches de graphène liées.

Graphite

Jusqu’en 2004, personne n’avait réussi à isoler le graphène dont on connaissait cependant l’existence, parce qu’on ne savait pas comment s’y prendre. Et c’est là que le génie rejoint l’incongru dans la simplicité de la méthode employée par nos deux nouveaux prix Nobel : le décoller avec du scotch ! Oui, ça parait d’emblée inouï que ça ait pu fonctionner, et pourtant… Cette méthode, dite par « exfoliation », consiste tout simplement à coller un morceau de scotch sur le cristal de graphite pour, en le retirant, décrocher une très fine couche de graphite. On recommence le processus une dizaine de fois pour obtenir des échantillons d’épaisseurs très faibles (la manipulation n’est donc pas si simple que ça !), pour finalement les trier par des moyens optiques et récupérer ceux qui ne sont constitués que d’une couche : voilà notre graphène.

Le procédé est enfantin sur le papier (dans les faits, on s’en doute, il n’est pas évident à mettre en œuvre : les deux scientifiques ont bel et bien mérité leur prix !), mais il permet d’isoler un matériau aux propriétés phénoménales. D’un point de vue mécanique d’abord : pour une résistance à la rupture 200 fois supérieure à l’acier, le graphène est six fois plus léger ; sa résistance mécanique atteint allègrement les 42 milliards de Newton par mètre carré. Mais le graphène est peut-être encore plus prometteur en électronique, où il pourrait permettre dans un futur proche la réalisation de transistors ultra-rapides et très petits (de l’ordre du nanomètre), ses propriétés de conduction étant effectivement assez impressionnantes : les électrons se déplacent, dans le graphène, à environ 1 000 kilomètres par seconde, et la structure bidimensionnelle du cristal fait qu’il ne s’échauffe pas. Seul obstacle, désormais : la production. D’autres méthodes d’extraction du graphène ont été découvertes, et à l’heure actuelle, deux entreprises en produisent ; on assiste donc peut-être aux prémices d’une nouvelle génération de transistors. Le graphène n’est en tout cas plus un rêve inaccessible, tout n’est plus question que de temps !

Ce Nobel renoue donc avec l’image séduisante de l’expérimentateur, du scientifique bricoleur ; il perpétue ce que l’on peut appeler la « physique du scotch », l’expérimentation de tous les instants, l’esprit transgressant ses propres limites pour essayer et, à force d’essais, découvrir. En 2000, déjà, André Geim avait fait parlé de lui, en recevant un Ig Nobel, cousin comique du prestigieux prix qui cherche à mettre en lumière les travaux de scientifiques sérieux qui semblent farfelus, c’est-à-dire selon la devise du magazine qui en est à l’origine, mettre en lumière la « science qui fait rire, puis réfléchir ». À l’époque, Andre Geim avait été distingué pour avoir fait léviter une grenouille au moyen d’un puissant champ magnétique (sans dommage pour l’animal, histoire de rassurer les âmes sensibles), mettant en évidence le caractère diamagnétique de la grenouille ! C’est donc, avec Andre Geim, l’image de l’expérimentateur inépuisable, sur lequel on porte un regard bienveillant et admiratif, qui est réhabilitée ; un rappel que la science Physique est avant tout, de par son étymologie même, science de la Nature, et qu’on ne saurait donc l’étudier sans questionner directement la Nature par l’expérience. Ceux que les équations de la Physique effraient devraient méditer l’exemple de nos expérimentateurs du scotch, qui montrent bien que derrière les symboles et les chiffres, il n’y a rien d’autre que la Nature que l’on tente vaillamment de comprendre.

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