Il est commun de dépeindre l’histoire de l’enseignement comme le passage d’une éducation traditionnelle, centrée sur le professeur et la transmission de connaissances par l’imitation et un recours accru à la mémoire, à une éducation moderne, centrée sur l’élève et l’individualité, laissant un large espace à la pratique et à l’activité. Bien que simplificatrice, cette approche permet de mettre en lumière le tréfonds intellectuel (ou idéologique) qui justifie cette évolution.

En retraçant très rapidement les grands moments de cette transition, nous entendons mettre en lumière ses deux mouvements intimes, qui puisent leur source dans la révolution scientifique : le passage d’une vision qui asservit l’individu au tout de la société à une vision qui consacre l’individualité comme source de la connaissance ; un changement de regard sur les connaissances elles-mêmes, non plus héritées du passé, mais construites par l’expérimentation active. Ce mouvement peut globalement être interprété comme un passage de l’hétéronomie (politique et épistémologique) à l’autonomie, cette dernière constituant comme le vit Kant la clé des Lumières.

L’enjeu de cet article sera alors de montrer que ce passage a été trop radical sur la plan politique, et trop peu sur le plan épistémologique, ce qui appelle un rééquilibrage. Ce rééquilibrage, nous pensons pouvoir le trouver dans la pédagogie de John Dewey qui, loin de s’inscrire naïvement dans le mouvement de la modernité, en corrige bien plutôt les excès en livrant, dans une veine pragmatiste, (a) une vision socialisée et expérientielle de l’individu, en recul par rapport à l’autonomisation excessive de la modernité, et (b) une théorie des idées comme plans d’action, et donc de la vérité comme contextuelle, en rupture avec la conception des idées-reflets que la modernité a reconduit sans autre forme de procès.

La pédagogie des Anciens…

Longtemps, l’éducation a consacré la domination de la société sur l’individu. Son rôle, depuis les origines jusqu’aux Lumières au moins, devait être de conformer les femmes et les hommes à des exigences qui paraissaient naturelles et, en tout cas, extrinsèques. Ce trait est évident dans l’éducation spartiate1, destinée à fournir à la cité les forces capables de la défendre : dès leur plus jeune âge, les garçons étaient ôtés à leurs parents et élevés dans des casernements, selon une discipline d’abord et avant tout physique. Il en résulte une armée uniforme, dont les individualités sont gommées au profit de la cité. Le modèle archétypal du guerrier intrépide, dévoué à sa patrie, sert d’idéal à la formation des hommes. Il vient, comme le moule ou l’emporte-pièce, s’imposer à chacun. L’éducation spartiate a donc tout d’un dressage, sinon d’un redressement, dont le but est fixé d’avance et doit être atteint coûte que coûte.

Ce qui est vrai de Sparte l’est de l’ensemble de l’Antiquité : chez les Égyptiens, dont l’histoire constitue la moitié de toute l’Histoire, l’éducation avait une vocation utilitaire pour la plupart des sujets du Pharaon. Il s’agissait d’amener chacun à un métier, souvent celui du père, et toujours adapté à sa classe sociale. Seuls quelques lettrés, les scribes et les prêtres, accédaient à une éducation supérieure mais, là encore, il s’agissait avant tout de former des scribes et des prêtres, c’est-à-dire de reproduire des déterminations extrinsèques. L’éducation égyptienne était « totalitaire », selon le mot de Jean Vial, qui précise :

[L’éducation] est en même temps étroitement dépendante de l’organisation économique, sociale et politique comme de la religion. Quant à ses méthodes, elles correspondent exactement à l’esprit et aux fins sociales ou morales de l’époque : la mémoire et l’imitation sont les facultés les plus exercées ; parfois on innove en faisant apprendre les nombres par jeu. La discipline admet normalement la punition corporelle. On ne songe pas à faire une place à l’individu : conformer chacun au monde sans inutiles problèmes, n’est-ce pas la finalité sociale de l’éducation ?2

Les éducations antiques partagent toutes cet objectif de former des sujets ou des citoyens typiques, c’est-à-dire d’inféoder les individus au tout de la société. Il n’est guère étonnant, dès lors, que leurs méthodes se concentrent essentiellement sur l’imitation et la mémoire : il s’agit de faire entrer, de gré ou de force, des connaissance toutes faites ; d’imposer aux esprits des formes ou des idées externes. L’apprentissage par cœur des textes illustres, au premier rang desquels l’Iliade et l’Odyssée, constituait ainsi une partie centrale de l’enseignement grec3, au point que Platon tenait Homère pour l’éducateur de la Grèce4.

Il faut déceler les linéaments de cette pédagogie de l’imitation dans la vision du monde à laquelle adhéraient les premiers Grecs. Elle suppose en effet que l’ordre que l’on cherche à imposer aux individus les précède : imiter le maître, c’était à travers lui imiter la nature, et s’accorder ainsi à l’ordre antécédent du monde – du κόσμος (kósmos). Quelles qu’en soient les raisons, la plupart des civilisations premières et antiques ont adhéré à quelque principe transcendant (l’ordre du monde, ou Dieu plus tardivement), dont la pédagogie de la conformation n’est finalement que le revers. À cette aune, la vérité ne se crée pas, elle se découvre. Elle existe toujours au-delà des phénomènes ou des choses sensibles, dont elle constitue le prototype (Platon) ou la forme (Aristote). Il ne s’agit donc pas de conquérir de nouvelles connaissances ou de garantir le progrès du savoir, mais de découvrir une vérité adamantine qui se trouve juste-là, quoique rendue obscure par l’incertitude du monde matériel.

L’individu, pôle de la créativité et du renouveau, s’en trouve fort logiquement disqualifié : prôner une interprétation personnelle des faits, c’est à coup sûr s’éloigner de ce qu’ils recèlent de vrai. La méthode qui s’impose, pour découvrir le réel, doit précisément consister à étouffer ce qui nous est propre, et que nous imposons sur les choses comme un voile. Pour exhumer l’essence du monde, l’εἶδος (eîdos, l’idée, la forme) de ce qui nous entoure, il faut s’humilier, s’amoindrir, jusqu’à se faire disparaître. « Le moi est haïssable. »5 Le modèle du connaître est un modèle visuel : les idées sont comme les tableaux de choses dont l’existence est indépendante du spectateur et n’est pas altérée par la contemplation. Le savoir ultime des Grecs, défait de toutes les contingences matérielles, est θεωρία (theôría), c’est-à-dire regard, vision. Le vrai est entreposé dans le monde comme dans un musée, et il convient seulement au penseur de s’exercer à le voir.

L’enseignement doit donc se donner pour objectif de forcer à voir le vrai par-delà les apparences, comme ce prisonnier à qui l’on fera voir le feu, puis de soleil, dans la célèbre allégorie de la caverne de Platon. Socrate est bien conscient qu’en l’obligeant à détourner la tête vers la lumière, on le fera souffrir6, et qu’il faudra du temps pour que ses yeux s’accoutument à la violente clarté du réel. Le pôle de l’ignorance, c’est donc ce moi imparfait que l’éducation doit redresser, pour l’accorder au tout du monde. Probablement issue de la nécessité sociale de produire des femmes et des hommes productifs, cette intellectualisation a suscité une épistémologie et une métaphysique qui, en retour, renforcèrent l’ordre social d’où elles procédaient. Ensemble, elles ont lesté la pédagogie et l’ont comme engluée pour des siècles, sinon des millénaires.

Même des pensées aussi radicales que celles, en leur temps, d’Aristote et de Platon, intègrent ces préjugés métaphysiques et épistémologiques. L’Athénien des Lois ne déclare-t-il pas que :

… l’éducation n’est autre chose que l’art d’attirer et de conduire les enfants vers ce que la loi dit être la droite raison, et ce qui a été déclaré tel par les vieillards les plus sages et les plus expérimentés.7

Tandis que le Stagirite estime, pour sa part, que l’éducation sert à « ramener à la communauté et à l’unité l’État »8, et doit donc être la même pour tous9. Comme le laisse transparaître Platon, l’éducation émane alors entièrement du passé, et le sens de l’expérience est tout entier précipité dans l’accumulation de la sagesse des aïeux, face à laquelle l’expérimentation individuelle doit se taire. Le vrai l’est d’autorité, la vérité est la correspondance exacte avec l’extérieur.

Un destin semblable à la Chine des premiers temps guette alors la société et sa pédagogie conservatrice : la sclérose. Outre un mépris, commun avec le monde méditerranéen, du travail manuel, l’éducation chinoise s’axait elle aussi autour de l’autorité et de la mémorisation. « Dédaignant l’originalité, l’initiative, la liberté, une telle éducation ne pouvait développer qu’une société statique », tranche Vial, qui conclut : la société chinoise « s’est figée comme il arrive à toute culture tournée vers le passé, poussée uniquement à imiter et à reproduire »10. Sauf exception, le progrès social et intellectuel était sapé à la base, et toute idée de changement véhiculait une axiologie négative.

L’éducation, cela doit être clair désormais, entrelace deux régimes de questionnements bien distincts : des interrogations politiques, d’abord, quant à ses objectifs, qui semblent se cristalliser autour de la tension entre l’individu et à la société ; des interrogations épistémologiques, ensuite, relatives au contenu de l’enseignement, et qui se posent principalement autour de l’opposition entre des connaissance héritées ou externes et des connaissance à conquérir. Dans l’éducation, ces motifs se mêlent jusqu’à la confusion : une vision de l’individu peut justifier une conception de la connaissance mais, en retour, un parti-pris métaphysique peut agir souterrainement jusqu’à favoriser un type d’organisation sociale particulier.

C’est ainsi qu’on peut dépeindre à grands traits un modèle éducatif que l’usage a convenu d’appeler « traditionnel » : la vérité s’impose de l’extérieur, elle est donnée au monde par quelque principe transcendant et ce qui en éloigne les femmes et les hommes, ce sont leurs individualités. Les idées sont les reflets imparfaits des choses, comme des peintures d’archétypes plus fondamentaux qui constituent l’essence de ce qui nous entoure. Plus une idée se conforme à ce dont elle est l’idée, plus elle correspond à cette essence, et plus elle est vraie. Éventuellement par la force, il faut donc gommer les personnalités au bénéfice du tout social, qui n’est que le reflet du tout organisé d’une nature cosmique. Imiter et hériter sont les maîtres-mots d’une pédagogie qui revêt, rapidement, les allures d’un dispositif de pouvoir destiné à formater les élèves bien plus qu’à les former.

Cette pédagogie a la force d’une cohérence socio-métaphysique pour elle : ses arguments politiques et épistémologiques font système et se renforcent, au point de l’installer durablement comme pédagogie de référence. Pourtant, ses effets sont étonnamment pauvres. La croissance est certes une mesure imparfaite du progrès, mais elle en constitue tout de même une bonne approche – or la croissance du PIB est restée, jusqu’au XVIIIe siècle, étroitement indexée sur la croissance de la population : jusqu’en 1700, la croissance per capita est quasi-nulle11. Hormis quelques exceptions remarquables, aucun progrès social, technique ou intellectuel n’a été permis par l’éducation traditionnelle. Leur inefficacité notoire semble donc, a posteriori, condamner les prémisses ontologico-politiques de celle-ci.

… comparée à celle des Modernes

À la faveur de la révolution scientifique, l’individu et le changement furent réévalués. Il ne nous appartient pas d’en exhumer précisément les causes – tout juste peut-on supposer ici que la conjonction de certaines conditions socio-économiques et d’une efficacité conquise par une science expérimentale et, plus largement, des arts pratiques jusqu’alors marginaux, a conduit à un bouleversement des cadres de pensée établis. Au tournant du XVIIe siècle, l’expérience se fit expérimentale et devint un moyen actif d’interroger le monde. La vérité, dès lors, n’était plus à contempler mais à faire. La mise à l’épreuve des choses prit les allures d’un siège contre la nature : il fallait la soumettre désormais à la question. L’originalité individuelle, jadis vectrice de déviations et donc vouée aux gémonies, apparut soudainement comme l’occasion d’éclairer l’existence sous un jour toujours neuf.

Il faut bien avouer que la vision traditionnelle de l’éducation suscitait au moins autant de problèmes qu’elle n’en résolvait : les connaissances qu’elle conservait, comme les œuvres d’un musée, s’ossifièrent et devinrent opaques, car il s’en faut de beaucoup qu’imiter équivaille à s’approprier. Comenius, en qui Michelet voyait le premier évangéliste de la pédagogie moderne12, regrette ainsi qu’on préférât apprendre à partir de livres morts plutôt que dans le livre vivant de la nature. Il complète :

Instruire la jeunesse, ce n’est pas lui inculquer un amas de mots, de phrases, de sentences, d’opinions recueillies dans les auteurs, c’est lui ouvrir l’entendement par les choses.13

Au fil du temps, la tradition finit par tenir en respect des élèves qui n’en voyaient plus l’intérêt, et pour cause : la révolution scientifique devait rapidement déboucher sur des révolutions politiques, avec l’objectif avoué de substituer l’autonomie à l’hétéronomie, et sur la révolution industrielle. L’univers clos d’Aristote laissa place à un univers infini, selon la formule de Dewey14, un monde radicalement neuf qui acheva de ridiculiser l’ancienne pédagogie. Comme Comenius l’anticipait, il fallut réévaluer les valeurs éducatives pour les adapter à ce Nouveau Monde.

Cette nécessité a heurté l’esprit de nombreux auteurs : Rabelais se moque ouvertement de la pédagogie scolastique lorsqu’il dote son Gargantua d’un « théologien en lettres latines » en la personne de Thubal Holoferne. Celui-ci instruit si bien son élève qu’il parvient même à réciter les œuvres apprises par cœur… à l’envers !15 Las, malgré ses connaissances, il « ne profitait en rien » et « devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté »16. Les élèves soumis à la pédagogie traditionnelle sont robotisés, comme Gargantua ; leur science est aveugle, « sans conscience »17. Si cela pouvait s’entendre à des époques bien plus reculées où l’individu était tout entier inféodé à la société, et où l’éducation avait d’abord pour objectif de fournir des bras à la cité, cela prend un tour dramatique lorsque l’individu devient le foyer du progrès au détour des Lumières.

C’est ainsi que le cœur de la révolution pédagogique, concurrente à la révolution scientifique, consista en un recentrage sur l’élève lui-même. Au plan politique, l’hégémonie de la société fut remise en cause ; au plan épistémologique, c’est l’hétéronomie de la connaissance qui fut battue en brèche. L’individualité devint une force à chérir, et à vrai dire, la seule façon de conquérir la vérité. Aux questionnements métaphysiques et sociaux s’ajouta donc une interrogation psychologique, cherchant à comprendre le sujet apprenant pour lui offrir un enseignement adéquat. C’est très clairement le projet de Rousseau dans l’Émile : « Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez point. »18

Le pari de Rousseau est de laisser Émile découvrir le monde par lui-même19. À l’atmosphère raréfiée des salles de classe où l’on dispense un savoir fossile, il préfère le grand air du pré : Émile tombera et se blessera, mais il en apprendra bien plus ainsi qu’en ressassant des théories surannées. Il faut aimer l’enfance, et « [favoriser] ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct »20. Il s’agit donc pour Émile d’apprendre en faisant, non selon les volontés d’un professeur qui imposerait du dehors les épreuves pratiques, mais au gré de ses envies. Il ne faut lui administrer « aucune espèce de leçon verbale ; il n’en doit recevoir que de l’expérience »21. Quelques enseignements bien compris valent mieux, pour le philosophe de Genève, qu’une érudition sans conscience – comme Montaigne le rêvait des pédagogues, une tête bien faite vaut davantage qu’une tête bien pleine.

Si l’éducation d’Émile place au cœur la liberté de l’élève et se veut essentiellement négative, c’est parce que Rousseau entend défendre toute incursion de la société, principe de corruption22, dans le développement de l’enfant. Aux antipodes des classiques, qui cherchaient à l’étouffer, Rousseau va sanctifier l’individualité et faire de son développement l’objectif de l’éducation. Aux éducateurs, il conseille ainsi : « laissez d’abord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afin de le mieux voir tout entier. »23 Rousseau opère ainsi un véritable renversement copernicien : mettre l’enfant au cœur de l’éducation, c’est reconnaître que l’individu prime sur la société et qu’il ne peut plus, dès lors, lui être sacrifié. À bien des égards, il ouvre une nouvelle ère dans l’histoire de l’éducation.

Ce retournement s’inscrit dans le mouvement, plus large, d’une redécouverte du moi, dont le cogito cartésien constitue le geste fondateur. Un siècle avant Rousseau, Descartes enracinait toute connaissance dans la certitude immédiate que j’ai de mon existence : le critère de la vérité, jadis constitué par l’expérience des aïeux, s’est trouvé intériorisé dans l’individu. D’obstacle à la manifestation du vrai, celui-ci en devint donc la garantie :

Et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.24

Ce renversement métaphysique conduit fort logiquement à reconsidérer la place du sujet lui-même, reconsidération qui atteindra son acmé politique à la fin des Lumières, lorsque la démocratie apparaîtra comme le meilleur gouvernement. Avant tout cela, cependant, Descartes replaçait déjà l’individu au centre de sa pensée, comme en témoignent deux traits caractéristiques de son œuvre.

Sa volonté d’élaborer une philosophie utile aux hommes constitue le premier de ces traits. Descartes n’a pas de mots assez durs contre les penseurs enfermés dans leurs études, et qui ne confrontent plus leurs idées au réel :

… il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun25

Au contraire des connaissances ossifiées véhiculées par la pédagogie classique, qui revêtait à l’époque de Descartes le costume de la Scolastique médiévale, le philosophe entend atteindre des vérités qui soient « utiles au genre humain »26.

L’autre trait saillant de l’individualisme cartésien réside dans l’invitation, faite à tous, d’étudier la philosophie naturelle (c’est-à-dire, les sciences au sens large). À l’opposé d’une éducation qui, à l’instar des Égyptiens, voudrait cantonner chaque individu à sa fonction sociale, et fournir ainsi un enseignement différencié, Descartes estime que tout le monde a les capacités d’apprendre et que, par conséquent, chacun doit être son propre guide. Pour lui, en effet, « on a toujours assez d’esprit pour entendre les choses »27 de la philosophie, lorsqu’elle est bien menée, et pour cause : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »28. Le propos résonne avec celui de Condorcet qui, en 1792, déclara à la tribune de l’Assemblée nationale – rappelant s’il le fallait encore les liens étroits entre connaissance et liberté politique :

Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.29

Ainsi, depuis les humanistes de la Renaissance jusqu’à l’Émile de Rousseau, en passant par Descartes, un mouvement de basculement s’opère qui eut de profondes conséquences pédagogiques, semblable au renversement copernicien qui éjecta la Terre du centre de l’univers. Ce mouvement de recentrage peut se décrire comme le passage de l’hétéronomie à l’autonomie : au plan politique, cela se traduit par un individualisme sans partage, donnant chair à un concept de liberté qui ne parvient à prendre tout son sens que dans la modernité. C’est ce qu’explique Benjamin Constant dans un discours prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819 :

[La liberté] est une découverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, que l’état de l’espèce humaine dans l’antiquité ne permettait pas à une institution de cette nature de s’y introduire ou de s’y établir. Les peuples anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en apprécier les avantages. Leur organisation sociale les conduisait à désirer une liberté toute différente de celle que ce système nous assure.30

Au plan épistémologique, la connaissance ne se règle plus sur le monde extérieur, mais c’est le monde lui-même qui se règle sur l’individu connaissant, comme le remarquera Kant31.

Un rééquilibrage d’inspiration pragmatiste

L’illusion d’un ego insulaire

Cette révolution éducative eut toutefois une conséquence excessive : en réaction à l’étouffement de l’individu qui avait cours chez les Anciens, la pédagogie des Modernes a produit un individu totalement atomique, séparable en droit de toute association ; un individu substantiel se suffisant à lui-même. Ce n’est pas un hasard si Émile est éduqué seul. L’autonomie devient pour lui une autarcie, et même son professeur peut sembler superflu. Il n’est là que pour garantir la liberté d’Émile et, surtout, prévenir toute incursion des autres dans sa formation. « L’homme naturel est tout pour lui »32. De même, l’ego cartésien est un moi insulaire, qui peine à se raccrocher au monde – et n’y parvient complètement, au terme des Méditations, que par le truchement de Dieu. « La révolte globale contre la tradition conduisit à l’illusion d’une séparation tout aussi globale de l’esprit alors conçu comme étant purement individuel »33, diagnostique John Dewey dans Expérience et nature. Il continue plus loin :

Les reconstructions concrètes des objets naturels et sociaux deviennent inévitablement surnaturelles ou transcendantales quand on les pense comme relatifs à un acte unique et constitutif. Quand ce mouvement s’achève, comme dans la dernière philosophie de Josiah Royce, par une « communauté de sujets », le cercle est bouclé et revient au fait empirique dont il aurait dû partir ; mais le maintien d’un ego transcendant reste une plaie. Il isole la communauté des sujets de l’existence naturelle et, afin de rétablir une connexion entre la nature et l’esprit, il contraint à réduire ce dernier à un système de volitions, de sentiments et de pensés.34

Tout se passe donc comme si le retour sur soi, loin de permettre enfin à l’individu de faire l’expérience de la nature, l’en avait encore éloigné davantage en s’interdisant par dogmatisme de considérer sa socialité intrinsèque. Le soi fut considéré comme donné tout d’un coup. S’il faut laisser Émile se développer suivant son caractère, l’origine de ce caractère demeure un point aveugle ; il naît avec. Or, rien n’est moins sûr selon Dewey, qui estime nécessaire de distinguer l’esprit dans les individus de l’esprit individuel.

L’argument, en substance, est le suivant : pour penser, il nous faut des moyens de penser, c’est-à-dire des significations qui sont elles-mêmes forgées par la communauté à laquelle nous sommes parties, car c’est « la communauté de partage qui fait la signification »35. À l’évidence, les moyens dont on dispose conditionnent les buts que l’on peut atteindre : on ne bâtira pas de cabane sur la banquise, ni d’igloos en plein désert. De même, en héritant du langage et des concepts de la communauté où nous baignons, nous héritons de leurs parts d’arbitraire et de préjugés, « qui ont été instituées sous l’influence de la coutume et de la tradition »36, et qui conditionneront les idées que nous développerons par la suite. L’art fournit un argument fort en faveur de cette influence des moyens de penser sur la pensée elle-même : en analysant les allégories et les personnifications présentes dans les œuvres de la base ARTstor, Edward Segel et Lera Boroditsky ont mis en évidence une coïncidence, dans près de 80 % des cas, entre le genre grammatical des concepts personnifiés et le genre des personnes qui les représentent37.

On parvient ainsi à une définition de l’esprit dans les individus, ou à une redéfinition de l’esprit objectif dégagé de sa gangue hégélienne, comme un système de significations partagées par une certaine communauté, un certain public. Logiquement et chronologiquement, ce système est premier : il permet la pensée et la conscience. Il n’existe pas de perception brute : les sensations sont toujours-déjà informées par des schèmes mentaux. Nos observations, mêmes les plus triviales, impliquent en effet un tel système en toile de fond, sans quoi « l’observation ne serait qu’un regard vide, et l’objet naturel “un conte dit par un idiot, plein de bruit et de fureur”38 »39 ; système fondé par les individus eux-mêmes, qui n’en héritent pas passivement mais le reconstruisent sans cesse.

La pensée n’est donc pas d’abord le fait d’un sujet ; tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle survient en relation avec des choses physiques ou des institutions sociales, à partir d’un complexe cerveau-corps-environnement, tout comme le feu survient à partir d’un complexe silex-environnement. On peut décrire les traits de la pensée « sans faire référence à un sujet »40, tout comme on peut décrire la respiration d’un animal de façon objective. Bien avant que quelqu’un pense, il y a pensée ou, pour le dire comme Dewey, « “ça” pense »41. L’esprit qui se manifeste dans les individus n’a, d’abord, rien d’individuel.

Schématiquement, l’enfant est tout entier inféodé aux croyances véhiculées par sa culture, sa famille, sa communauté – il naît dans un environnement social qui conditionne les premières années de son existence, si bien que la part socialisée de son esprit est presque hégémonique. En tant qu’organisme et que spécimen de l’espèce humaine, l’enfant possède cependant une originalité propre qui va influencer la manifestation de l’esprit en lui ; « ses tendances spontanées et ses habitudes et intérêts acquis »42 vont provoquer des réactions différentes aux idées et aux difficultés, et entraîner l’enquête dans des terrains variés et inédits.

À ce stade, il n’y a que l’opposition entre, d’un côté, l’héritage des anciens et, de l’autre, les aspirations personnelles, fatras complexe issu de l’hérédité comme de l’histoire. Cette division peut se manifester comme incompatibilité patente – et donc, comme un problème à résoudre. Ainsi naît l’irritation qui invite à l’enquête. Lorsque l’individu « éprouve un hiatus entre ses penchants [bias] particuliers et le fonctionnement des choses qui peuvent seules satisfaire ses besoins »43, il peut entamer leur correction. Dans ce dernier cas, un dialogue intelligent s’instaure entre soi et le monde, au cours duquel chaque terme se trouve transformé. Une part de l’héritage est abandonnée pour être rebâtie, « [personne] ne découvre un monde nouveau sans renoncer à l’ancien »44.

Le soi est donc l’intermédiaire entre l’ancien et le nouveau, le lieu d’un « retissage constant du tissu social »45, un pôle émergeant au fil de l’expérience qui porte la créativité et l’innovation, pour ne pas dire la mise en péril. Devenir soi, et conquérir un esprit authentiquement individuel, c’est donc se libérer des préjugés pour permettre à sa propre ipséité de se déployer, non hors du monde, mais en son sein. Cela n’implique pas de faire sécession d’avec la société mais, au contraire, de reconstruire son héritage pour le marquer de son empreinte. L’individualité proprement comprise dénote ce moment où l’esprit n’est plus pris pour argent comptant, mais accueilli comme l’opportunité d’une expérience personnelle. L’esprit dans les individus, à travers le tamis de l’individualité, devient un esprit individuel. À bien des égards, l’esprit individuel est une émancipation toujours incomplète de l’esprit qui se manifeste dans les individus, une tension de chaque instant. Il n’y a donc pas, d’un côté, ceux qui pensent par eux-mêmes et, de l’autre, ceux qui se laissent aller aux mouvements d’humeur de l’opinion, mais il y a une discipline plus ou moins affirmée en chacun, un effort plus ou moins soutenu à ne pas accueillir sans discussion le flux des pensées qui arrivent.

Ces considérations ne sont pas anecdotiques. À elles seules, elles impliquent toute une pédagogie destinée à encourager cette capacité reconstructrice au sein des individus pour permettre à la société de transiter de l’ancien vers le nouveau. Éduquer, cela ne peut certes plus correspondre à l’accumulation de savoirs déconnectés de toute pratique, au « bourrage de crâne »46, comme le soutenaient déjà les Modernes. Cependant, contre les Modernes, Dewey réinvestit la socialité de l’esprit et, donc, la coopération. Il sait que c’est sur le terrain du partage social que se joue l’authentique éducation ; rêver d’isoler l’enfant de la société n’est pas seulement utopique, c’est un non-sens, car c’est la société qui lui offre les moyens de penser, et c’est elle qu’il s’agit de re-penser sans cesse. Vouloir couper l’éducation des problématiques sociales est tout aussi illusoire : l’école ou l’université ne doivent pas être des sanctuaires, mais doivent s’ouvrir sur le monde. La condition du développement d’un esprit individuel authentique est donc, paradoxalement, l’acceptation du monde tel qu’il est. Il faut d’abord laisser s’exprimer l’esprit dans l’individu que nous sommes pour mettre au jour, comme qualité de l’interaction, une certaine individualité dont nous pourrons, ensuite, favoriser les conditions d’apparition. C’est ainsi que se construit l’esprit individuel.

Un renversement épistémologique incomplet

Trop radicale au plan politique, la révolution éducative l’a enfin été trop peu au plan métaphysique. En passant des Scolastiques à Rousseau, on change certes en profondeur les idées, mais on ne change pas d’idée sur les idées. La vérité, pour Descartes encore, a tout d’une correspondance au monde ; et les idées sont toujours semblables à des tableaux. L’autonomie épistémologique est largement incomplète. Pour les Modernes, la théorie vraie est encore un reflet de l’univers, ce qui n’est pas sans paradoxe : s’ils ont bien compris qu’on n’apprend que par la pratique, justifier cette intuition devient difficile dès lors que le Verbe se conforme au monde – comprendre la théorie, ce serait en effet immédiatement saisir la réalité. Qui plus est, si nos théories sont la réalité, alors on a toute légitimité à les imposer. Le positivisme hérité des Lumières devait ainsi justifier la colonisation.

Pour évidente qu’elle semble encore à notre époque, cette conception de l’idée vraie comme conforme à la réalité a tout d’une illusion. Dans La théorie physique, Duhem remarque que « le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses »47, de quoi il résulte une fâcheuse conséquences pour les tenants d’une théorie scientifique comme reflet du monde : si l’expérience est fausse, rien ne permet de savoir quelle hypothèse est à changer. L’instrument de mesure lui-même est un condensé de théories, qu’on pourrait tout-à-fait remettre en cause. Cette intuition, Quine la radicalisera au milieu du XXe siècle : les faits sous-déterminent nos théories, ce qui signifie que l’on peut imaginer plusieurs « systèmes du monde » empiriquement équivalents, et pourtant incompatibles entre eux. Le choix de nos théories est donc parfaitement arbitraire, ce qui semble définitivement condamner l’idée que les idées puissent s’accorder au monde. Les objets de la physiques, comme tout objet in fine, ne sont pas réels. Ce sont des « entités postulées [posits] irréductibles, comparables, épistémologiquement parlant, aux dieux d’Homère »48.

Si les idées ne sont pas les peintures plus ou moins bien réussies des choses, alors que sont-elles ? Pour atteindre ce degré de reconstruction, c’est vers les pragmatistes américains qu’il faut encore se retourner. Oliver Wendell Holmes, William James, Charles Sanders Peirce ou encore John Dewey eurent, au lendemain de la guerre de Sécession, une influence immense sur la culture nord-américaine, influence qui sera éclipsée quelques années plus tard par l’arrivée en force du positivisme logique. Louis Menand saisit avec brio ce que leurs pensées avaient de semblable :

[…] ce que ces quatre penseurs avaient en commun, ce n’était pas un groupe d’idées, mais une seule idée – une idée à propos des idées. Ils pensaient tous que les idées n’étaient pas « au dehors », en attendant d’être découvertes, mais qu’elles étaient des outils – comme les fourchettes, les couteaux et les microcontrôleurs – que les gens imaginaient pour faire face au monde dans lequel ils se trouvaient. Ils croyaient que les idées n’étaient pas le produit d’individus, mais de groupes d’individus – que les idées étaient sociales. Ils croyaient que les idées ne se développaient pas selon leur logique interne, mais qu’elles étaient entièrement dépendantes, comme des germes, de leurs porteurs humains et de leur environnement. Et ils pensaient que, puisque les idées sont des réponses provisoires à des circonstances particulières et uniques, leur pérennité n’était pas assurée par leur immutabilité, mais par leur adaptabilité.49

Une idée n’est donc plus un tableau figé mais un plan d’action. Son sens s’épuise par ses conséquences pratiques, selon la maxime de Peirce : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. »50 James va chercher, dans une veine déjà exploitée par Dewey et Schiller, à appliquer cette maxime au concept de vérité lui-même. Être vrai équivaut, pour une idée, à « fonctionner », à « marcher ». Dans l’usage que nous en ferons, cette idée sera efficace, elle fera son œuvre : « posséder des pensées vraies, c’est, à proprement parler, posséder de précieux instruments pour l’action »51. Une idée, quelle qu’elle soit, va produire ou modifier nos habitudes et nos façons de faire. Si cette modification nous est utile (et pas simplement en termes bêtement économiques), alors cette idée sera vraie. James résume : « “le vrai” consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée, de même que “le juste” consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre conduite »52.

Il en découle que le vrai ne l’est pas de toute éternité, mais qu’il est contextuel ; il n’est pas non plus totalitaire, car plusieurs vérités peuvent cohabiter. La crise des idées et des théories que suscite la thèse de Duhem et Quine trouve donc, dans la conception pragmatiste des idées et de la vérité, une échappatoire. Du reste, Quine ne s’y est pas trompé, qui précisait à l’orée de son article qu’il devrait susciter un « glissement vers le pragmatisme »53. En termes techniques, cela se traduit par une épistémologie instrumentaliste : la valeur d’une théorie se loge dans son pouvoir explicatif et prédictif, et non dans la concordance fantasmée avec le réel. C’est en tout cas en comprenant cette nature profonde des idées qu’on peut enfin justifier une pédagogie de la pratique.

À l’évidence (Rousseau le relevait déjà), l’apprentissage routinier et systématique ne permet par l’appropriation réelle des connaissances, car « aucune pensée, aucune idée ne peut être communiquée en tant qu’idée par une personne à une autre personne »54. Une idée, en effet, n’est pas une chose que l’on verse d’un récipient dans un autre, mais une habitude d’action que l’on prend ; « les idées sont des affirmations, non de ce qui est ou a été, mais d’actes à accomplir »55. Le terrain par excellence de la compréhension d’une idée n’est donc pas la pensée recluse en son for intérieur, mais l’action ostensible – ce que les pédagogies actives ont bien senti, sans toujours justifier pourquoi. Cette conception des idées peut cependant avoir des conséquences dans l’enseignement de disciplines qui nous semblent bien moins pratiques, à l’instar des mathématiques.

Beaucoup de concepts mathématiques s’enracinent dans l’expérience elle-même. Les chiffres sont des abstractions de décomptes possibles et, comme le souligne un élégant passage de Poincaré, l’idée d’un espace mathématique est tout aussi liée à l’expérience :

[…] pour atteindre l’objet A, je n’ai qu’à étendre le bras droit d’une certaine manière ; lors même que je m’abstiens de le faire, je me représente les sensations musculaires et autres sensations analogues qui accompagneraient cette extension, et cette représentation est associée à celle de l’objet A.
Or, je sais également que je puis atteindre l’objet B en étendant le bras droit de la même manière, extension accompagnée du même cortège de sensations musculaires. Et quand je dis que ces deux objets occupent la même position, je ne veux pas dire autre chose.56

Poincaré n’hésite pas à en tirer que, « si la géométrie n’est pas une science expérimentale, c’est une science née à propos de l’expérience »57, c’est-à-dire une science empirique, pratique. Le symbolisme mathématique a toutefois ouvert un nouveau champ d’expériences : celui de la manipulation des symboles ou des diagrammes eux-mêmes. Quand le mathématicien écrit ses équations sur un tableau, il fait quelque chose. À bien des égards, résoudre une équation n’est rien d’autre que cette action, fut-elle mentale. D’autres concepts mathématiques ont donc été développés, qui ne s’enracinent plus dans l’expérience naturelle, mais dans ce type de manipulations sur les symboles – des idées qui sont des plans d’action sur les représentations. C’est ce qu’entend Dewey en écrivant que « [les] idées mathématiques désignent des opérations possibles en un autre sens, secondaire, auparavant exprimé à travers la possibilité d’opérations symboliques les unes par rapport aux autres »58.

Les idées mathématiques elles-mêmes sont donc aussi des plans d’action, ce qui n’est pas sans conséquence : les enseigner comme des concepts abstraits serait en ruiner le sens. La conception pragmatiste des idées mathématiques permet ainsi d’éclairer les travaux d’Anna Sfard. En 1991, cette chercheuse en sciences de l’éducation à l’université de Haïfa (Israël) a décrit le processus d’apprentissage des concepts mathématiques en insistant sur le premier pas nécessairement opérationnel d’un tel apprentissage59. Bien sûr, les mathématiciens parlent de leurs idées comme d’objets – ils parlent d’existence d’une fonction, d’ensemble et d’éléments, etc. Ils parlent aussi, moins souvent, d’algorithmes ou de transformations géométriques, renouant là avec des idées opérationnelles. Pour Sfard, ces deux points de vue sont complémentaires. S’agissant d’éducation, toutefois, elle estime qu’on s’approprie souvent un objet mathématique d’abord sous son aspect opérationnel. La réification n’intervient qu’ensuite.

Prenons l’exemple d’une fonction : pour se l’approprier, l’élève va en dessiner le graphe, la relier à des processus physiques (notamment cinématiques), considérer sa dérivée comme un genre de « vitesse », etc. C’est ainsi qu’il va se familiariser avec elle, la comprendre par les actions et les mouvements qu’elle induit. Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra, dans une veine structuraliste, la définir comme un ensemble ordonné de duplets (comme le fait Bourbaki). Si on livrait cette dernière définition à l’élève, il n’en verrait pas l’intérêt – elle ne lui serait d’aucun secours. Si donc la définition structuraliste a un intérêt, c’est parce qu’elle est elle-même une action sur des symboles, et son intérêt est d’un second ordre, notamment heuristique.

Ces considérations entraînent la promotion d’une pédagogie radicalement active, même pour des domaines comme les sciences pures (logique, mathématiques) ou des sciences plus inattendues (histoire, éducation civique). Elle invite à dépasser le modèle de la transmission du savoir : sans action de la part de l’individu, au moins à titre de potentialité, les idées perdent leur sens – et ce sens lui-même évolue au gré des modifications socioculturelles. Une science n’est pas plus contenue dans son corpus de connaissances qu’une mélodie ne l’est dans sa partition : les écrits, les thèses et les cours magistraux, ne sont que l’empreinte morte d’une activité qui, pour être intellectuelle, n’en demeure pas moins éminemment pratique. Avant toute structuration, toute réinterprétation symbolique ou conceptuelle, chaque discipline doit donc être appréhendée dans l’expérience épaisse de la vie.

Conclusion

Voilà qui dessine les contours d’une pédagogie moderne corrigée de ses excès et de ses indigences à travers les enseignements du pragmatisme. Remettre l’élève au cœur, le laisser expérimenter – même dans des domaines a priori théoriques –, s’approprier par l’expérience les concepts des sciences de son temps, ne pas le couper du monde et des autres mais en faire, au contraire, l’occasion d’expériences toujours nouvelles. Laisser l’élève marquer le savoir de son empreinte. Le traiter, non comme une individualité à étouffer mais comme une originalité à cultiver. L’amour est un vecteur important de l’éducation réussie, amour du pédagogue pour son prochain, mais aussi amour de l’élève pour son sujet – et l’amour est bien une activité. On ne peut durablement enrichir quelqu’un contre son gré. « Ceux qui aiment, seuls transmettent : aimer une chose – suffit pour tout. L’amour seul permet l’objectivité. Toi seul, bien-aimé, tu es valable. En t’aimant je m’éveille à moi. »60 À bien des égards, ce sont tous ces enseignements que la mal-nommée « méthode de Singapour » met en œuvre, sans toujours bien s’en rendre compte ou en comprendre les raisons profondes : traiter peu de sujets, mais en profondeur ; aborder les concepts mathématiques sous l’angle de la pratique, selon un schéma (proche de ce que propose Sfard) concret → imagé → abstrait ; encourager l’élève à raisonner en groupe et à verbaliser sa réflexion ; mettre au cœur de la pédagogie la résolution de problèmes concrets61. Ses succès peuvent être vus comme une confirmation a posteriori de l’efficacité d’une pédagogie moderne corrigées de ses excès.

  1. L. Adkins et R. Adkins, Handbook to Life in Ancient Greece, New York, Facts on File, 2005, p. 275 ; J. Vial, Histoire de l’éducation, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 15. []
  2. J. Vial, Histoire de l’éducation, op. cit., p. 8, nous soulignons. []
  3. L. Adkins et R. Adkins, Handbook to Life in Ancient Greece, op. cit., p. 275. []
  4. Platon, La République, G. Leroux (trad.), Paris, Flammarion, 2004, 606e. []
  5. B. Pascal, Pensées, Laf. 597, Sel. 494. []
  6. Platon, La République, op. cit., 515c-516c. []
  7. Platon, Les Lois, V. Cousin (trad.), 659d. []
  8. Aristote, La Politique, B. Saint-Hilaire (trad.), 1263b. []
  9. Id., 1337a. []
  10. J. Vial, Histoire de l’éducation, op. cit., p. 8. []
  11. T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 127 et 165-167. []
  12. G. Compayré, Histoire de la pédagogie, 29e éd., Paris, Mallotée, 1880, p. 98. []
  13. Cité dans : Ibid., p. 107. []
  14. J. Dewey, Reconstruction en philosophie, P. Di Mascio (trad.), Paris, Gallimard, 2014, p. 118. []
  15. F. Rabelais, Gargantua, A. Talandier (éd.), Paris, Librairie populaire, 1883, p. 46-48. []
  16. Ibid., p. 49. []
  17. F. Rabelais, Pantagruel, roy des dipsodes, restitué à son naturel ; plus Les merveilleuses navigations du disciple de Pantagruel, dict Panurge, Lyon, Estienne Dolet, 1542, p. 58. []
  18. J.-J. Rousseau, « Émile, ou de l’Éducation », dans Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau, Genève, 1782, vol. 4, p. iii. []
  19. Ibid., p. 83-84 []
  20. Ibid., p. 85-86. []
  21. Ibid., p. 113. []
  22. Ibid., p. 120-121 : si Rousseau veut éduquer Émile à la campagne, c’est en partie pour le tenir « loin des noires mœurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants ». []
  23. Ibid., p. 118. []
  24. R. Descartes, « Discours de la Méthode », dans J. M. Beyssade et D. Kambouchner (éd.), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2009, p. 102. []
  25. Ibid., p. 87. []
  26. R. Descartes, « Lettre de René Descartes à Gisbert Voët », V. Cousin (trad.), dans V. Cousin (éd.), Œuvres de Descartes, Paris, F.-G. Levrault, 1826, vol. 11, p. 25. []
  27. R. Descartes, Principes de la philosophie, première partie : sélection d’articles des parties 2, 3, 4, lettre-préface, X. Kieft (éd.), D. Moreau (trad.), Paris, Vrin, 2009, p. 259. []
  28. R. Descartes, « Discours de la Méthode », op. cit., p. 81. []
  29. J.-A.-N. de C. Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, Paris, Impr. nationale, 1792, p. 7. []
  30. B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », dans C. Louandre (éd.), Œuvres politiques, Paris, Charpentiers et Cie, 1874, p. 260 []
  31. I. Kant, Critique de la raison pure, A. Renaut (trad.), 3e éd., Paris, Flammarion, 2006, p. 78 []
  32. J.-J. Rousseau, « Émile », op. cit., p. 6. []
  33. J. Dewey, Expérience et nature, J.-P. Cometti et J. Zask (trad.), Paris, Gallimard, 2012, p. 210. []
  34. Ibid., p. 211 []
  35. Ibid., p. 177. []
  36. Ibid., p. 206. []
  37. E. Segel et L. Boroditsky, « Grammar in Art », Frontiers in Psychology, vol. 1, 2011. []
  38. Ces mots, qui ne sont pas entre guillemets dans la version originale, sont extraits de la scène 5 de l’acte V du Macbeth de William Shakespeare : “… it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing.” La citation aurait tout à fait pu se poursuivre, puisqu’en l’absence d’esprit « objectif », l’observation « ne signifie rien ». []
  39. J. Dewey, Expérience et nature, op. cit., p. 206. []
  40. Ibid., p. 217. []
  41. Ibid., p. 218. []
  42. J. Dewey, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Paris, Armand Colin, 2011, p. 258. []
  43. J. Dewey, « Experience and nature », dans J. A. Boydston (éd.), The Later Works, 1925 - 1953, Carbondale, Illinois, Southern Illinois University Press, 2008, vol. 1, p. 188, nous traduisons. []
  44. J. Dewey, Expérience et nature, op. cit., p. 229. []
  45. J. Dewey, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, op. cit., p. 82. []
  46. Ibid., p. 275. []
  47. P. M. M. Duhem, La théorie physique : son objet, sa structure, Paris, Vrin, 2007, p. 262. []
  48. W. V. O. Quine, « Deux dogmes de l’empirisme », S. Laugier (trad.), dans Du point de vue logique : neuf essais logico-philosophiques, Paris, Vrin, 2003, p. 79. []
  49. L. Menand, The Metaphysical Club, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2001, p. xi-xii, nous traduisons. []
  50. C. S. Peirce, « Comment rendre nos idées claires », C. Tiercelin et P. Thibaud (trad.), dans Pragmatisme et pragmaticisme, Paris, les Éditions du Cerf, 2002, p. 248. []
  51. W. James, Le pragmatisme, E. Le Brun (trad.), Paris, Flammarion, 1911, p. 186. []
  52. Ibid., p. 203. []
  53. W. V. O. Quine, « Deux dogmes de l’empirisme », op. cit., p. 49. []
  54. J. Dewey, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, op. cit., p. 244. []
  55. J. Dewey, La quête de certitude : une étude de la relation entre connaissance et action, P. Savidan (trad.), Paris, Gallimard, 2014, p. 155. []
  56. H. Poincaré, Science et Méthode, Paris, E. Flammarion, 1920, p. 105. []
  57. Ibid., p. 121. []
  58. J. Dewey, La quête de certitude, op. cit., p. 176. []
  59. A. Sfard, « On the dual nature of mathematical conceptions: Reflections on processes and objects as different sides of the same coin », Educational Studies in Mathematics, vol. 22, no 1, février 1991, p. 1-36. []
  60. P. Handke, Par les villages : poème dramatique, G.-A. Goldschmidt (trad.), Paris, Gallimard, 2013, p. 86. []
  61. M. Neagoy, « La « méthode de Singapour » à l’école primaire », sur cahiers-pedagogiques.com. []