Aux échelles où la mécanique quantique s’applique, les états se superposent et, pour ainsi dire, tous les possibles coexistent. Un objet quantique est entièrement décrit par sa fonction d’onde Ψ, laquelle confère plusieurs valeurs aux quantités observables, comme la position ou l’énergie. Un photon n’est pas localisé : il est à plusieurs endroits à la fois. C’est l’interaction avec l’environnement qui seule provoque l’effondrement de la fonction d’onde et stabilise la particule dans un état précis. Les physiciens appellent ce phénomène la décohérence. Livrée à elle-même, la particule est pure puissance, comme la matière première du Stagirite : elle peut encore être tout, ou presque, et n’est donc encore rien en fait. Comme cet enfant qui se rêve astronaute, et pompier, et président de la République, et que la vie n’a pas encore projeté sur un seul choix.

Nous vivons toujours un peu dans la nostalgie de cette cohérence. Dans le souvenir mélancolique des aurores saturées de promesses incompatibles. Le choix n’est souvent qu’une parure destinée à masquer l’abandon douloureux du possible. L’actualisation, pour parler comme Aristote, a tout d’une blessure. Nous voulons tout, tout de suite – et que ce soit entier. Comme l’Antigone d’Anouilh, à laquelle Créon a raison de répondre qu’elle était faite pour être morte. Le royaume de la puissance et de la matière première est celui de l’enfance que l’adolescence peut solder de deux manières : la maturité ou la mort. « Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d’être un homme », confie Créon à Hémon. Hémon n’acceptera pas, et se suicidera aux côtés de sa bien-aimée, en n’ayant « jamais tant ressemblé au petit garçon d’autrefois »…

C’est finalement une exigence de la vie, que de collapser sur un possible seul au détriment de tous les autres, une exigence pleine de drames et de remords, et qui répond à cette injonction des choses : tu ne peux être tout maintenant. Cette vérité n’est pas moins vraie en amour. Le désir est ambivalent, superposé. Nous vivons des passions qui nous portent vers des objets inconsistants : nous voulons la liberté et la sécurité, le réconfort pris aux creux des bras d’autrui autant que la joie d’apaiser l’autre entre les nôtres. Nous voulons, idéal moderne de fusion, que notre meilleur ami soit aussi le père de nos enfants et le co-gestionnaire de notre foyer. Nous rêvons de parvenir à précipiter sur une personne unique les fonctions de gestion patrimoniale, de génération et de souci. La décohérence amoureuse, qui n’est qu’un autre nom de l’exclusivité, charrie elle aussi les souvenirs humiliés de cette époque des conquistadors où tout était possible.

N’y aurait-il alors d’autre issue que la peine ou la mort ? L’ambivalence du désir interdit une pleine réalisation synchronique : réaliser, ou actualiser, c’est toujours faire s’effondrer la puissance sur un acte donné, qui fait pâle figure au regard de l’extraordinaire enthousiasme suscité par les possibles. « On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux », rappelle Rousseau dans La Nouvelle Héloïse. Il est cependant possible de se lancer dans une quête diachronique des objets du désir. Le temps est tout autant ce qui nous oblige à nous effondrer dans l’instant, que ce qui autorise qu’on danse d’un moment à l’autre pour satisfaire, dans son épaisseur, un désir prométhéen que l’instant interdit.

Nul ne peut vaincre la décohérence – sauf à refuser de vivre, comme la fille d’Œdipe. Au fond, même, la décohérence est ce qui permet la vie et ses richesses, ses petites joies et ses éclats d’éternité, comme le déterminisme est in fine ce qui permet la liberté. Mais nous perdurons dans l’existence, comme la symphonie. À la différence des particules ou des objets physiques, qui sont des choses et non des processus, et dont l’instant épuise donc l’ontologie, nous traversons le temps. Ce que nous sommes, non en tant que corps mais en tant qu’existants, déborde toujours la photographie du moment pour s’étendre de part et d’autre de la flèche du temps. Au fil de ce fleuve qui coule de notre premier cri à notre dernier souffle, nous pouvons faire revivre la cohérence que l’instant détruit sans cesse. Réaliser, non tout tout de suite, mais tout au gré d’une vie. Aimer, non tous d’un coup, mais tous au long des saisons et des ans. À un prix cependant : que nous cessions de révérer l’instant et ses conquêtes passagères. Sauf à titre d’illusions, il n’y aura jamais d’instants paroxystiques ou de grand amour, car c’est le processus dans son ensemble qui prime désormais.