Ce que peut la science

La science ressemble à la religion « comme le loup au chien »1 : dans leur ambition commune de rendre compte du monde, elles se sont livrées une guerre sans partage. Il n’y a de place que pour l’une seule d’entre elles. Chaque progrès de la connaissance a ainsi été interprété, depuis les Lumières au moins, comme un recul de la foi. Cette thèse n’a rien d’original : c’est celle que défend notamment Bertrand Russell dans Science et religion2. Elle emporte pourtant un préjugé qui n’a rien d’évident : en remplaçant les dogmes de la foi, le discours scientifique répondrait aux mêmes questions, bien que différemment. Il serait ainsi un discours sur la réalité des choses. Nous sommes en droit d’avancer une hypothèse moins audacieuse : si la science et la religion semblent se contredire, c’est parce qu’on a justement voulu répondre aux questions de la foi dans les termes de la logique de la science, or la force de la science serait précisément de répondre à d’autres questions, rendant désuètes les anciennes interrogations de la théologie. La connaissance scientifique aurait donc pris la place de la religion par accident plus que par nature : alors que le lieu de l’explication métaphysique était laissé vacant dans le sillage du « désenchantement du monde »3, les esprits attachés aux vieilles questions y auraient installé le discours scientifique. Ils firent alors de la physique une métaphysique sans que rien, au sein du corpus scientifique, ne les y forçât pourtant. Je ne sais pas si cette explication résisterait à l’analyse historique – notre propos ne requiert de toute façon pas que l’on y consente. Elle illustre cependant une confusion coupable, d’ordre conceptuel, qui entache la science et que semble illustrer sa guerre contre la religion : la science n’est pas un discours du même ordre que la foi et il ne peut pas, en particulier, dire la réalité des choses. Attachons-nous à le démontrer.

  1. Platon, Le Sophiste, 231a. []
  2. Bertrand Russel, Science et religion, trad. fr. Philippe-Roger Mantoux, Paris : Gallimard, 1971 (1935). []
  3. L’expression est de Max Weber. Elle a été popularisée et élargie par les travaux de Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Paris : Gallimard, 1985. []

La fin du voyage

« Je hais les voyages et les explorateurs. »
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

Par le voyage, la vie quotidienne se brise. L’environnement immédiat, relégué dans les tréfonds de l’inconscient par la force de l’habitude, perd soudain sa familiarité : l’aventure instaure un temps et un espace neufs, dans lesquels nous projettent des transports toujours plus inconcevables. L’aviation offre aux hommes et aux biens l’aptitude paradoxale de flotter comme des plumes. Depuis le hublot, les paysages et les villes se confondent en un tissu plus ou moins homogène où l’on peine à distinguer même les lieux qui nous sont les plus familiers. Le temps du transport est celui de la brisure : en confondant notre esprit, il déconnecte le lieu du voyage de notre quotidien. Dans le train ou la voiture, nous pouvons encore faire l’effort de comprendre le trajet et, par-là, de raccrocher la destination au départ – le bateau et l’avion ne le permettent plus. L’écran des nuages ou la répétition du même, qu’il s’agisse de l’horizon des mers ou de l’étoffe unie de notre monde contemplé à des milliers de mètres de distance, diluent ce lien jusqu’à la disparition. À l’arrivée, nous sommes ailleurs, et cet ailleurs est radicalement étranger à l’endroit du départ. L’intuition de la continuité est perdue – seul son concept peut être reconstruit au moyen des cartes géographiques. Cette cassure inaugure le temps du voyage. À bien des égards, elle en est même l’objectif plus ou moins avoué.

Nostalgie et saudade : les temporalités de la tristesse

À la fin du VIIe siècle avant Jésus-Christ, le Moyen-Orient est dominé par l’empire néo-babylonien de Nabuchodonosor II. Le petit royaume de Juda, dernière demeure des Juifs depuis la mise à sac de Samarie en 722, n’échappe pas à cette influence, malgré qu’il en ait. À plusieurs reprises, il va tenter de profiter des circonstances pour se soulever. Une première tentative sera matée en 597, conduisant à la déportation à Babylone d’une dizaine de milliers de Juifs. Une seconde conduira, en 586, à la destruction de Jérusalem et à la déportation de ceux qui étaient restés. Le peuple hébreu n’a plus de terre. Non seulement est-il déraciné de ses temples, de ses maisons et de ses paysages, mais encore doit-il supporter l’idée que ces lieux qu’il chérissait ont été dévastés par l’occupant. Cet exil spatial autant que spirituel durera jusqu’à la prise de Babylone par les Perses, en 538. Loin de leur « suolo natal » (sol natal), « del Giordano le rive » (des rives du Jourdain), « di Sionne le torri atterrate » (des tours abattues de Sion), les Juifs sont en proie à une tristesse infinie, ressassant sans cesse ce « membranza sì cara e fatal » (souvenir si cher et funeste)1. Constituant probablement l’un des premiers témoignages de la douleur du déracinement qui soit parvenu jusqu’à nous, le Psaume 137 capture en peu de mots la beauté de cette mélancolie si particulière : « Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion »2.

  1. Les citations proviennent du célébrissime chœur des esclaves hébreux, que l’on peut entendre au 3e acte du Nabucco de Verdi. []
  2. Ps 137.1-3 (la Bible sera citée dans la traduction de Jérusalem). []

Le défi éthique

Peut-on recourir aux mères porteuses ? Le suicide doit-il être permis, voire assisté ? Les animaux ont-ils des droits ? Le médecin témoin de violences conjugales doit-il les dénoncer, au risque de trahir la confiance de sa patiente ? La prostitution est-elle un travail comme un autre ? Quelles limites faut-il imposer aux modifications génétiques, dont le champ des possibles s’est récemment accru ? Est-il mal de mentir, même pour sauver des vies ? Le don d’organes devrait-il être obligatoire ? Est-il légitime d’interdire aux hommes homosexuels de donner leur sang dès lors qu’ils ont des relations sexuelles ?

Ces questions ne sont qu’un faible échantillon des nombreuses interrogations auxquelles nous faisons face lorsqu’on s’intéresse à la morale ou à l’éthique. Comme son étymologie l’indique – elle provient du latin moralis, qui signifie « relatif aux mœurs » –, la morale désigne l’ensemble des règles qu’une société s’est donnée plus ou moins implicitement, et qu’il convient à ses membres de suivre. Le latin mos, qui a donné mœurs, désigne d’ailleurs la loi non écrite, la coutume, par opposition à la loi positive, la lex. La morale est donc avant tout un ensemble de normes. La philosophie morale, dont l’enjeu est d’élucider ces normes, cherche à rationaliser ces règles et à les justifier : elle entend établir une science des fins désirables et des moyens d’atteindre ces fins.

La connaissance médicale, défense de la méthode

Depuis qu’ils s’intéressent à l’analyse de la connaissance1, les philosophes ont acquis deux certitudes : la première, c’est qu’une connaissance est une croyance vraie ; la seconde, c’est qu’elle ne peut pas être que cela. La connaissance est la rencontre entre un état subjectif et un état objectif ou, plus exactement, elle consiste d’une façon ou d’une autre en un ajustement de nos états mentaux aux états du monde. Si Pierre sait que la Terre est ronde, cela signifie à la fois qu’il existe un contenu de pensée dans l’esprit de Pierre (Pierre croit que la Terre et ronde) et que ce contenu de pensée s’accorde avec la réalité (la Terre est vraiment ronde).

  1. On ne parle ici que de connaissance propositionnelle, c’est-à-dire avec un « contenu ». Il existe également des connaissances pratiques, ou savoir-faire, que l’on passe sous silence. []

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